Le nationalisme religieux, un phénomène à part entière
Au Brésil, les électeurs viennent de porter à la présidence Jair Bolsonaro, un ancien militaire nostalgique de la dictature, porté par une écrasante majorité des évangéliques, très influents dans ce pays et dont le slogan de campagne était « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous ». Cette tendance avait déjà pu être observée aux États-Unis où le président Trump a su mobiliser à son profit les chrétiens conservateurs dont une part significative voit dans l’Amérique blanche le nouveau peuple élu. En Turquie, le tout-puissant président Erdogan ne répugne pas à être comparé à un sultan et incarne un néo-ottomanisme mêlant nationalisme turc et islam conservateur.
Le conflit entre l’Ukraine et la Russie vient de prendre un tour théologique avec la proclamation d’une Église orthodoxe ukrainienne autocéphale soutenue par le président Porochenko, en rupture avec le patriarcat de Moscou, sur lequel Vladimir Poutine s’appuie depuis déjà de longues années. En Israël, Benyamin Netanyahou dont on ignore la profondeur des convictions religieuses, parvient à merveille à incarner un nationalisme juif intransigeant ayant pour objectif d’agrandir le territoire effectif d’Israël.
Plus à l’est, le charismatique Narendra Modi a réussi à faire accéder les nationalistes hindous du BJP à la tête d’un pays à la constitution laïque et de la majorité des États de l’union indienne. Si la campagne victorieuse de 2014 a été menée sur des thématiques de développement et de bonne gouvernance, celle de 2019 – on le voit déjà – sera conduite sur des thèmes identitaires, marqueurs du nationalisme hindou. De même, en Birmanie, le moine bouddhiste U Wirathu, à la tête du « Comité pour la promotion de la race et de la religion » a montré que le bouddhisme n’était pas forcément une religion de paix et d’amour et pouvait prendre le visage de la haine raciste au nom de l’identité religieuse de l’ethnie dominante. Quant au Japon, le parti nationaliste au pouvoir se revendique de l’héritage shintoïste, jusqu’à rendre hommage aux criminels de guerre enterrés dans le sanctuaire Yasukuni en dépit du tollé international que cette vénération déclenche à chaque fois.
Le moment est sans doute venu de faire le ménage au sein de ce grand fourre-tout qu’est la notion de « populisme » dont on observe la montée un peu partout dans le monde, mais qui correspond à une définition si large que le terme ne permet pas vraiment de comprendre les tendances qui se dessinent au-delà d’un constat général de méfiance des peuples à l’encontre des élites et au profit de mouvements politiques se revendiquant du peuple, mais de façon extrêmement disparate. Au sein de ces populismes, le courant nationaliste se distingue, réhabilitant l’idée de nation, supposément sacrifiée par une mondialisation qui ne profiterait qu’à ces élites. Un retour de balancier, en quelque sorte, après deux ou trois décennies d’ouverture des frontières qu’illustrent les traités commerciaux multilatéraux comme la création de l’Organisation mondiale du commerce (1995), la création de l’Alena (1994) entre les États-Unis, le Mexique et le Canada (que vient de remettre en cause Donald Trump), et bien entendu la création du marché unique et de l’Union européenne dont le traité de Maastricht (1992) est tout à la fois l’emblème et le repoussoir.
Dans la période contemporaine, le premier nationalisme religieux à s’être imposé est incontestablement la révolution islamique iranienne en 1978.
La réaction à cette « globalisation », comme disent les anglophones ou cette « mondialisation », pour reprendre le terme français, peut prendre un tour internationaliste marqué à gauche (le mouvement altermondialiste qui s’est affirmé dans les forums sociaux mondiaux et le mouvement ATTAC avant de s’étioler depuis quelques années) ou se manifester par une réaction nationaliste développant des thématiques de droite, voire d’extrême droite, puisant dans un discours remontant parfois à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Mais au sein de cette mouvance nationaliste, on voit nettement émerger un courant bien spécifique empruntant à la religion son soubassement identitaire et sa légitimité.
Dans la période contemporaine, le premier nationalisme religieux à s’être imposé est incontestablement la révolution islamique iranienne en 1978. Combinant l’identité chiite avec le nationalisme persan, la révolution islamique s’est imposée au monde en mettant en place un régime conçu en son exil irakien par l’ayatollah Khomeiny, celui du velayat e faqih (la régence du jurisconsulte) par laquelle il a légitimé son pouvoir en l’exerçant au nom de Dieu. Qualifié de « théocratie », ou de « régime des mollahs », ce système de gouvernement a généralement été présenté comme un régime sui generis, unique et sans équivalent. À tort : il n’était que précurseur d’une tendance qui s’est affirmée sur plusieurs continents ces dernières années.
Il serait tentant de ne voir dans le nationalisme religieux qu’un avatar récent d’un lien entre religion et politique qui remonte à la plus haute antiquité. Après tout, la religion était au cœur de la décision des Grecs et des Romains qui ne s’engageaient dans l’action qu’après avoir consulté les prêtres. Le royaume hébreu de David est sans doute ce qui se rapproche le plus des nationalismes religieux d’aujourd’hui, nous y reviendrons, mais rappelons sans nous y attarder que la monarchie française (entre autres) était de droit divin, que la couronne britannique a pour devise « Dieu et mon droit » et que les nazis portaient sur leur ceinturon l’inscription « Gott mit uns ». Bref, rien d’original à cela. Sauf que le nationalisme religieux se distingue de la simple association de la religion et de la politique, sinon, la CDU allemande ou la Démocratie chrétienne italienne relèveraient aussi de cette catégorie, ce qui n’est évidemment pas le cas de deux partis politiques engagés depuis l’origine dans la construction européenne dont se méfient les nationalistes européens de tout poil, religieux ou non, car l’identité nationale est selon eux diluée dans cet ensemble politique qui incarne tout ce qu’ils détestent.
Le nationalisme religieux est donc un nationalisme. Mais peut-on se satisfaire de simplement accoler l’adjectif au nationalisme pour le caractériser ? Ce serait dénier sa spécificité bien réelle qui s’est affirmée ces dernières décennies. Il est exact qu’il s’agit bien d’un nationalisme et il en a toutes les caractéristiques : l’exaltation de la nation, l’inclusion des citoyens dans le cadre national qui a pour corollaire l’exclusion de tous ceux qui ne répondent pas à la définition du citoyen, qu’il s’agisse des étrangers des pays voisins ou des habitants qui ne sont pas reconnus comme partie prenante de la nation.
François Mitterrand, s’inscrivant dans la lignée de Jean Jaurès, a dit, dans un discours fameux prononcé en 1995 devant le Parlement européen : « Le nationalisme, c’est la guerre ! », établissant ainsi un distinguo implicite avec le patriotisme dont tous les citoyens peuvent se réclamer. Car le nationalisme ne peut se satisfaire du statu quo, il a besoin d’avancer, de s’affirmer, de vaincre. Et donc d’avoir un ennemi, celui qui n’appartient pas à la nation et la menace : le voisin à l’extérieur des frontières, ou le voisin qui fait semblant d’appartenir à la communauté nationale, mais qui est fondamentalement un étranger, une cinquième colonne : le juif dans l’Allemagne nazie, le musulman pour les nationalistes bouddhistes en Birmanie ou au Sri Lanka ou les nationalistes hindous en Inde, etc.
Le nationalisme religieux pousse à son paroxysme la passion nationaliste en ce qu’elle serait d’inspiration divine.
Le nationalisme emprunte à la religion sa passion et une part d’irrationnel, contrairement aux autres courants politiques que sont par exemple le conservatisme, le libéralisme ou le socialisme. Ces trois mouvements, qui ont dominé la vie politique européenne pendant plus d’un siècle, ont chacun leur rationalité : les conservateurs estiment que l’ordre établi, même injuste, est le mieux à même de préserver la société ; les libéraux estiment que la liberté économique et politique des individus permet d’atteindre un équilibre naturel optimal en libérant des entraves qui freinent le développement et leur épanouissement ; les socialistes croient qu’ils parviendront à établir la justice et l’égalité entre les hommes par la socialisation des moyens de production. Rien de tel dans les idéologies nationalistes, marquées par l’exaltation de la communauté nationale et le rejet de ceux qui n’en font pas partie.
Jusque-là, rien ne semble distinguer le nationalisme religieux des autres nationalismes. Pourtant, le nationalisme religieux pousse à son paroxysme la passion nationaliste en ce qu’elle serait d’inspiration divine. S’opposer à la nation, telle que ses adeptes la conçoivent, revient à s’opposer à Dieu (ou aux dieux). Dans bien des cas, l’individu n’est pas maître de ses choix : toutes les religions n’acceptent pas les conversions et les convertis, lorsque c’est possible, sont souvent regardés avec méfiance.
L’idée que l’identité religieuse se confond avec un droit du sang domine le plus souvent. C’est le sens de la nouvelle et très controversée loi fondamentale adoptée en juillet 2018 par la Knesset définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif. Le nationalisme hindou, au pouvoir à New Delhi depuis 2014, considère depuis l’opuscule publié en 1923 par Savarkar Hindutva, who is a Hindu ? que l’Inde est par essence une terre hindoue et que les religions allogènes (islam et christianisme) ne peuvent y être tolérées que si elles s’inclinent devant la prééminence de l’hindouisme. Chrétiens et musulmans indiens ne sont d’ailleurs, selon les nationalistes hindous, que des descendants d’hindous convertis et des brigades de miliciens organisent des « reconversions » forcées, appelées ghar wapsi (retour à la maison), alors même que nombre d’États indiens ont des lois interdisant les conversions (sous-entendu : d’hindous).
Au fond, cette poussée nationaliste est largement l’expression de cette peur d’un déclassement du groupe majoritaire qui s’identifie à la nation.
Alors que le nationalisme, en tant qu’idéologie, est relativement récent et qu’on peut arguer que son point de départ est la Révolution française, et que le nationalisme religieux l’est davantage encore et voit apparaître ses premiers théoriciens à la fin du XIXe siècle, il est frappant de constater qu’alors que les mouvements nationalistes ont des pratiques de nature révolutionnaire (renverser l’ordre établi) et que certains nationalismes peuvent emprunter des traits progressistes, les nationalismes religieux sont tous, sans exception, profondément réactionnaires et veulent revenir à une tradition remontant à des siècles voire des millénaires, quand bien même cette « tradition » est en réalité rarement antérieure à 150 ou 200 ans.
Les causes de cette incontestable poussée du nationalisme religieux à travers la planète sont multiples et pas aisément discernables. On y trouve le repli identitaire qui est la marque de tous les nationalismes, en réaction à la mondialisation. Mais on aurait pu croire qu’il s’agissait aussi d’une réaction à la perception d’« excès » dont se serait rendu coupable un régime laïque. C’est probablement le cas dans les pays anciennement membres du bloc soviétique où la laïcité d’État a fait place à un christianisme pratiquement officiel, qu’il soit orthodoxe ou catholique (Russie, Ukraine, Arménie, Hongrie, etc.). Sans doute aussi dans la Turquie ex-kémaliste et l’Inde ex-nehruvienne où la laïcité est toujours gravée dans la constitution, mais allègrement piétinée par les gouvernants actuels. Mais cela ne rend pas compte des nationalismes qui s’expriment en Arabie Saoudite ou des attaques contre celle-ci émanant de l’État islamique qui s’inspire des mêmes préceptes, ni de l’identitarisme blanc et religieux qui est au cœur du soutien à Donald Trump aux États-Unis.
En revanche, tous ont un point commun : la crainte de la majorité de se faire imposer des concessions à leur culture et à leur identité par les minorités (au choix : Kurdes, chiites, sunnites, chrétiennes, musulmanes). Au fond, cette poussée nationaliste, sans pour autant s’y réduire mécaniquement, est largement l’expression de cette peur d’un déclassement, d’une marginalisation du groupe majoritaire qui s’identifie à la nation. Celle-ci étant d’essence religieuse, elle est par là même incontestable et ceux qui ne s’y retrouvent pas sont au mieux mis à l’écart, au pire considérés comme des traîtres et des ennemis car contre ces personnes et ces groupes, à la fois ennemis de la Nation et de l’ordre divin, la violence est légitime.
ndlr : Olivier Da Lage a dirigé l’ouvrage collectif L’Essor des nationalismes religieux, Demopolis, novembre 2018.