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Honnir la communauté ?

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Et si, plutôt que de dénoncer le communautarisme, on célébrait les communautés ? Contre les discours qui, au nom de l’universalisme, stigmatisent toute différence, il est crucial de rappeler que le primat du principe d’universalité n’exclut aucunement la reconnaissance positive des différences.

Un récent article de Marwan Mohammed et Julien Talpin dans AOC a le mérite de souligner les ambiguïtés liées à l’usage du concept flou de communautarisme. Je me propose ici, en complément de leur analyse, de montrer que ces ambiguïtés se nourrissent largement de la méconnaissance, voire de l’opprobre, dont souffre la notion de communauté dans nos démocraties modernes.

Toute société est confrontée à la question du lien social et, pour utiliser les mots d’Axel Honneth, doit manifester un « attachement commun à un objectif supérieur ». À quel « objectif supérieur » des individus, soumis à un processus de diversification des valeurs et de pluralité des normes, peuvent-ils se sentir liés ? Si ce problème se pose aujourd’hui, c’est largement parce que le concept de communauté a pu, dans la philosophie politique contemporaine, essentiellement anglo-saxonne, se débarrasser du sens que les romantiques, majoritairement allemands, lui avaient attribué. Désormais, la Volksgemeinschaft (la communauté des peuples) s’est émancipée de son contenu ethno-racial pour être envisagée comme une community of communities, c’est-à-dire comme un élément constitutif essentiel d’une démocratie libérale. À tel point qu’il n’est pas excessif de dire que l’instauration d’une société démocratique peut être comprise comme un projet communautaire. Dans cette perspective, les communities sont des « formes d’union sociale dans lesquelles les sujets produisent, par la voie de la participation démocratique, des valeurs et des objectifs auxquels ils se sentent liés ensemble et au même titre » (Axel Honneth, « Communauté », dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber, PUF, 1996).

Il faut garder à l’esprit cette évolution du concept de communauté pour comprendre les débats contemporains. Le « succès » du terme communautarisme s’est bâti sur cette ambiguïté constitutive : la communauté peut aussi bien renvoyer à la contrainte que les traditions font peser sur la liberté individuelle qu’à l’idée que nous ne réalisons notre pleine humanité que dans l’intersubjectivité. D’un côté, une communauté fermée exigeant la soumission de ses membres à une identité collective considérée comme première, de l’autre l’adhésion volontaire à une communauté de valeurs, une communauté ouverte qui n’exige nullement la mono-appartenance identitaire mais qui, au contraire, fait de la multi-appartenance un instrument de l’autonomie du sujet.

Le communautarisme peut donc se présenter comme un exclusivisme ou, au contraire, comme l’expression légitime d’une inquiétude devant les difficultés du vivre-ensemble.

Le communautarisme comme exclusivisme

On sait que les années 1950 furent celles du retour aux revendications nationalitaires et à l’ethnicité comme valeur fondamentale. Le « droit à la différence » apparût alors comme le droit pour chaque peuple d’affirmer sa spécificité culturelle. On comprend, par conséquent, qu’un tel slogan ait trouvé un écho favorable dans divers milieux, d’autant qu’il entrait en résonance avec les préoccupations des ethnologues. Alors qu’au XIXe siècle les travaux anthropologiques restaient fortement marqués par la vision évolutionniste, profondément anti-égalitariste, l’étude des sociétés « primitives » entreprise par les culturalistes, à la suite de l’œuvre novatrice de Franz Boas (1858-1942), avait instauré l’Autre (c’est-à-dire celui qui n’appartient pas à la civilisation occidentale) en sujet de l’Histoire. Était ainsi reconnue, considérable progrès, l’égale dignité de toutes les cultures.

Dans ce contexte idéologique, les revendications identitaristes ont rencontré un large assentiment, notamment au nom de la tolérance. Le retour à l’ethnicité fut vécu comme un repli stratégique face à ce qui pouvait être ressenti comme menaçant et/ou dépersonnalisant. On mesure dès lors le rapport entre revendication identitaire et désir de reconnaissance, lequel est souvent présenté comme un besoin constitutif de la personne humaine. Ce besoin, pense-t-on souvent, ne saurait être rempli si l’individu ne s’inscrit pas dans la continuité d’une lignée et si la société ne lui fournit pas les conditions de la reconnaissance. Aussi est-ce au sein de la communauté d’origine, que l’on pense donner un sens et une valeur à son existence.

Mais si ce repli communautaire est explicable, il n’est néanmoins pas sans danger. On a ainsi théorisé l’idée que chaque ensemble culturel est une totalité analysable en unique référence à elle-même. Dans cette perspective, on a prêté une forte légitimité, sous prétexte de dénoncer les méfaits de l’ethnocentrisme occidental, à l’ethnocentrisme des « opprimés », lequel fut parfois considéré comme « le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent » (Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Plon, 1983, p. 15). Certains auteurs, anthropologues ou sociologues, sont allés plus loin dans le relativisme, lequel a concerné les domaines cognitif et axiologique. À chacun sa culture, à chacun sa vérité, tel est apparu le slogan de ceux qui ont entrepris de remettre en question les droits de l’Homme en raison de leur naissance en Occident, péché originel qui invaliderait leur prétention à l’universalité.

Les conséquences théoriques sont considérables : en incitant à refuser les jugements normatifs interculturels, on défend un relativisme moral qui s’enracine dans la subordination de l’individu à la communauté ou, si l’on préfère, de l’identité singulière à l’identité culturelle. La valeur des principes moraux ou des usages sociaux serait ainsi liée au fait d’appartenir à une communauté. L’accord sur les principes ne pourrait être envisagé qu’en se fondant sur des pratiques et des convictions partagées. Ce qui est ainsi récusé est la possibilité même d’adopter une distance critique vis-à-vis de notre manière de vivre et, donc, la possibilité de parvenir à une objectivité authentique en matière de jugement moral.

Nous avons là les fondements d’un communautarisme incompatible avec la modernité démocratique. Mais la référence à la communauté nous conduit-elle toujours sur cette pente mortifère ?

Dédiaboliser le concept de communauté

Prenons un exemple : les activités militantes d’organisations musulmanes sont-elles des phénomènes communautaires témoignant de la constitution d’une identité musulmane ou des manifestations visant à subordonner la loi de la République à l’autorité d’une communauté, ce qui répond assez bien au sens le plus fréquemment attribué au communautarisme ? Dans le second cas, on sera alors fondé à dénoncer le privilège accordé aux exigences des groupes culturels minoritaires, au détriment de la communauté des citoyens ou, en d’autres termes, la volonté de dépasser le civique par l’ethnique. La critique du communautarisme est alors légitime puisque ciblant la valorisation d’une culture minoritaire au détriment de notre humanité commune et, conséquence inacceptable, la volonté de la communauté d’exercer un contrôle absolu sur ses membres au détriment de l’autonomie individuelle.

Mais il y a une critique illégitime : celle qui diabolise à la fois le concept de communauté, les communautés socialement observables et le fait communautaire en tant que tel. Car lorsque les communautés se présentent comme des communautés de vie n’ayant aucune visée politique, pures communautés émotionnelles, elles relèvent du droit des citoyens de s’associer librement en référence à divers critères. On peut citer d’innombrables communautés qui ne constituent aucunement une menace à l’unité du corps social : les communautés de mémoire, d’intérêts et de goûts, de valeurs, de croyances, de langue, de travail solidaire, de participation à un même projet, etc.

Résumons : en France le communautarisme désigne ce que nous refusons au nom de l’idéal républicain ou de la laïcité ou encore de l’universalisme. Néanmoins, beaucoup d’entre nous sont conscients que, dans nos sociétés modernes, le lien social est fragilisé par l’exacerbation de l’individualisme, par ce que Charles Taylor, dans la perspective de Tocqueville, a appelé « la déliaison individualiste ». Aussi pensons-nous compenser notre perte d’authenticité en affirmant notre appartenance fondamentale à des communautés culturelles. Il existe pourtant un idéal communautaire qui ne mérite pas l’opprobre dont il est frappé. L’insistance sur les héritages, les significations et les valeurs partagées, sur la solidarité et la fraternité, sur les liens affectifs, sur la participation active au groupe, voilà ce qui peut être positivement mis au compte de cet idéal.

La communauté renvoie donc largement à la chaleur des rapports directs entre des individus réunis autour d’un projet ou d’une histoire, que cette dernière soit réelle ou largement mythique. Or cette nécessité d’un lien de nature affective n’est nullement contestée par la tradition du libéralisme politique. Au sein de celle-ci, la plupart des auteurs n’ont aucune difficulté à reconnaître que l’individu n’est pas capable de manifester une psychologie humaine complète sans la médiation d’une communauté. D’une façon générale, ils admettent que « les individus ne parviennent à la plénitude de leur esprit et de leur humanité que lorsqu’ils le font ensemble » (Philip Pettit, Penser en société, PUF, 2004, p. 9). Nous sommes dépendants de notre interaction avec les autres pour posséder la capacité de penser. Les personnes sont des agents autonomes qui ne peuvent exercer cette capacité que dans l’interaction avec autrui. Dès lors, le libéralisme politique fait du droit d’appartenir volontairement à des communautés ouvertes l’un des droits les plus fondamentaux de l’individu moderne.

Libéralisme politique et pluralisme culturel

Le souhait d’ouvrir le libéralisme politique aux exigences du pluralisme culturel est de plus en plus souvent perçu comme un enjeu démocratique majeur. Certains philosophes font de l’appartenance communautaire, dans le vocabulaire rawlsien, un « bien social premier ». Or si elle est un bien social premier, elle n’entre plus dans la catégorie des questions morales à propos desquelles la neutralité de l’État est requise. Mais ce point soulève une importante difficulté : comment concilier l’engagement de l’État à garantir la survie d’une culture avec le droit fondamental de s’arracher à ses propres déterminations culturelles ? Du point de vue libéral, il est essentiel de lier le droit d’adhérer à l’identité de sa communauté et le droit corrélatif de refuser l’appartenance communautaire ou de se reconnaître dans tout autre identité. Les droits culturels doivent, par conséquent, être compris comme partie intégrante des droits de l’Homme. Ils constituent l’expression, dans l’optique rawlsienne, d’une exigence de justice ethnoculturelle.

On le voit, rien n’interdit l’attachement communautaire. En revanche, ce que le libéralisme ne saurait accepter c’est l’idée que des valeurs soient irrémédiablement « encastrées » (« embedded ») dans des cultures ou des communautés particulières et, plus encore, que ces valeurs soient incommensurables. Le libéralisme ne peut, sans se nier, renoncer à l’universalisme moral. Les valeurs communautaires illustrées par Créon doivent être subordonnées aux valeurs universelles incarnées par Antigone. Certes, la construction identitaire s’inscrit toujours dans un contexte historique dont nous ne pouvons ignorer les déterminations. Le temporel et le contingent étant les moyens par lesquels l’individu exprime son humanité, il n’est donc nullement question de renoncer à ses propres références. Au contraire, faute d’un point de vue déterminé, c’est-à-dire d’une appartenance à une tradition, nous nous privons de la dimension évaluative de la compréhension, rendant alors celle-ci rigoureusement impossible. Le primat du principe d’universalité n’exclut aucunement la reconnaissance positive des différences. Il nous conduit seulement, mais c’est essentiel, à refuser la relativisation radicale des valeurs. Nous devons dès lors refuser d’enfermer l’individu dans son identité à tel point qu’il ne soit plus envisageable de librement choisir des rôles sociaux. Le coût, en termes d’autonomie individuelle, est exorbitant. Il est dans notre nature d’être capable de distance critique par rapport aux codes que nous avons hérités. Notre responsabilité morale est à ce prix.


Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

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