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Littérature, islamisme, et guerre des langues en Algérie

Chercheur en sociologie et littérature

Le rapport complexe à la langue arabe en France puise dans l’histoire coloniale, mais également dans l’histoire récente de la décennie noire algérienne des années 1990. Cette guerre civile a-t-elle été une guerre des langues, opposant arabophones islamistes et francophones laïcs ? Si cette caricature persiste, l’histoire est pourtant plus complexe. C’est chez les écrivains, qui ont le plus contribué à diffuser cette idée, que l’on observe comment cette guerre, loin d’être essentiellement une guerre de langues, l’est en partie devenue.

En cette rentrée 2018, l’apprentissage de la langue arabe fait l’actualité, que l’enjeu soit de développer et renforcer le prestige d’une grande langue de civilisation (pour le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer), ou que l’enjeu soit sécuritaire, la langue arabe étant enseignée en priorité dans des contextes religieux (selon le rapport « La Fabrique de l’islamisme » de Hakim El Karoui). On sait la difficulté de penser en France la place des langues autres que le français. En 2018, la France ne célèbre pas les 20 ans de la mise en application de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires : proposée en 1992 pour une application en 1998, elle n’a été signée par la France qu’en 1999, et n’a toujours pas été ratifiée.

La langue arabe et l’Algérie

La place de la langue arabe est plus complexe encore du fait de l’histoire coloniale. Après la conquête française de l’Algérie et la déstructuration de son enseignement alors florissant, puis sa marginalisation institutionnelle, l’arabe y a été assimilé à une langue étrangère par un arrêté du Conseil d’État en 1935. La stigmatisation de la langue arabe en France a la peau dure, charriant face à la langue française un imaginaire colonial fait d’archaïsme, de fellagha, et de terroriste.

C’est ainsi que la guerre civile algérienne des années 1990 a pu être perçue en France comme une « guerre des langues », opposant arabophones et francophones, ces derniers seuls étant tournés vers la modernité et donc la France. C’est le cas en 1994 dans les toutes premières minutes d’un documentaire hommage à l’écrivain et journaliste Tahar Djaout, assassiné un an auparavant, il y a 25 ans :

« Aujourd’hui dans certains pays, la parole écrite a le pouvoir de dresser les uns contre les autres intellectuels occidentalisés et intégristes musulmans. […] L’Algérie […] Un pays riche de son héritage musulman, mais marqué aussi par son passé de colonie française. Ces dernières années, le conflit entre ces deux cultures s’est exacerbé. Entre mars et juin 1993, six intellectuels de renom ont été assassinés à Alger. » [1]

Le système d’opposition, sans être totalement explicité, permet un ensemble d’amalgames entre pays (Algérie/France), langue (arabe/français), rapport à la religion (islam/laïcité), et à la Culture (barbare/intellectuel), que l’on retrouve par exemple dans La Pureté dangereuse (1994) de Bernard-Henri Lévy. Cette représentation, que Samuel Huntington systématise à la même époque comme un « Choc de civilisations », reconduit la représentation coloniale de l’« évolué » nécessairement francisé, face à l’archaïsme voire la barbarie du reste de la population. Ces représentations ne tiennent pas uniquement au caractère postcolonial des relations entre la France et l’Algérie. Ce sont aussi les écrivains algériens eux-mêmes, à qui on accorde un rôle majeur en France dans l’interprétation de la société algérienne, qui ont contribué à diffuser ces représentations, prêtant parfois le flanc à ce type de récupérations postcoloniales. Tandis que le francophone Boualem Sansal parle de « guerre linguistique », l’arabophone Tahar Ouettar parle de « guerre civilisationnelle ». Symétriquement en effet, l’arabe est valorisé par certains comme la langue de l’« authenticité » face à la langue de la colonisation et de l’« aliénation ».

Pourtant, en considérant cette guerre civile comme une guerre des langues, on confond les causes et les effets. La langue n’est pas une explication suffisante ; il faut cependant prendre au sérieux le processus, en particulier dans le champ littéraire, qui a mené au développement de cette interprétation spécifique de la crise comme guerre des langues, et plus largement comme guerre culturelle, voire guerre (des islamistes) contre la Culture. En effet l’une des particularités de cette période est que les nombreux assassinats d’intellectuels n’ont pas été vécus par les principaux concernés comme des « dégâts collatéraux », mais comme une dimension consubstantielle de la violence. En particulier depuis les attentats contre Charlie Hebdo, l’anti-intellectualisme présumé des islamistes, privilégiant « Le Livre face aux livres », structure l’imaginaire français.

Les écrivains algériens dans la décennie noire

Sans entrer ici dans les débats éminemment politiques de la date de début de cette « décennie noire », on peut toutefois rappeler le moment clé de janvier 1992, lorsque l’armée parvient à arrêter le processus électoral qui allait voir le Front islamique du salut (FIS) l’emporter, parti dont certains dirigeants rejetaient publiquement la démocratie. L’opposition entre anti-islamistes et pro-islamistes dans le champ littéraire ne correspond pas à celle qui a cours dans le reste de la société : 90% des écrivains sont anti-islamistes (quoique de manières différentes), alors que 55% des votants se sont prononcés pour un parti islamiste en décembre 1991.

On peut l’expliquer par leur statut d’élite sociale (même en voie de déclassement). Mais aussi par l’importance du marxisme dans la formation du champ littéraire algérien. Si certains marxistes partagent avec leurs adversaires fondamentalistes une conception politique et didactique de la littérature, d’autres ont introduit, par le biais de leurs réseaux transnationaux européens et arabes, une conception de celle-ci plus autonome des enjeux politiques immédiats, comme des prescriptions morales ou religieuses. L’opposition entre pro-islamistes et anti-islamistes recouvre donc également une opposition entre une littérature pédagogique et morale, relais des contraintes religieuses, et une littérature plus libre. Ainsi l’œuvre du communiste Rachid Boudjedra, d’abord publiée en français en France, avant qu’il ne passe à l’arabe, a été qualifiée de « pornographique » par les fondamentalistes, tandis que celle du communiste Kateb Yacine interrogeait l’identité arabo-musulmane de l’Algérie. Lors de l’enterrement de ce dernier en 1989, son excommunication par le théologien médiatique al-Ghazali est l’image la plus spectaculaire de la tension entre autonomie et hétéronomie (imposition de règles extérieures) dans le champ littéraire.

Plus largement, le facteur déterminant de prises de position politique des écrivains est moins la langue que le rapport à l’international. Tandis que les anti-islamistes ont souvent obtenu une reconnaissance littéraire au cœur des aires linguistiques qui les concernent (Paris pour les francophones, Beyrouth, dans une moindre mesure Damas et Le Caire, pour les arabophones), les pro-islamistes ont un capital littéraire très national : ils sont enseignants dans le secondaire ou le supérieur, membres de l’Union des écrivains algériens (UEA), publiant dans la langue nationale (l’arabe) aux éditions nationales. Ancrés dans les institutions nationales, ils rejettent une littérature aux critères élaborés à l’étranger, anti-nationale et immorale. Or, à la faveur de la chute du parti unique en 1989, les écrivains de gauche internationalisés investissent les institutions nationales, au détriment des seconds. Rachid Boudjedra prend ainsi la tête de l’UEA. Le FIS apparait pour ces écrivains du pôle national du champ littéraire comme un nouveau FLN, comme une promesse de (re)gagner une position dans les institutions littéraires nationales. Comme on le voit, étudier la crise au travers du champ littéraire ou intellectuel permet d’enrichir les explications uniquement politiques, religieuses, et a fortiori linguistiques, des engagements pendant la guerre civile.

Tahar Djaout et Tahar Ouettar : deux écrivains pris dans la guerre des langues ?

Si le facteur linguistique n’explique pas les prises de position politiques au sein du champ littéraire, il faut toutefois chercher à comprendre comment la guerre a pu être perçue comme essentiellement linguistique. La question linguistique, chargée fortement d’un point de vue identitaire, a été instrumentalisée politiquement depuis les années 1970 pour modifier les rapports de force entre socialistes et fondamentalistes au sein du pouvoir. Il s’agit surtout d’un enjeu socio-économique, puisque l’accès à l’emploi est différent suivant les langues maitrisées : la langue est donc un enjeu majeur dans les milieux intellectuels.

Dans le champ littéraire, une hiérarchie existe entre les langues : si la langue arabe permet une reconnaissance nationale, la littérature de langue française jouit d’un lectorat plus nombreux, et d’une internationalisation plus forte : les francophones publient beaucoup plus à l’étranger que les arabophones. Cependant au pôle le plus autonome du champ littéraire, les circulations entre les langues sont importantes : dans les années 1980, face à la domination du bilingue Rachid Boudjedra (né en 1941), l’arabophone Tahar Ouettar (né en 1936) et le francophone Tahar Djaout (né en 1954) s’allient. Boudjedra, en changeant de langue d’écriture, a entraîné derrière lui la nouvelle génération d’écrivains de langue arabe, formés à l’étranger où ils commencent à publier, soucieux de rompre avec le réalisme mahfouzien que Ouettar incarne en Algérie malgré lui. Ce dernier se rapproche alors de la jeune génération de langue française, qui à l’inverse cherche à s’éloigner des expérimentations littéraires de la génération précédente, incarnée par Boudjedra.

Dans le contexte surpolitisé du début des années 1990, face à Boudjedra qui devient l’un des fers de lance du combat anti-islamiste depuis sa tribune de l’UEA, Ouettar, toujours marxiste, se rapproche de la toute nouvelle génération d’écrivains de langue arabe, pro-islamistes, et leur ouvre son association El-Djahidhia. C’est à la suite d’une humiliation littéraire à Paris qu’il rompt avec Djaout, allant même jusqu’à considérer, lors de l’assassinat de ce dernier, qu’il s’agit d’une « perte pour la France ». Tandis que se constitue un front littéraire anti-islamiste (de Boudjedra à Djaout), Ouettar se fait le leader non pas d’une révolution islamique dans le champ littéraire (les écrivains pro-islamistes sont trop peu nombreux), mais plus largement arabophone. La question linguistique, qui est un aspect secondaire de l’engagement islamiste, permet cependant de coaliser au sein du champ intellectuel, à un moment où elle est à nouveau instrumentalisée au niveau politique avec les débats sur la « loi de généralisation de la langue arabe » : elle permet surtout, au sein du champ littéraire, de voiler les conflits de leadership. Pendant la crise, le conflit littéraire use les armes de la politique, tout en contribuant à lui donner une signification issue du champ intellectuel. De par sa stature, Ouettar a fortement contribué à former l’idée (en permanence contestée) d’une « guerre des langues » dans l’ensemble du champ intellectuel.

Des mots aux faits

Le tragique de la guerre civile est que cette représentation a eu des effets dans la réalité, comme une prophétie autoréalisatrice. L’histoire de la guerre a fait que les tendances (statistiques) se sont renforcées au point de paraitre essences. Ainsi le danger toujours plus grand pour les anti-islamistes de publier (et même de rester) en Algérie du fait des menaces des islamistes, mais aussi dans les autres pays arabes, les ont contraints à s’exiler et à délocaliser leur production en France, premier pays d’accueil des intellectuels et de leurs écrits.

Tandis que Youcef Sebti, poète francophone mais toujours proche de Ouettar, était assassiné, des écrivains arabophones anti-islamistes étaient contraints à passer au français. Au cœur de la crise s’est effectivement opposé un pôle d’écrivains anti-islamistes publiant en français en France ; et un pôle d’écrivains point trop hostiles, voire favorables aux islamistes, publiant en Algérie en arabe. Si la guerre civile en Algérie n’est pas une guerre des langues dans le champ littéraire, on peut toutefois dire qu’elle l’est en partie devenue.

« Guerre des langues », « guerre culturelle », voire « guerre contre la Culture ». En effet les assassinats d’intellectuels ont particulièrement frappé l’opinion. Mais tandis que certains les présentaient avant tout comme des attentats contre des personnalités politiquement engagées voire contre des personnalités politiques (par ailleurs producteurs intellectuels), minimisant le caractère fondamentalement délétère de la censure et de la violence islamiste sur le champ culturel, les intellectuels anti-islamistes y voyaient la poursuite de la lutte des années 1980 contre la liberté d’expression : alors qu’auparavant les fondamentalistes étouffaient l’intelligence, désormais les islamistes la tuent. « C’est l’intelligence que l’on assassine » écrivait le Comité international de soutien aux intellectuels algériens, créé à Paris à la suite de l’assassinat de Tahar Djaout. Les anti-islamistes déniaient par-là aux islamistes leur projet avant tout politique de prise de pouvoir (par des voies légales ou violentes, en particulier après l’arrêt du processus électoral), et les réduisaient au rang de Barbares.

Or, quoique minoritaires, il existait de nombreux intellectuels pro-islamistes. Leur adhésion au mouvement islamiste a pu être conjoncturelle, ou distante. Au sein de l’association El-Djahidhia de Tahar Ouettar, seul espace littéraire à se maintenir à Alger au cœur de la guerre, des réflexions littéraires poussées se développaient, sur les marges du tolérable moral, religieux, et politique. Quoi qu’il en soit, là encore comme une prophétie auto-réalisatrice, la guerre et la crise économique ont saigné l’Algérie d’une bonne partie de son intelligentsia, qui s’est majoritairement exilée en France.

Langue arabe, islamisme, terrorisme : les inquiétudes françaises plongent dans l’histoire coloniale, réactivée par la décennie noire algérienne, telle qu’on a bien voulu la comprendre au travers du prisme, plus nuancé certes, de certains intellectuels exilés en France. Saurons-nous, à l’instar des Algériens sortant bon an mal an des crispations identitaires, trouver aujourd’hui en France, hors des voies purement sécuritaires, une place apaisée pour la langue arabe ?

 

Tristan Leperlier publie le 10 octobre Algérie, les écrivains dans la décennie noire, CNRS Éditions

Tristan Leperlier

Chercheur en sociologie et littérature, Chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique, EHESS – CNRS ; et au laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité, Paris 3 – CNRS.

Mots-clés

Laïcité