Inséparatistes vs Arrivistes (Nouvelles polarités politiques 1)
Pas de justice, pas de paix ! Sans même qu’ils le sachent, les Inséparatistes finissent toujours par retomber sur ce principe premier et dernier de leur mouvement. Rien de pire que la guerre. Mais rien de plus trompeur que ceux qui regrettent et dénoncent la violence sans prendre la peine de chercher ses causes, qui relèvent toujours de l’injustice. Pas de justice, pas de paix, répètent-ils obstinément.
Quand on leur demande ce qu’ils entendent par le terme de « justice », ils renvoient d’abord à l’adage dont toutes les cultures ont exprimé, sous diverses formes, l’intuition fondamentale : rendre à chacune et à chacun ce qui lui est dû. Quand on leur demande de préciser la nature et la mesure de ce dû, certains évoquent Aristote et le « juste milieu », qu’ils traduisent plus concrètement par le besoin d’éviter les déséquilibres et les inégalités extrêmes.
Les Inséparatistes ne se considèrent toutefois nullement comme les apôtres de l’Inséparation [1]. Ils se présentent plus modestement comme les témoins de l’Inséparé. À la fois observateurs, analystes, théoriciens et porte-parole de cet Inséparé, dont ils nous invitent humblement à prendre la mesure – et cela afin de nous mettre en position de prendre enfin les mesures qui seront à la hauteur de ses défis.
Qu’est-ce donc que cet Inséparé ? Ce dont les forces et les dépendances dépassent les frontières. Relever le défi de l’Inséparé exige de prêter attention à ce qui, de toutes part, excède les frontières, et qui existe aussi réellement, aussi concrètement, que les frontières elles-mêmes.
Aucune frontière ne peut jamais être parfaitement étanche, aucune séparation n’est absolue. Radiations, inondations, sécheresses, insectes, idées, images, désirs et craintes passent constamment à travers. À l’ère de l’anthropocène intensément communiquant, nul n’est jamais complètement « chez soi ». Comme le répète Bruno Latour dans son récent livre Où atterrir ? [2], notre statut commun de « Terrestres » nous attache à la fois à un certain terrain sur lequel nous vivons concrètement, et à cette Terre dont nous ne dépendons pas moins concrètement, toutes ensemble. Il y aura toujours de l’Inséparé jusqu’au cœur des murailles les plus épaisses, du fait de notre co-dépendance entre Terrestres et entre voisins.
Nous devons évoluer d’une politique de la citoyenneté à des politiques de la mitoyenneté.
La Grande Révolution Inséparatiste repose tout entière sur une modeste substitution de consonnes : nous devons évoluer d’une politique de la citoyenneté à des politiques de la mitoyenneté. Il y a toujours quelqu’un ou quelque chose de l’autre côté du mur. Quelqu’un ou quelque chose dont je ne peux ignorer les forces ou les besoins qu’à mes propres dépens, car certaines de ces forces déborderont toujours la frontière établie par le mur.
Nous sommes mitoyens dès lors que quelque chose passe entre nous, malgré les murs qui contribuent à nous séparer. Du pétrole, de l’électricité, du blé, du silicium. Un cours d’eau, un nuage radioactif, une maladie virale. Une parole religieuse, une chanson à succès, une série télévisée. Les droits de la mitoyenneté – que nous respectons déjà sans les identifier comme tels, dès lors que nous vivons en (plus ou moins) bonne entente avec nos voisins de palier comme avec les nations limitrophes – exigent de reconnaître très concrètement ce qu’imposent les forces qui opèrent entre nous. Interrompre les activités trop bruyantes après 22 heures. Payer le blé à un prix qui n’affame pas son cultivateur. Convenir de tailles standards pour les rails de trains.
Le plus important, pour les Inséparatistes, n’est pas à chercher du côté des flux (d’argent, de biens, d’énergie, d’information), comme on l’a souvent répété au cours des dernières décennies en essayant de comprendre la mondialisation. En se focalisant sur les flux, on met en lumière tout ce qui a l’air de nier les frontières, d’ignorer les séparations qu’elles mettent en place – et l’on en arrive inévitablement à halluciner « un monde plat », au sein duquel, tôt ou tard, tout circulerait partout sans plus d’obstacles. Un monde sans frontières. Un monde sans limites.
Et chacun d’y aller alors de son petit contre-argument. N’avons-nous pas besoin de frontière pour définir la spécificité de notre « identité » ? Toute « culture » ne se construit-elle pas en définissant certains partages entre son dedans et ses dehors ? L’inéluctable rareté de nos ressources matérielles ne nous contraint-elle pas à reconnaître certaines limites aux mouvements qui peuvent s’opérer entre nous ? Comment ne pas voir que ce sont précisément ces limites qui font de nous des êtres « moraux » (ou « éthiques ») ? La doctrine de l’Inséparation n’est-elle pas assise sur le déni, absurde et scandaleux, de notre évident besoin de frontières et de limites ?
Les Inséparatistes soulignent toutefois à quel point le vocabulaire des flux fait, en matière de migration, le jeu des imaginaires les plus déshumanisants. Celles et ceux qui frappent à nos portes sont des personnes autant que nous, avec leur intelligence, leur sensibilité et leur humour propres. Elles ne forment nullement un tsunami indistinct de « migrants », mais ont chacune une trajectoire singulière de réfugiée, qu’elles fuient la guerre, la persécution politique, la paupérisation culturelle ou le dénuement économique.
Non content d’être cruel et disqualifiant, l’imaginaire des flux rate par ailleurs l’essentiel du problème : le plus important n’est pas celles et ceux qui traversent les mers, mais les injustifiables différentiels de pressions, de statuts, de peurs et d’espoirs qui les poussent au départ. Non les flux en mouvement, mais les relations quantitatives qu’entretiennent des réalités mitoyennes, constituées comme telles non pas malgré la séparation, mais bien à cause d’elle. La mitoyenneté appelle bien à une pensée des frontières, et non de leur abolition.
Tout excès d’inégalité entre les humains entraînera des sentiments d’iniquité qui menaceront la paix sociale. Telle pourrait être la formule fondamentale de l’Inséparatisme.
À cet imaginaire et à ce vocabulaire des flux, les Inséparatistes proposent de substituer une approche mettant au cœur de notre attention une sensibilité aux différentiels. Les forces qui comptent le plus aujourd’hui, mais qui se voient le moins, ne sont pas tant à situer dans ce qui passe à travers les murs, mais bien plutôt dans les inégalités que ces murs ont précisément pour fonction de maintenir en place.
Inégalités et différentiels ne sont soutenables qu’à l’intérieur de certains seuils quantitatifs, dont la nature est très différente de celle des frontières (même si nos usages appliquent le terme de « limite » aux unes comme aux autres). Ces seuils ne répondent ni à la question du où (la séparation se situe-t-elle ici ou là ?), ni à celle du pourquoi (elle sépare quoi ?), ni même du comment (qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui ne passe pas ?). Les seuils ne posent que la question du combien : jusqu’à quel degré de pression le mur parviendra-t-il à contenir la poussée gravitationnelle ? Tout excès d’inégalité entre les humains entraînera des sentiments d’iniquité qui menaceront la paix sociale. Telle pourrait être la formule fondamentale de l’Inséparatisme.
On voit facilement ce qui oppose les Inséparatistes aux Arrivistes, et ce qui rend les seconds nerveux au contact des premiers. Les Arrivistes revendiquent le droit, nullement illégitime en soi, de pouvoir fermer la porte derrière eux une fois qu’ils sont « arrivés chez eux » (d’où leur nom). Qu’est-ce que la « chambre à soi » réclamée par Virginia Woolf et les féministes, sinon un lieu dont on peut fermer la porte derrière soi ? N’avons-nous pas toutes et tous besoin d’une chambre à soi, d’un espace protégé de l’extérieur, d’un territoire dont notre pipi ait marqué les frontières ? Un territoire où nous puissions nous retrouver « entre nous », dont nous soyons seuls « citoyens » ?
Prendre la mesure de notre Inséparation remet toutefois en question les fondements mêmes de ce qui nous autorise à fermer la porte derrière nous. Non pas au vu d’un cosmopolitisme abstrait qui condamnerait l’idée même de frontière, mais en vertu de l’injustifiable énormité des inégalités et des iniquités observables actuellement à l’échelle de la planète (comme d’ailleurs à celle de nos métropoles). Car si les Inséparatistes font peur, c’est qu’ils entreprennent d’appliquer concrètement le principe de justice à travers toutes les échelles de nos existences désormais planétarisées.
Si en Europe, en Amérique du Nord et au Japon, la figure de Marie-Antoinette fascine tant nos contemporains des classes moyennes et supérieures, c’est que les petits-bourgeois que donc nous sommes y reconnaissent notre situation (et peut-être notre destin) historique. Trop habitués à nos vies de privilèges, nous laissons s’accumuler les 40 000 morts causées depuis le début du siècle en Méditerranée par nos politiques de portes closes. Nous nous comportons en Arrivistes, même lorsque nous souscrivons intellectuellement aux principes de l’Inséparé. Qui sait si ce n’est pas cette « mauvaise conscience », suggèrent les Inséparatistes, qui pousse tant d’entre nous à déclarer la guerre aux nouveaux arrivants, faute de pouvoir pacifier nos remords étouffés ? Pas de justice, pas de paix !
Les moins prudents d’entre les Inséparatistes vont jusqu’à présenter la mondialisation qui déprécie les emplois européens comme le retour de bâton (tardif et inéluctable) de la colonisation. En quadrillant la planète de frontières dessinées en Europe pour le profit des Européens, nous avons instauré des différentiels de puissance dont les dynamiques commencent à se retourner au profit d’autrui. Après avoir activement et violemment agencé une Inséparation dont les forces jouaient à notre avantage, nous voilà très naturellement à notre tour soumis à un Inséparé dont les forces dépassent à la fois nos frontières et nos capacités à maintenir les équilibres en notre faveur.
Les plus écervelés d’entre les Inséparatistes poussent le parallèle avec la fin de l’Ancien Régime jusqu’à ses dernières conséquences. Ils dépeignent les Arrivistes dans la même posture que les aristocrates de 1787. Le fait de naître d’un côté d’une frontière ou d’une mer plutôt que de l’autre n’ayant rien à voir avec des questions de mérite ou de justice, nous autres Européens jouissons de privilèges explicables historiquement, mais moralement infondés. Nous nous accrochons à nos passeports comme les ducs, les comtes et les marquis s’accrochaient à leurs titres de noblesse : comme à des privilèges injustifiables, mais auxquels les Arrivistes en nous ne sauraient renoncer. Si nous crions si fort ne pas pouvoir accueillir « toute la misère du monde » (de ce Tiers-Monde qui ressemble tant au Tiers état), c’est que nous n’avons rien à répondre à cette évidence : chaque migrant qui frappe à notre porte est une figure de l’Égalité et de la Liberté en marche, au même titre que les gueux qui faisaient le siège du château de Versailles.
Les plus lucides de leurs détracteurs soulignent que l’appel Inséparatiste à ne pas dépasser certains « seuils de pression » vise finalement à maintenir les frontières établies, avec leurs modes de domination fermement enracinés.
À ce stade, tout le monde tombe sur le dos des Inséparatistes. On leur reproche de ne traiter « les autres » que comme des menaces potentielles, dont il convient de se prémunir comme d’une force naturelle (un tsunami). On les accuse de nourrir les sentiments de crainte qui ne voient dans les migrants que des envahisseurs, au lieu de mettre en valeur l’apport humain (économique, culturel) qu’ils constituent pour nos sociétés vieillissantes. On dénonce leur appui irréaliste sur d’abstraits calculs d’intérêts (qui plus est, à moyen ou long terme), alors que seules des rencontres entre anciens arrivés et nouveaux arrivants peuvent dégonfler, grâce au contact immédiat, les fantasmes de peur, de rivalité et d’invasion entretenus par les leurres de la médiatisation.
Jouer sur la culpabilité de l’homme blanc est par ailleurs dénoncé comme un bon moyen de noyer le poisson des luttes de classes dans le bain des politiques identitaires. « Nous » demander d’accepter la globalisation comme le (juste) retour du refoulé colonial, c’est feindre d’ignorer que la fermeture des usines pousse dans la précarité des ouvriers (européens) tout en remplissant les poches d’investisseurs (non moins européens), enrichit beaucoup quelques investisseurs africains en ne laissant que quelques miettes aux travailleurs lointains.
Les plus lucides de leurs détracteurs soulignent que l’appel Inséparatiste à ne pas dépasser certains « seuils de pression » vise finalement à maintenir les frontières établies, avec leurs modes de domination fermement enracinés. Comme si l’important était de s’assurer que chacun et chacune reste bien à sa place, et finalement de protéger « la paix » de toute perspective de véritable changement social. Comme s’il suffisait de ne pas pousser trop loin les injustices et les inégalités pour garantir cette « justice » dont les Inséparatistes se gargarisent si présomptueusement…
Et pourtant : pouvons-nous ne pas être Inséparatistes ? Jusqu’à quand pourrons-nous réserver tous les droits aux citoyens, et faire mourir en mer nos mitoyens ?
NDLR 1 : Ce texte s’appuie sur un chapitre d’un livre à paraître dans quelques jours, Contre-courants politiques (Fayard), dans lequel Yves Citton recense une dizaine d’oppositions binaires pour lesquelles nous devons trouver de nouveaux mots. Ce texte est le premier d’une série que nous publierons dans AOC. Il fait également au dossier du dernier numéro de la revue Multitudes « Inséparation mode d’emploi ».
NDLR 2 : l’auteur, dans ce texte, joue avec une écriture inclusive qui, au lieu de mettre des points et des tirets partout, passe sans crier gare du masculin attendu à des féminins inattendues… Les Inséparatistes et les Opacistes se trouvent ainsi souvent conjuguées au féminin.