Idées

Les études postcoloniales : un malentendu français ?

Politiste

Les études postcoloniales occupent une position ambivalente dans le champ français de la recherche, faite d’ambiguïté et de malentendu. Nées de la volonté de désoccidentaliser la pensée, elles sont aussi les héritières de la pensée occidentale, et notamment française, sur le pouvoir et les structures de domination.

Si l’on en juge par quelques évènements récents (parution de l’enquête journalistique de Davet et Lhomme Inch’Allah, retour de la question coloniale pendant la campagne électorale, débats lors du dernier sommet de l’Organisation Internationale de la francophonie, etc.) le spectre de la colonisation n’en finirait pas de hanter la vie politique française. Certes, à y regarder de plus près, cette interrogation est récurrente depuis, au moins, les années 2000, lorsque les mutations du terrorisme international, puis les émeutes dans les banlieues françaises, amenèrent à se demander quelle relation ces formes de violence politique entretenaient avec la domination impériale jadis exercée par les puissances européennes sur les peuples non-occidentaux. Au fil de ces débats une référence s’est ainsi imposée, celle aux études postcoloniales et à leur idée que ce qui s’est joué pendant les colonisations continue de déterminer profondément la vie socio-politique des pays qui furent, soit colonisés, soit colonisateurs.

Reste que le renvoi aux postcolonial studies est loin d’être exempt d’ambiguïtés et de malentendus. Contrairement à d’autres pays – y compris plusieurs anciennes métropoles coloniales – la France a longtemps semblé réticente à s’approprier les textes et les réflexions de ces auteurs issus des anciens mondes coloniaux. Les études postcoloniales ont en effet provoqué, dans notre pays, beaucoup d’incompréhension et de critiques virulentes, y compris de la part d’individus dont l’opposition aux diverses formes de dominations (post-)coloniales ne fait aucun doute. D’où l’importance d’essayer de comprendre non seulement à quoi renvoie l’étiquette des « études postcoloniales », mais aussi quelles résistances leur importation en France a pu provoquer.

Les postcolonial studies se sont structurées aux États-Unis, au début des années 1980, suite à la rencontre de deux courants intellectuels. D’un côté, Edward Saïd, auteur américano-palestinien, professeur de littérature comparée à l’université de Columbia, dont l’ouvrage, L’Orientalisme (publié en 1978), allait devenir le texte de référence pour celles et ceux qui cherchaient à penser la situation des peuples minoritaires. De l’autre, des intellectuels indiens gravitant autour du mouvement des subaltern studies, fondé par l’historien Ranajit Guha en 1982. Comme Saïd, les membres de ce groupe ont pour caractéristique d’être rattachés aux universités anglo-saxonnes (anglaises, australiennes et surtout étasuniennes) : si leur racines se trouvent dans les débats politiques et intellectuels de la Calcutta des années 1970, c’est néanmoins dans le contexte global des circulations entre l’Occident et les anciens mondes coloniaux que leur pensée s’est structurée.

Les textes des intellectuels postcoloniaux s’inscrivent ainsi dans la lignée d’une pensée critique proche du marxisme, mais qu’elle entend renouveler significativement.

Saïd et ses collègues indiens sont ainsi des intellectuels entre deux mondes : nés dans les territoires administrés par les Britanniques, ils ont été élevés dans la langue et les savoirs du colonisateur ; par la suite, ils ont rejoint l’Europe ou l’Amérique du nord pour y faire leurs études et sont restés y enseigner. Ils portent la voix des peuples que l’Occident a marginalisés, mais ils le font du cœur même de l’Occident, dans cette langue hégémonique par excellence qu’est l’anglais et depuis ces institutions de pouvoir que sont les grandes universités nord-américaines.

Cette similitude de trajectoires se double d’une proximité théorique qui confère aux textes des intellectuels postcoloniaux un air de famille. Tous cherchent à penser non seulement ce que fut la colonisation pour les peuples qui y ont été soumis, mais également sa continuité, sous des formes plus insidieuses et silencieuses, au-delà des décolonisations des années 1950 et 1960. Ils entendent ainsi exhumer les voix de ceux que la domination de l’Europe a rendu inaudibles : voix des sociétés africaines, arabes ou asiatiques et, parmi elles, voix doublement silencieuses pour appartenir à des groupes minoritaires (femmes musulmanes, paysans et castes subalternes indiennes, etc.). Les textes des intellectuels postcoloniaux s’inscrivent ainsi dans la lignée d’une pensée critique proche du marxisme, mais qu’elle entend renouveler significativement.

Pour eux, il ne s’agit plus uniquement de penser quelles forces politiques et économiques ont entravé le développement du Sud, mais de saisir la domination symbolique qui pèse sur ce dernier et amène à effacer, travestir ou rejeter dans le silence, la parole de celles et ceux qui vivent dans les marges de l’Occident. De ce fait, les intellectuels postcoloniaux ont en commun de prêter une grande attention aux textes (archives, romans, minutes de procès, journaux intimes, etc.) dans lesquels ils traquent les murmures de celles et ceux que le pouvoir a fait taire. L’attention à la textualité de la domination a pour corollaire une grande diversité disciplinaire : spécialistes de littérature ou d’histoire, ces penseurs et penseuses recourent aussi à la psychanalyse, à la philosophie, à la linguistique, tout en continuant à se référer à des savoirs (la sociologie, l’économie, etc.) qui furent importants au moment des décolonisations. Cette hybridité revendiquée a une dernière conséquence importante pour comprendre le mouvement des postcolonial studies.

Saïd introduit L’Orientalisme en se plaçant sous le patronage de Foucault et de son concept de savoir-pouvoir.

Ses principales sources théoriques se trouvent parmi des penseurs hétérodoxes (Gramsci, Foucault, Derrida et de nombreux autres) qui ont eux-mêmes cherché à promouvoir des manières nouvelles et décloisonnées de penser le pouvoir – des penseurs dont on aura noté qu’ils sont occidentaux, accentuant d’autant l’effet de brouillage auquel procèdent ces intellectuels postcoloniaux, critiques de l’Occident mais installés en son cœur même.

La référence à Foucault et Derrida signalerait également l’importance qu’a joué tout un pan de la pensée française dans les études postcoloniales, amenant à s’interroger sur la situation complexe de ces dernières dans un pays qui fut à la fois une puissance coloniale majeure et un important lieu d’élaboration théorique. Les emprunts et le jeu des citations furent en effet fournis. Saïd introduit L’Orientalisme en se plaçant sous le patronage de Foucault et de son concept de savoir-pouvoir. Gayatri Spivak, théoricienne des questions de genre et par ailleurs collègue de Saïd à Columbia, fut la traductrice de De la Grammatologie de Derrida en anglais et proposa de transposer l’idée de la déconstruction dans les études postcoloniales. Et l’on pourrait également signaler l’usage que fit Guha de la linguistique structurale, ou encore, dernièrement, la discussion qu’inaugura une autre voix majeure des postcolonial, l’historien Dipesh Chakrabarty, avec les travaux de Bruno Latour.

La pensée française n’est évidemment en rien la seule source d’influence des penseurs postcoloniaux, qui s’alimentent tout autant de travaux allemands, italiens, anglo-saxons et, bien sûr, indiens ou arabes ; mais elle est suffisamment importante pour amener à se demander ce qui se joua dans la circulation de ces références. En l’occurrence, on ne peut que noter la concordance entre les figures du postcolonialisme et une tradition théorique française qui s’est en grande partie élaborée dans le contexte traumatique de la décolonisation : nombreux sont les penseurs français de la seconde moitié du vingtième siècle qui furent, intimement et professionnellement, liés aux (anciens) mondes coloniaux (Derrida, Bourdieu, Lyotard, Foucault et d’autres vécurent des années souvent décisives en Afrique du nord). Leurs œuvres allaient s’élaborer à ce moment où la pensée française, délestée de toute référence à un universel fantasmé et libérée de la tutelle d’un État qui l’avait utilisée dans une visée impériale, retrouvait une vitalité et une acuité critique nouvelles.

Les emprunts du postcolonialisme à la pensée française la plus critique doivent être compris comme une remise en cause de la stabilité des rationalités occidentales.

À des intellectuels indiens ou arabes vivant aux États-Unis, ces références critiques allaient offrir autant d’appuis pour disséquer le fonctionnement du pouvoir. On touche là à l’un des points de tension de la pensée postcoloniale. Celle-ci, on l’a vu, se veut mise en accusation de la manière dont l’Occident a réduit à un quasi-silence la voix des autres peuples. Dans cette critique, les postcoloniaux incluent en particulier les systèmes culturels et scientifiques par lesquels l’Occident a représenté ses Autres. En filigranes se dit ainsi l’espoir de pouvoir élaborer des manières alternatives de rendre compte des sociétés et des cultures non-occidentales : quand les Arabes parlent du monde arabe ou les Africains de l’Afrique, on peut non seulement attendre qu’ils ne disent pas nécessairement la même chose que des historiens ou des anthropologues occidentaux ; mais on peut aussi espérer qu’ils inventent d’autres formes de discours, de sciences ou de manière de penser, qui ne soient plus ceux de l’Europe.

L’idée d’une alternative épistémologique est ainsi l’un des horizons régulateurs de la pensée postcoloniale. Cependant, cette alternative pose tout autant de problèmes qu’elle n’offre de solutions possibles au problème de l’hégémonie épistémique de l’Occident. Dès la préface qu’il rédigea à la première réédition de L’Orientalisme, Saïd indiquait que rien ne serait plus faux que de voir en son livre un appel à restreindre aux seuls peuples orientaux la capacité à parler de l’Orient. Il s’agirait d’un provincialisme de la pensée, dira plus tard Saïd, tout aussi néfaste que le provincialisme des sciences coloniales. De même, la plupart des penseurs postcoloniaux durent se rendre à l’évidence : on ne se passe pas des sciences et des théories occidentales d’un claquement de doigts tant ces dernières possèdent une épaisseur et une force heuristiques qui les rend incontournables. C’est d’ailleurs sur l’impossibilité de se couper de l’apport des sciences humaines occidentales que s’ouvre Provincialiser l’Europe, autre texte majeur des études postcoloniales et probablement l’un des plus mal lus : car Chakrabarty, son auteur, loin d’y théoriser l’effacement de la raison européenne, comme on l’affirme souvent, y pense au contraire, dans toute ses conséquences, la difficulté à faire émerger des savoirs « décolonisés ».

Les emprunts du postcolonialisme à la pensée française la plus critique doivent donc être compris comme une forme d’alliance entre des penseurs qui mettent en question la stabilité des rationalités occidentales : les uns le font dans une position de décalage à l’Occident, alors que les autres s’y livrent de l’intérieur d’une des traditions théoriques les plus ancrées dans l’histoire de ce même Occident. Cette relation paradoxale – faite d’étrangeté radicale et d’intimité – est peut-être ce qui explique pour partie la réception contrariée des postcolonial studies en France, où elles sont restées à la lisière des universités et des grandes maisons d’édition. Les textes majeurs n’y ont été que peu, et souvent tardivement, traduits. Quant à leurs nombreuses déclinaisons françaises ou francophones, elles demeurent un mouvement d’avant-garde relativement confidentiel.

S’il est certain que jouent ici des raisons politiques – qui tiennent à la difficulté toujours réelle, plus d’un demi-siècle après les indépendances, à regarder ce que furent les colonisations – c’est néanmoins aussi vers des considérations épistémologiques qu’il faut se tourner. Les études postcoloniales sont en effet la fille d’une crise plus générale, qui a traversé la pensée européenne et mondiale depuis la seconde moitié du XXe siècle, lorsque la stabilité et l’universalité de la raison ont été remises en cause, alors que l’Occident s’interrogeait sur le lien existant entre cette dernière et la face la plus sombre de ses politiques (exploitation sans fin des hommes et de la nature, génocides, conflits mondiaux, possibilité de l’apocalypse nucléaire et, dernièrement, environnementale, etc.).

L’inquiétude et les réticences à faire nôtres les réflexions de penseurs arabes ou indiens est, chez nous, sûrement le signe d’une difficulté à penser les failles qui parcourent nos rationalités. Elles indiquent aussi combien les solutions politiques qui furent trouvées dans les années 1960 lorsque s’effondra l’empire colonial français, et qui se traduisirent pas la refondation des idéaux scientifiques, de progrès ou d’universalité, restent partielles. De ce point de vue, les écrits postcoloniaux les plus récents, par exemple chez Chakrabarty, qui cherchent à lier postcolonialisme, raison européenne et changements environnementaux, montreraient combien ce qui dérange dans les postcolonial studies va bien au-delà de notre histoire passée et concerne, plus généralement, ce que nous pensons être et ce vers quoi nous pensons nous diriger.


Thomas Brisson

Politiste, Maître de conférences à l'université Paris 8

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