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Les candidates socialistes bousculent les midterms

Journaliste

Les élections de mi-mandat américaines ont lieu ce mardi 6 novembre. Phénomène politique majeur, plusieurs candidates à l’élection n’hésitent pas à se proclamer « socialistes ». Cette étiquette difficile à porter aux États-Unis recouvre diverse pensées politiques : on trouve sous la bannière socialiste à la fois des marxistes défendant l’appropriation collective des moyens de production, comme des réformistes modérées issues de l’aile gauche du parti démocrate.

En mai 1995, au cours d’un débat tendu sur la pollution des sites militaires à la Chambre des représentants, le républicain Randy “Duke” Cunningham (Californie) est interrompu par Bernie Sanders (Indépendant, Vermont) et la démocrate Patricia Schroeder (Colorado). Excédé, le républicain lance : « Sit down, you socialist ! » La représentante Shroeder réplique en demandant un rappel au règlement, qui interdit les attaques directes et les insultes au sein de la Chambre : « Doit-on appeler le gentleman “un gentleman” s’il n’en est pas un ? »

La campagne des midterms 2018 a montré que l’insulte d’hier est de nouveau portée avec fierté par une poignée de candidates. Il n’y a jamais eu autant de femmes en campagne pour les midterms et aux postes de gouverneur. Le Congrès compte aujourd’hui 20% de femmes. Selon le Center for American Women and Politics (CAWP) de l’université Rutgers (New Jersey), 23 femmes se présentent au Sénat et 237 à la Chambre des représentants. Plus d’une centaine d’entre elles pourraient être élues à la Chambre des représentants selon une étude de NBC news. Cette féminisation de la campagne est également observable au niveau des parlements des États. Elles sont principalement investies par le parti démocrate ; le nombre de femmes du GOP élues pourrait au contraire reculer le 6 novembre. Elles ne sont pas toutes blanches et chrétiennes. Au Nouveau Mexique, Deb Haaland, membre de la tribu Laguna Pueblo, pourrait être la première femme amérindienne à entrer au Congrès, où siègent aujourd’hui deux hommes amérindiens. En Géorgie, Stacey Adams pourrait devenir la première femme noire à diriger l’État. Lupe Valdez, latina et gay, est candidate au poste de gouverneur du Texas.

Parmi ces nouveaux profils, une minorité se présente comme « socialiste », de manière indépendante ou soutenue par les Democratic Socialists of America (DSA) ou d’autres petits partis travaillistes. Dans un pays qui associe presque systématiquement le socialisme au communisme soviétique, faire campagne en portant des idées socialistes n’est plus voué à la défaite.

Depuis l’élection de Donald Trump, le nombre d’adhésions au DSA est en forte hausse, passant de 5 000 à 45 000 membres, majoritairement des moins de 35 ans. C’est un groupe toujours confidentiel parmi les institutions de la gauche américaine. DSA n’est pas un parti indépendant mais une organisation nationale dont de nombreux militants sont aussi membres de l’aile gauche du parti démocrate. Le mouvement ne présente pas ses propres candidats aux élections, il apporte son soutien officiel à certains, ouvre des antennes étatiques et lance des campagnes pour faire adopter des mesures progressistes.

Cette organisation a été créée en 1982 et n’est pas devenue une véritable force politique au niveau national. Parmi ses fondateurs, l’écrivain Barbara Ehrenreich et le journaliste Michael Harrington, une voix qui a porté à gauche depuis la publication en 1962 de The Other America. Cette enquête « présente les gens derrière les statistiques », et montre que la société sans classe est un mythe et que le New Deal n’a pas fait disparaître la pauvreté aux États-Unis. Les pauvres sont des dizaines de millions d’invisibles et de silencieux. « Cette irruption soudaine de la pauvreté dans le débat public conduit incontestablement les experts à réfléchir à l’adoption de relais politiques pour faire entendre leur travail, et à travers lui, les voix de l’Autre Amérique », écrit l’historien Romain Huret dans La fin de la pauvreté ? (Editions de l’EHESS, 2008). Le président Kennedy aurait lu le rapport de Harrington qui a ensuite servi de base à un ensemble de politiques publiques d’aides sociales, ouvrant l’ère de « la guerre contre la pauvreté » de l’administration Johnson.

De nombreux jeunes qui ont récemment rejoint DSA ont débuté leur formation politique lors de la crise financière de 2008.

Fondé en 1901, le Socialist Party of America est l’ancêtre de DSA, un parti qui a connu ses plus grandes victoires électorales dans les années 1910-1920 avant de péricliter : 113 000 membres, 6% du vote populaire pour Eugene Victor Debs à l’élection présidentielle de 1912, un millier d’élus et deux représentants, Victor Berger (Wisconsin) et Meyer London (New York). Le représentant Berger est resté célèbre pour avoir déposé une loi d’abolition du Sénat, une proposition que portent encore aujourd’hui les DSA.

Dans les années 70, Michael Harrington rompt avec le parti socialiste et appelle à la fin de la guerre du Vietnam. Avec quelques autres socialistes dont le critique littéraire Irving Howe, ils proposent la création d’un mouvement qui incorporerait les combats pour les droits civiques, le féminisme et le nationalisme noir. Le Democratic Socialist Organizing Committee est formé en 1973 et fusionne en 1982 avec le New American Movement lors de la création de DSA. L’ancien maire de New York David Dinkins (1990-1993) fut membre de l’organisation, comme Ron Dellums, l’ancien maire d’Oakland (Californie).

De nombreux jeunes qui ont récemment rejoint DSA ont débuté leur formation politique lors de la crise financière de 2008. Devant le désastre, ils ont cru en Barack Obama, qui avait l’opportunité historique de proposer une nouvelle voie, de changer de système en sortant du capitalisme financier, au moins le devoir d’essayer. Cette génération considère généralement la présidence d’Obama comme une déception. L’incapacité d’engager des réformes authentiquement de gauche aurait, selon certains, laissé le champ libre à Trump pour récolter la colère des déclassés.

Cette poussée socialiste remonte à la mobilisation suscitée par la campagne de Bernie Sanders en 2016. Selon un sondage réalisé avant les caucus de l’Iowa cette année-là, 43% des participants se considéraient socialistes (Dissent, numéro d’été 2018). Une organisation, Our Revolution, cherche à prolonger la coalition de Sanders et à favoriser l’élection de candidats progressistes à tous les niveaux. Sans convaincre d’adopter un programme socialiste, la mobilisation de ces nouveaux militants a déjà influencé le parti démocrate et des élus qui se préparent pour l’élection présidentielle de 2020. Des centristes d’hier comme les sénateurs Cory Booker (New Jersey) ou Kirsten Gilibrand (New York) se sont mis à soutenir des programmes défendus par Sanders.

C’est moins une révolution rapide et destructrice du système capitaliste que portent les candidates DSA aux midterms qu’une inflexion à gauche du parti démocrate. DSA entend forcer le parti de l’âne à se repositionner en faveur de la protection des pauvres et des syndicats. Des membres se définissent comme marxistes, pour la propriété collective des moyens de production, par le contrôle direct de l’État fédéral ou par les travailleurs. D’autres sont plutôt des « démocrates New Deal », des réformistes qui souhaitent renforcer l’État providence et réduire toutes les inégalités. L’État doit être décentralisé et assurer à tous les citoyens l’accès à la santé, au logement, à l’alimentation, à la garde d’enfants et à l’éducation. Tous entendent « démocratiser » l’économie et la société.

La presse américaine a tendance à présenter les jeunes femmes qui ne suivent pas la ligne de l’establishment démocrate comme de « nouvelles Ocasio-Cortez ».

Dans le programme défendu par les nouveaux socialistes se trouvent le « Medicare for all », l’assurance maladie universelle dans un système de santé nationalisé, la réduction de l’influence de l’argent dans la politique, la transition vers les énergies renouvelables et « la restructuration des relations de genres et de cultures vers plus d’équité ». DSA a mis en place des « écoles socialistes » dans les villes qui offrent des cours du soir gratuits sur les écrits de Karl Marx ou d’autres théoriciens. Plutôt que les anciens journaux et revues de gauche comme In These Times, The American Prospect ou Dissent, la nouvelle garde lit Jacobin, un magazine trimestriel fondé en 2011. Bhaskar Sunkara, directeur de la publication, vient de racheter Tribune, la revue historique de la gauche travailliste britannique et entend en faire un succès éditorial comparable à Jacobin.

46 candidats approuvés par DSA au niveau national ou par les branches locales ont gagné les primaires démocrates cette année. Quatre femmes sont par exemple arrivées en tête en Pennsylvanie pour le scrutin du parlement de l’État. Quatre autres espèrent siéger à la Chambre des représentants.

C’est la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez à la primaire démocrate dans une circonscription qui couvre une partie du Bronx et Queens qui a attiré la lumière médiatique sur le phénomène DSA. Elle a gagné face à un baron du parti, Joe Crowley, élu depuis 1999, pressenti pour diriger la majorité à la Chambre à la suite de Nancy Pelosi. Dans une circonscription majoritairement démocrate, Ocasio-Cortez devrait devenir à 29 ans la plus jeune élue du Congrès. Il y a quelques semaines, elle était encore serveuse dans un restaurant mexicain de Manhattan. De mère portoricaine, elle est née dans le Bronx, a grandi dans la banlieue aisée de Westchester County puis est entrée à l’université de Boston.

Une vidéo produite par Means of Production, une société audiovisuelle dirigée par des militants DSA, a lancé sa campagne sur les réseaux sociaux, avec comme slogan « tous les démocrates ne sont pas les mêmes ». Son programme se concentre sur l’extension de l’assurance maladie, le logement, la protection de l’emploi, le contrôle des armes et la fermeture de l’agence fédérale Immigration and Customs Enforcement (ICE) responsable du contrôle des frontières et des déportations. Depuis sa victoire aux primaires, elle sillonne le pays pour soutenir les candidats les plus à gauche. La presse américaine a tendance à présenter les jeunes femmes qui ne suivent pas la ligne de l’establishment démocrate comme de « nouvelles Ocasio-Cortez ».

C’est le cas de Julia Salazar, 27 ans, candidate au Sénat de l’Etat de New York sans opposition républicaine. Son père a émigré de Colombie, sa mère est italo-américaine. Elle a grandi en Floride avant de s’installer à New York pour des études à l’université Columbia. Elle a déclaré avoir développé une conscience de classe en travaillant comme nourrice et femme de ménage.

C’est aussi le cas de Sarah Smith, 30 ans, qui se présente face au représentant démocrate d’un district de Seattle et Tacoma (Washington), le bien nommé Adam Smith, élu depuis plus de vingt ans. Sarah Smith est soutenue à la fois par DSA et le comité d’action politique Brand New Congress, fondé par d’anciens collaborateurs du sénateur du Vermont au service des candidats de la ligne Sanders. Pour bénéficier du soutien de Brand New Congress, une condition primordiale : ne pas accepter de financement de super PACS. Employée dans un garage de Renton, Sarah Smith dit ne pas souhaiter la mort du parti démocrate, simplement qu’il soit « le parti du peuple ».

Certaines candidates socialistes ont déjà quelques années d’expérience en politique. L’ancienne maire de Richmond (Californie) Gayle McLaughlin se présente comme indépendante au poste de lieutenant-gouverneur. Ocasio-Cortez a travaillé pendant ses études pour le sénateur Ted Kennedy à Boston, se spécialisant dans les sujets d’immigration. Dans un portrait publié par The New Yorker en juillet dernier, David Remnick, proche des démocrates Obama, essaie de cerner cette comète socialiste. Alexandria Ocasio-Cortez explique que son modèle politique n’est pas la syndicaliste Elizabeth Gurley Flynn mais Robert F. Kennedy. Elle a participé à la campagne de Barack Obama à New York en 2008 et celle de Bernie Sanders dans le Bronx en 2016, qui reposait principalement sur les petites contributions individuelles, la propagande en ligne et le porte à porte. Un fonctionnement qu’elle a repris pour s’assurer l’investiture démocrate.

Il est encore trop tôt pour comprendre l’influence de ces candidates sur l’idéologie du parti démocrate.

Autre socialiste expérimentée, Rashida Tlaib est certaine de devenir l’une des premières femmes musulmanes élues au Congrès. Aucun candidat républicain face à elle. Seulement deux hommes musulmans siègent aujourd’hui au Congrès, Keith Ellison (Minnesota) et Andre Carson (Indiana). Rashida Tlaib est née à Détroit il y a 42 ans de parents palestiniens. Ancienne élue au parlement du Michigan de 2009 à 2014, elle remplacera à Washington D.C. John Conyers Jr., qui a démissionné après 52 ans de mandat suite à des accusations de harcèlements sexuels. Rashida Tlaib n’est pas très portée sur le débat sémantique et les chapelles marxistes : « le socialisme signifie s’assurer que la politique menée par l’État place l’humain avant l’avidité des entreprises et que nous construisons des coalitions et des communautés où chacun a l’opportunité de s’épanouir. Je suis résistante aux étiquettes, même à celles qui me définiraient comme ‘progressiste’ car une fois que les médias commencent à vous définir, au lieu de laisser vos actions en dire long, vous commencez à perdre une partie de vous-mêmes […] Je me définis à travers un objectif qui m’est propre – je suis une mère qui se bat pour la justice pour tous. C’est ce socialisme qui m’intéresse. » (Politico magazine, septembre 2018)

Quelques États du Midwest plus loin, Ilhan Omar, 35 ans, vise le fauteuil du président adjoint du parti démocrate, le même Keith Ellison. Elle est née en Somalie, a passé quatre ans pendant la guerre civile dans un camp de réfugiés au Kenya avant d’émigrer à douze ans aux Etats-Unis. Minneapolis est la principale ville de la communauté somali-américaine. Omar est diplômée de l’université d’État du Dakota du Nord, a travaillé à l’université de Minneapolis avant d’être élue en 2016 à l’assemblée du Minnesota. Elle est soutenue par une coalition d’organisations progressistes, principalement par le parti travailliste Democratic Farmer-Labor Party du Minnesota (DFL). D’inspiration socialiste, le Farmer-Labor Party a permis depuis sa création en 1918 l’élection de trois gouverneurs, quatre sénateurs et huit représentants.

Le FLP a rejoint le parti démocrate en 1944. Certains dirigeants issus du DFL ont marqué l’histoire politique américaine tels les vice-présidents Hubert Humphrey et Walter Mondale ou le sénateur Eugene McCarthy, candidat à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 1968. Ilhan Omar se présente aujourd’hui comme « démocrate » mais précise que « l’idéal du socialisme est profondément ancré dans [ses] valeurs » (The Intercept, septembre 2018). Elle porte un hijab et serait la première réfugiée d’Afrique à entrer au Congrès.

Il est encore trop tôt pour comprendre l’influence de ces candidates sur l’idéologie du parti démocrate. Nancy Pelosi, la chef de la minorité démocrate à la Chambre, a considéré la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez comme un phénomène local. Selon l’historien Eli Zarestky, auteur de Left (Seuil, 2012), enseignant à la New School de New York et représentant de la Nouvelle Gauche américaine, « lorsque des femmes et des candidats issus des minorités s’identifient comme socialistes, c’est là que se trouve la véritable alternative à Donald Trump. Séparément, le mouvement pour les droits des femmes seul ou les idées socialistes isolées, ça ne marche pas. Le mouvement pour le droit des femmes doit faire alliance avec les organisations syndicales, environnementales, DSA, Black Lives Matter et d’autres afin que tous puissent partager des perspectives sur le capitalisme. Le féminisme, sans l’associer à un discours social, ne permet pas de trouver une majorité. »


Vincent Dozol

Journaliste, Rédacteur en chef de Bully Pulpit.fr