Économie

Gilets Jaunes vs Macron : la transition écologique dans l’impasse

Économiste

L’évolution du mouvement des « gilets jaunes » occulterait presque deux questions fondamentales posées par la décision de faire peser une fiscalité écologique sur le prix du carburant : est-ce juste et est-ce efficace ? À ces deux questions, l’analyse économique répond clairement par la négative.

C’est au nom de « la transition écologique » et de la nécessité de « libérer les ménages de la dépendance au pétrole » qu’Édouard Philippe a justifié le statu quo : aucune proposition nouvelle n’a été annoncée au lendemain de la mobilisation des « gilets jaunes ». En faisant de la taxe carbone, et donc de la hausse des carburants, l’axe principal de sa politique pour réduire les consommations d’énergies fossiles – un objectif légitime en soit – le gouvernement, aveuglé par une conception idéologique et étroite du rôle que peut et doit jouer la fiscalité écologique, conduit la transition dans une impasse.

Le discours se veut simple et accessible : c’est en augmentant les prix des carburants que les consommateurs vont modifier leurs comportements, en réduisant l’usage qu’ils font de leur véhicule et/ou en achetant des véhicules qui consomment moins ou plus du tout de carburants fossiles. Idem pour les chaudières au fioul où l’accent est mis sur leur remplacement au profit de chaudières à granulés de bois, ou au gaz. L’exemple du tabac est souvent pris en exemple : l’augmentation de son prix, au nom d’impératifs de santé publique, n’a-t-il pas réduit sa consommation ?

Peu d’impacts sur les comportements

Pourtant, quand une dépense est contrainte à court terme, augmenter les prix ne conduit pas nécessairement à réduire la consommation. Ou très peu. Les économistes disent que l’élasticité-prix – c’est-à-dire la sensibilité de la consommation aux prix – est faible ou très faible. Dans le cas des carburants, cette élasticité est généralement comprise entre -0,1 et -0,35 : quand le prix des carburants – et notamment du gazole – augmente de 10%, la consommation baisse de 1 à 3,5%. Pour obtenir une baisse de consommation d’au moins 10 % – et potentiellement 35% – et ainsi avoir un effet non nul en matière de lutte contre le réchauffement climatique, il faudrait donc doubler le prix des carburants.

Doubler les prix n’est pas ce qui est prévu par le gouvernement d’Emmanuel Macron qui a entériné une hausse de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) de 23 centimes par litre pour le gazole d’ici à 2022, et de 11,5 centimes pour le sans-plomb, soit une hausse des prix comprise entre 7 et 15 % environ par rapport aux prix actuels (environ 1,5 euro le litre). En conséquence, la baisse prévisible de la consommation de carburants se limitera à quelques pour cents à l’horizon 2022.

Un ordre de grandeur que l’on retrouve lorsque l’on compare les volumes globaux de carburants utilisés par le trafic routier entre 2007, juste avant la crise économique (53,4 millions de mètres cubes) et 2013, soit le plus bas point de consommation de ces dernières années (47,8 millions de mètres cubes). La baisse de la consommation est limitée à environ 7%. Dans le même temps, les prix de l’essence et du gazole avaient pourtant augmenté d’environ 30%. Difficile donc d’en conclure que l’augmentation des prix des carburants conduit à des baisses de consommation importante et significative du point de vue de la lutte contre les dérèglements climatiques. Les niveaux de consommation sont depuis, par ailleurs, repartis à la hausse (+4% entre 2013 et 2017).

A court-terme, le niveau de consommation des carburants est donc peu sensible à l’évolution des prix : le signal-prix, évoqué par tous les promoteurs de la taxe carbone, fonctionne assez mal, avec un effet des plus limités sur les consommations collectives. Or, en matière de lutte contre les dérèglements climatiques, c’est bien le volume total de carburants consommés, et donc la totalité des émissions de gaz à effet de serre relâchés dans l’atmosphère, qui compte.

Renforcement des inégalités

Bien que limité, l’impact de l’augmentation des prix sur la consommation est fortement différent en fonction du type des ménages. C’est un effet bien connu, et par ailleurs constaté dans le cadre de l’augmentation des prix du tabac. Dans le cas du tabac, on a ainsi pu observer que l’augmentation du prix, combinée aux messages de prévention, a d’abord réduit la consommation de tabac des classes sociales aisées, renforçant ainsi les inégalités de santé au détriment des populations les plus pauvres.

Une observation qui vaut également ici : la sensibilité-prix du budget des ménages aux prix des carburants dépend fortement du niveau de vie. Alors que les 10% des ménages les plus riches font trois fois plus de kilomètres que les 10% les plus pauvres, on calcule qu’ils réduisent bien moins leur consommation, en cas d’augmentation des prix, que les ménages pauvres. Le signal-prix fonctionne très mal pour les ménages qui ont les moyens d’y faire face, et leurs comportements sont très peu modifiés.

Pourtant, ces mêmes 10% des ménages les plus aisés émettent quatre fois plus de carbone que les 50% les plus pauvres. Un foyer parmi les 10 % les plus riches a donc une empreinte carbone vingt fois supérieure à celle d’un foyer appartenant aux 50 % les plus pauvres. Avec une telle politique, le mode de vie extrêmement polluant des ménages les plus riches est donc épargné, tandis que les ménages les plus pauvres sont ceux qui paient le prix le plus fort.

En effet, les ménages pauvres motorisés ont en moyenne des véhicules plus anciens et moins efficaces que les plus riches. Ils sont d’ailleurs bien plus exposés à l’augmentation des prix des carburants : les 20% les ménages les plus pauvres consacrent plus de 7,5% de leur budget aux carburants, contre moins de 4% pour les 10 % les plus riches.

C’est la triple peine pour les ménages pauvres : plus exposés que les ménages aisés à l’augmentation des prix des carburants, disposant de moins de moyens pour la supporter et sans avoir nécessairement la possibilité de changer de véhicule ou de chaudière. Ce dernier point est essentiel : on montre aisément que plus de 50% du budget des ménages les plus pauvres sont des dépenses « pré-engagées »,  c’est-à-dire contraintes.

Une conversion est-elle possible ?

Quand on est pauvre et quand le prix des carburants augmente, on ne change donc pas de véhicule comme on change de chemise. On vit avec : quand on n’a pas les moyens d’en changer, on vit avec son véhicule polluant ou sa chaudière au fioul le plus longtemps possible, et on se restreint sur d’autres consommations, sur la qualité du chauffage ou sur les déplacements : une telle politique conduit à une éviction par les prix. Le prix n’est plus alors un « signal » pour inciter à encourager un changement de comportement, mais une barrière empêchant de satisfaire une mobilité ou un besoin de chauffage contraint, au moins à court terme.

Le gouvernement affirme vouloir répondre à cette situation avec, du côté du chauffage, une très faible augmentation du chèque énergie (de 150 à 200 euros) et une prime à la conversion – non précisée à cette heure – pour faire disparaître les chaudières au fioul d’ici à 10 ans. Du côté des véhicules, il propose une prime à la conversion qui pourra atteindre 4000 euros pour les 20% de français les plus pauvres. Soit des personnes dont le niveau de vie est inférieur à 12 550 euros, avec une faible capacité à acheter des voitures hybrides ou électriques dont le prix d’achat peut atteindre deux fois leur revenu annuel.

C’est d’ailleurs un des effets pervers observé : les 250 000 primes de conversion déjà versées à ce jour ont servi à acheter des véhicules à moteur thermique pour 93 % d’entre eux (dont 47 % de Diesel) et à peine 7 % pour des véhicules hybrides ou électriques. Alors que 8,7 millions de véhicules polluants arpentent les routes françaises, le gouvernement n’a d’ailleurs budgété qu’un million de primes de conversion, soit à peine 11,5 % des véhicules polluants.

La hausse des prix et la prime de conversion enferment donc la quasi-totalité des ménages, qu’ils aient acheté un nouveau véhicule – pour la plupart avec un moteur thermique – ou non, dans une forte dépendance aux futures évolutions des prix des carburants, que ces prix soient poussés à la hausse par l’augmentation de la taxe carbone ou par les marchés internationaux.

Par ailleurs, les économies promises aux ménages avec l’achat d’un véhicule thermique plus efficace grâce à la prime à la conversion ne seront rien dans le cas où les gouvernements prochains voudraient atteindre une baisse de la consommation des carburants qui soit significative du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique. Est-ce qu’investir plus d’un milliard d’euros sur le quinquennat pour un tel résultat est digne d’une politique écologique ambitieuse ?

D’abord réduire les besoins de mobilité et les besoins de chauffage ?

En faisant de la hausse des carburants le signal-prix qui doit conduire les habitants du pays à changer de véhicules et à changer de chaudière, sans réduire leurs besoins de mobilité et leurs besoins de chauffage, Emmanuel Macron et le gouvernement se font prisonniers d’une idéologie qui empêche d’agir sur les causes structurelles d’une trop grande dépendance aux énergies fossiles.

Mettre fin à l’étalement urbain et rapprocher les activités économiques des lieux de travail – plutôt que les éloigner des zones déjà urbanisées – relocaliser les services publics et assurer la pérennité des commerces de proximité, développer les transports en commun et les mobilités douces, sont autant d’axes prioritaires pour réduire les besoins de mobilité carbonée.

Dans un rapport récent, l’OCDE indique d’ailleurs que certaines aides publiques favorisent la destruction des habitats naturels et l’étalement urbain. C’est notamment le cas de la taxe d’aménagement, qui est due à l’occasion d’opérations de constructions immobilières, qui pourrait être modulée pour favoriser les activités peu consommatrices d’espace et éviter des projets qui conduisent à renforcer l’étalement urbain et à des zones périurbaines sous-densifiées. N’est-il pas temps d’économiser les sols, de réutiliser ceux déjà artificialisés et proches de systèmes de transports existants ?

Alors qu’un projet de loi d’orientation des mobilités est actuellement en cours de préparation par la ministre des Transports Elisabeth Borne, il apparaît plus que saugrenu que le gouvernement s’entête à soutenir la construction de nouvelles autoroutes urbaines ou périurbaines à Strasbourg (GCO), Castres (A69) ou Rouen (Liaison A 28-A 13), alors que dans le même temps il encourage ou valide tacitement la fermeture de lignes et gares de proximité, comme dans le Sud de la France ou dans le Massif central.

Les services de transports de l’État de Californie viennent d’ailleurs de reconnaître que l’élargissement d’autoroutes existantes, ou la construction de nouvelles autoroutes génère un trafic induit supplémentaire qui ne peut, à terme, que conduire à la saturation des nouveaux axes : plus de routes implique plus de trafic. Poursuivre la construction de nouvelles autoroutes conduit donc, inéluctablement, à encourager de nouveaux déplacements, notamment liés à l’étalement urbain, et donc à une consommation supplémentaire de carburants que le gouvernement prétend pourtant vouloir réduire.

De même, réduire les besoins de chauffage des ménages par un plan d’investissement massif dans la rénovation et l’isolation de l’existant devrait être un effort constant des pouvoirs publics. Ce n’est pas le cas aujourd’hui : le gouvernement ne vient-il pas coup sur coup de diviser par deux le crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) – notamment pour aider les ménages à installer des menuiseries plus efficaces – et d’amputer au budget de l’écologie près de 600 millions d’euros tirés du produit des taxes sur le carburant ?

Pourquoi exonérer les entreprises les plus polluantes de la taxe carbone ?

Comment justifier également une politique de hausse des prix des carburants pour les ménages quand les entreprises sont soit exonérées de ces hausses – notamment dans l’aérien et le transport maritime – ou peu touchés par le très faible montant du prix du carbone sur le marchés des quotas européens ? Qui plus est lorsque le produit de ces taxes ne servent pas, en majorité, à financer les politiques de transition écologique qui sont pourtant sous-financées ?

En défendant une politique fiscale inefficace et anti-reditributive, et en refusant d’accompagner la fiscalité écologique d’un plan de transition capable de réduire les contraintes de mobilités et de chauffage qui pèsent sur les ménages, Emmanuel Macron et le gouvernement sont en train de ruiner le consentement à l’impôt. Notamment le consentement à la fiscalité écologique qui, bien pensée et réfléchie, pourrait être utile pour que les ménages les plus riches réduisent leur niveau de pollution.

Alors que la crise écologique ne cesse de s’aggraver, ils prennent également le risque de rendre impopulaire la transition écologique. Un risque qu’il faudrait pourtant durablement et à tout prix écarter : ne serait-il pas temps de s’assurer que la politique écologique et climatique n’aggrave pas les inégalités mais, qu’au contraire, elle contribue à les réduire en nous permettant d’aller vers plus de justice fiscale et sociale ?


Maxime Combes

Économiste, Membre d'Attac