Economie

Silver economy : seuls les plus riches auront-ils le droit de (bien) vieillir ?

Économiste

Cette semaine se tient à Paris la Silver Economy Expo, « salon professionnel des services et technologies pour les seniors ». Si le vieillissement de la population représente une aubaine pour les entreprises, il ne faudrait pas oublier que la silver economy, en ce qu’elle accompagne le vieillissement, se situe à la frontière de la protection sociale. Et que cela pose dès lors la question des inégalités d’accès à cette économie : sans intervention de l’État dans ce secteur, on risquerait de se retrouver dans une situation où seuls les plus riches auraient le droit de bien vieillir.

Un article du Figaro prévenait récemment : « le nombre de personnes de plus de 60 ans en situation de dépendance – au nombre de 1,24 millions actuellement – pourrait doubler d’ici 2060 ». Fréquemment traité par les médias généralistes, le thème du vieillissement de la population apparaît désormais comme un enjeu de nos sociétés contemporaines.

Sur la base de projections démographiques annonçant le vieillissement de la population, est apparue l’idée de la construction d’un nouveau champ économique censé fournir les solutions pour faire face aux enjeux liés. Ce champ, la silver economy, recouvre l’ensemble des biens et services produits pour répondre aux besoins existants et émergents des « séniors ». La création d’une silver economy en France est soutenue par les pouvoirs publics. Le Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective (CGSP), qui se présente comme un bureau d’études rattaché au Premier ministre, avait publié en 2013, conjointement avec des acteurs privés, un rapport en faveur de la création d’une filière silver economy. Elle est depuis récurrente dans les directives du gouvernement comme moyen de subvenir aux besoins du vieillissement (loi vieillissement, « guide de l’autonomie et du vieillissement », réforme de la santé de 2018…).

La silver economy correspond explicitement à la création d’un marché généralisé, supposé répondre aux besoins des séniors. Ce marché est présenté comme évident et logique, puisque l’augmentation en proportion du nombre de personnes âgées entraînerait mécaniquement un accroissement des besoins, interprété comme une augmentation de la demande, auxquels de nouvelles offres économiques viendraient répondre. Néanmoins, il est nécessaire de s’interroger sur l’évidence de cette mise en place d’un marché dédié aux séniors. En effet, vieillissement et protection sociale sont intrinsèquement liés dans le système français, par ses effets sur les retraites, la santé, et particulièrement sur la problématique de la dépendance. Ce marché de la silver economy viendrait ainsi cohabiter avec une prise en charge du vieillissement par la protection sociale telle qu’organisée actuellement. Toutefois, cette construction d’un marché dédié interroge sur les modalités de ses rapports avec le système de protection préexistant.

Il existe tout un contexte démographique et économique qui justifierait l’idée d’une construction d’un marché dédié aux séniors.

Il est, dans un premier temps, nécessaire de mieux saisir ce que représente ce nouveau champ économique qu’est la silver economy. Pour cela, le rapport du CGSP représente un témoin des réflexions portées par les acteurs de la silver economy. Il structure un ensemble d’actions de soutien à la silver economy, puisqu’il aboutit à la rédaction du contrat de « filière silver économie ».

L’accroissement de la population âgée en France s’explique par le vieillissement des générations dites des baby-boomers, si bien que la peur d’un papy-boom est souvent évoquée, avec une personne sur trois âgée de plus de 60 ans d’ici 2050. L’espérance de vie tend aussi à s’accroître. Elle passerait de 81 ans à 86 ans d’ici 2050. À ce contexte démographique, les acteurs ajoutent que l’économie pourrait bénéficier des retombées de la création d’une silver economy. La portée créatrice d’emplois, et de richesses, de cette « filière » ne semble faire aucun doute pour ses acteurs. « Nous avons voulu nous placer au cœur de la bataille pour l’emploi », annonçait alors Arnaud Montebourg. Il est attendu la création de 300 000 emplois dans le secteur de l’aide à domicile d’ici 2020. Il existe donc tout un contexte démographique et économique qui justifierait l’idée d’une construction d’un marché dédié aux séniors.

Dans sa conception, la silver economy ambitionne de fournir des produits capables d’accompagner les individus dans leur vieillissement, notamment face à la dépendance. Les biens et services produits sont regroupés selon les besoins auxquels ils sont censés répondre ou face à certaines caractéristiques des séniors. Le tourisme spécialisé est un de ces premiers marchés anticipés. Il se fonde sur l’augmentation du temps de loisir à disposition des personnes âgées, sur leurs préférences culturelles et leurs caractéristiques physiques. Ce tourisme est vu comme spécialisé, puisqu’il doit respecter les capacités physiques, et s’accompagner de services complémentaires comme la gestion de l’animal de compagnie ou l’entretien du jardin personnel en l’absence du propriétaire. Ensuite se pose la question du financement des dépenses de santé liées au vieillissement.

L’élévation du niveau de vie moyen des plus de 65 ans s’est accompagné d’un accroissement des disparités entre les classes d’âge et en leur sein.

Pour ce même rapport, le deuxième grand marché doit proposer des services bancaires et assurantiels destinés aux séniors. Il est alors recommandé que se développent des produits financiers, des crédits à la consommation, ou encore les prêts hypothécaires viagers, pour financer les dépenses en équipements ou en aménagement de l’habitat. Enfin, le troisième marché de la silver economy est celui des gérontechnologies. Il s’agit de l’incarnation la plus significative de la silver economy dans l’imaginaire collectif. Ces innovations prennent différentes formes, comme la téléalarme, la téléassistance ou encore les « smart-homes », qui comprennent les évolutions de l’habitat permettant aux personnes dépendantes de demeurer plus longtemps à leur domicile. Comme exemples représentatifs de ces gérontechnologies, il est possible de citer les éclairages automatiques, les systèmes de fermeture automatique des portes et des volets, ainsi que l’ensemble de la domotique jusqu’aux robots compagnons.

La silver economy se présente comme une réponse au vieillissement, couvrant de nombreux secteurs d’activités. Cette présentation de la silver economy fait émerger plusieurs questionnements. Si ce nouveau champ économique entend produire biens et services, il faut pointer l’éventualité d’une dépendance aux services. En effet, l’installation, l’explication de l’utilisation, l’entretien, jusqu’au fonctionnement, de nombreux biens produits, notamment les gérontechnologies, risquent d’être tributaires de la prestation d’un service pour être véritablement consommés. L’intérêt des personnes âgées pour de telles technologies reste à valider. Il se pose aussi la question des caractéristiques des séniors et leur anticipation.

Si les auteurs proposent de mobiliser une double distinction avec le niveau de revenu et le niveau de santé comme paramètres, d’autres variables influenceront le comportement de consommation (localisation, appartenance à une classe sociale, rapport à la famille…). Cependant cette double distinction permet de mettre en évidence les inégalités qui peuvent exister entre les personnes âgées. En effet, l’élévation du niveau de vie moyen des plus de 65 ans s’est accompagné d’un accroissement des disparités entre les classes d’âge et en leur sein. Or le coût des technologies proposées pourrait être un frein indéniable dans une telle configuration de population. Ainsi, il se pose véritablement la question de la solvabilité des séniors pour que ce nouveau marché dédié puisse exister.

La participation des acteurs de la protection sociale semble indispensable pour que la silver economy émerge comme marché généralisé.

Certains de ces problèmes sont identifiés par les acteurs, pour qui ils légitiment leur appel à une intervention de la puissance publique. Les besoins de financement des offres, la mise en place de services complémentaires, les ambitions d’accompagnement dans le vieillissement, questionnent la place de la silver economy, et ses rapports éventuels avec la protection sociale.

Les problématiques que nous avons soulevées indiquent que, pour émerger, la silver economy va nécessiter l’intervention d’autres acteurs. La finalité de réponse au vieillissement associée explicitement à une large partie de sa production aiguille vers des réflexions sur de possibles liaisons entre ce nouveau champ et la protection sociale. Pour cela il va d’abord être indispensable de présenter le système de protection sociale tel qu’il existe actuellement.

Dans le cas du vieillissement, la protection sociale se fait par le biais d’acteurs multiples. Le système de retraite est une première forme de protection. Il témoigne de l’intervention d’acteurs publics dans la protection du vieillissement. L’existence d’aides sociales dédiées aux personnes âgées, comme l’allocation personnalisée d’autonomie illustrent aussi cette protection provenant d’acteurs publics, ou politiques. Des acteurs économiques prennent également part à la protection du vieillissement et ce avant l’idée d’une structuration d’un marché dédié. On pense ici par exemple aux biens médicaux que sont les prothèses ou les appareils auditifs. Le marché contribue ainsi à la production de biens et services de protection sociale. Bien que peu mesuré, il faut aussi expliciter le rôle que jouent les aidants informels (famille, proches) dans la protection sociale du vieillissement.

La silver economy se situe à la frontière de la protection sociale, puisque l’ensemble de ses activités ne peut y être rattaché. Le tourisme spécialisé ne cadre guère avec les missions de protection. Cependant, au regard de la pluralité des offres proposées en silver economy, la jonction peut se faire sur plusieurs points. D’abord, le financement du champ est possible à travers les retraites et le versement d’aides sociales. La création d’un marché généralisé serait tributaire de ces formes de protection qui représentent des financements potentiels des offres proposées par le champ. À l’inverse, les services bancaires et assurantiels proposés pourraient venir financer l’acquisition d’une protection pour les personnes souscrivant à ces services. Ensuite, les gérontechnologies, et leurs volontés d’aide dans le vieillissement peuvent représenter une forme de protection. Certains biens peuvent aussi être rattachés au risque maladie, comme les piluliers connectés, les bracelets géo-localisateurs pour personnes souffrant d’Alzheimer ou encore la kinésithérapie rééducative en réalité virtuelle. En effet, ces biens contribuent à la prise en charge dans sa dimension de soins et non dans celle de gestion du vieillissement. De plus, en proposant des biens bénéfiques aux aidants, la silver economy tente de cohabiter avec un système de solidarité familiales. Il faut noter que la participation des acteurs de la protection sociale semble indispensable pour que le champ émerge. Cependant, l’instauration de la silver economy, comme marché généralisé, si elle semble évidente pour ses acteurs n’est pas effective à ce jour.

Se pose la question des inégalités d’accès à la silver economy : il serait possible de tomber dans un schéma où seule la capacité économique ferait protection contre le vieillissement.

L’effectivité de la construction d’un marché est analysable à travers quatre conditions (voir les travaux de Coriat et Weinstein, 2005). La première de ces conditions porte sur l’existence d’un « accord sur la qualité du produit ». La complexité de la production du champ ne permet pas de remplir cette condition. L’hétérogénéité des produits (biens et services), la multiplicité des bénéficiaires, la dépendance au service, ne permettent pas encore d’observer une convention sur la qualité. Les acteurs ont conscience de ce problème puisqu’ils proposent de recourir à une « labélisation contrôlée ». La deuxième condition est celle qui s’intéresse à l’organisation entre les acteurs. Les difficultés de coordination soulignées témoignent des difficultés rencontrées par le marché pour émerger. Ce fait semble imputable à la diversité des types d’acteurs. Les conditions de fixation des prix incarnent un troisième moyen d’observer la construction d’un marché. Cependant, en silver economy, la question reste peu abordée si ce n’est pour pointer les difficultés de tarification. Or, les rapports avec des prestations sociales seraient à aborder, tout comme la question de la fixation des prix dans le cas d’une demande fragmentée. Enfin une architecture sociale est nécessaire pour qu’un marché soit effectif. Cependant elle n’est pas observable, si bien que les acteurs appellent à mettre en place des bouquets de service afin de catégoriser certains acteurs entre producteurs, intermédiaires et enseignes de centralisation.

L’absence de réalisation du marché peut être imputable à la jeunesse du champ, mais elle peut aussi s’expliquer par le fait que les acteurs de la protection sociale semblent être indispensables au fonctionnement de la silver economy. L’intervention de l’État est par ailleurs tout autant souhaitée, ce qui renforcerait les dépenses publiques. Cette intervention semble pour les acteurs du champ légitime vu les attentes en termes de création d’emplois et de richesses associées au champ. Dans une époque où les débats sur le poids des dépenses publiques dans le budget national sont forts, la silver economy se pose alors comme un marché paradoxal.

La silver economy, comme construction d’un marché généralisé dédié au vieillissement, est vue par ses acteurs comme une réponse logique aux évolutions démographiques. Si le contexte économique est considéré comme propice à la création d’un nouveau champ économique, sa mise en place est plus complexe que ce qui transparait dans les discours. Son évidence est à remettre doublement en cause. D’une part le marché n’émerge pas spontanément. Et d’autre part, il s’agit d’un choix de société, et plus particulièrement d’une transformation fondamentale de la prise en charge du vieillissement dans la protection sociale. En effet, il se pose alors la question des inégalités d’accès à ces offres, et donc à la protection qu’elle confère. Si toutes les offres silver economy n’accroissent pas le niveau de santé, un certain nombre d’entre elles permettent de bénéficier d’un vieillissement plus agréable. En ne pouvant bénéficier de la protection que par sa capacité économique, l’individu deviendrait tributaire du marché pour lui fournir protection. Alors, il serait possible de tomber dans un schéma, où seule la capacité économique ferait protection contre le vieillissement, et de se retrouver face à une population protégée car aisée. Ce scénario extrême met en évidence les transformations engendrées par l’institutionnalisation d’un marché du vieillissement et les dérives que celui-ci porte en lui.


Quentin Oget

Économiste, Doctorant à l'Université de Reims Champagne-Ardenne