Mexique : un nouveau président face à la violence
Le 14 septembre dernier, dans la périphérie de Guadalajara, la seconde ville du Mexique, les habitants se réveillèrent face à un camion réfrigéré, stationné à la marge de leur quartier. Le semi-remorque, abandonné la veille, ne semblait appartenir à personne. Quelques habitants s’en sont alors prudemment approchés, défiant l’odeur de putréfaction. En ouvrant la remorque, ils trouvèrent 273 cadavres, plus ou moins en décomposition, enveloppés dans des sacs poubelles et entassés les uns sur les autres, du sol au plafond.
Dans les témoignages rapportés par la presse mexicaine, certains habitants indiquèrent qu’ils étaient habitués à trouver des cadavres autour de leur quartier, laissés là dans l’attente que quelqu’un appelle la police ou une ambulance, pour les embarquer. Mais ce camion défiait la chronique. Au-delà du volume de cadavres abandonnés sous le soleil de l’État du Jalisco, il fut rapidement révélé que le camion était une morgue réfrigérée ambulante, propriété du Ministère de la justice du Jalisco [1].
Dans cette région du Mexique, les morgues « traditionnelles » sont pleines. Le gouvernement local achète donc des semi-remorques réfrigérés, afin de stocker les cadavres, qui sont entreposés sans être identifiés ou consignés dans un quelconque registre médico-légal. Dans le Jalisco, en dix ans, plus de 4 000 personnes sont officiellement portées disparues.
La violence contemporaine au Mexique : vivre durement, mourir facilement
Dans les médias mexicains, cet épisode fut rapidement englouti par les anecdotes qui nourrissent la « guerre contre la drogue » et son lexique, peuplé de termes comme « la violence », « les narcos », « les cartels », « le crime organisé », ou « l’État ».
Ce vocabulaire et sa litanie n’ont d’équivalent que les interminables listes de statistiques d’homicides, présentées comme l’alpha et l’oméga de l’analyse des crises que connaît le pays depuis 2006. Ils participent tous de la banalisation de la violence au Mexique : des mots et des chiffres que plus personne ne voit ou ne lit.
Surtout, ils masquent l’ignorance et le manque de données fiables face aux dynamiques locales de violence dans le pays, un fardeau qui explique, en partie, l’échec des stratégies de sécurité publique mises en place depuis le lancement de la « guerre contre la drogue », en 2006.
Au moment de l’intronisation du président-élu, Andrés Manuel Lopez Obrador (dit « AMLO »), le 1er décembre, certains chiffres doivent pourtant être rappelés afin d’insister sur l’ampleur de la crise mexicaine.
Le Président Enrique Peña Nieto, au pouvoir de 2012 à 2018, laisse un pays marqué par des dizaines de drames qui vont bien au-delà de la violence exercée par les groupes criminels. Ils impliquent, de façon directe ou indirecte, l’État mexicain à tous les échelons, tant en raison de la corruption et de l’impunité, que de la participation active des autorités et des forces publiques de sécurité à la violence. Si la prolifération et l’accroissement de la puissance des organisations criminelles mexicaines sont une réalité indéniable, elles ne peuvent être comprises hors des collusions avec l’État mexicain.
Entre 2012 et 2018, aucune année n’a connu moins de 20 000 morts. Dans ce contexte, 2017 fut l’année la plus violente de l’histoire mexicaine, avec 29 168 homicides recensés et un taux d’homicide national de 20,51 pour 100 000 habitants. Si l’on se penche sur différentes catégories d’analyse de la violence, il faut rappeler que plus de 38 000 personnes ont officiellement disparu depuis 2007, un chiffre probablement très sous-évalué. Les « féminicides » – les meurtres de femmes en raison de leur sexe, une catégorie reconnue au Mexique – ont quant à eux augmenté de 72.2% entre 2015 et 2017. Enfin, 12 journalistes ont été assassinés durant l’année 2017, portant le total à 40 durant le sexennat écoulé.
De plus, l’Association Nationale des Maires du Mexique (ANAC) a révélé que, entre le début du mandat de Peña Nieto en 2012 et le 31 décembre 2017, 60 maires ont été assassinés. Actuellement, un élu local a 12 fois plus de chances d’être assassiné qu’un citoyen commun, une réalité observée durant les dernières campagnes électorales : entre septembre 2017 et le 1er juillet 2018, plus de 130 candidates et candidats ont été abattus. Près d’un toutes les 48 heures.
L’année 2018 sera pire. Depuis janvier, chaque mois qui passe alimente ce qui deviendra, encore une fois, l’année la plus violente de l’histoire du Mexique. Alors que l’année n’est pas terminée, plus de 28 000 personnes ont été assassinées : ce sont 95 homicides par jour. En trois ans, le nombre d’homicides a augmenté de 87.6%.
La réponse de l’État mexicain : la guerre
Face à ces dynamiques sociales complexes, les réponses étatiques sont unanimes depuis douze ans : « la guerre contre la drogue », les gouvernements mexicains successifs délaissant, année après année, toute perspective de développement des institutions civiles de police et de sécurité.
À la suite de son prédécesseur Felipe Calderon, Enrique Peña Nieto avait suivi un modèle de sécurité publique fondé sur le recours à l’armée dans des tâches de police et de sécurité intérieure, et sur une stratégie nationale de centralisation des forces de police qui fait disparaître les éléments locaux – les polices municipales notamment – en faveur d’un commandement centralisé et vertical, placé sous contrôle fédéral.
Depuis 2006, ces stratégies connaissent un échec cuisant. Le nombre d’organisations criminelles en activité ne fait qu’augmenter, ainsi que la violence, battant en brèche les explications selon lesquelles la fragmentation de grands cartels en cellules plus petites pourrait permettre de les faire disparaître. De plus, l’armée est impliquée dans des dizaines de cas de disparitions forcées, d’exécutions et de torture. Ainsi, selon les chiffres de l’INEGI (l’équivalent de l’INSEE) portant sur la population carcérale mexicaine, 87% de ceux qui ont été arrêtés par l’armée ont déclaré avoir été torturés, ou avoir reçu des traitements dégradants. Le chiffre est de 81% pour la Police fédérale.
Contre vents et marées, Enrique Peña Nieto, quelques mois avant la fin de son mandat, avait soutenu une « Loi de Sécurité intérieure » qui cherchait à faire entrer les activités de l’armée sur le territoire national dans un cadre légal. Cette loi, combattue par AMLO, alors député, avait été adoptée par le Congrès en novembre 2017. Après plusieurs recours, elle a finalement été déclarée inconstitutionnelle par la Cour Suprême. Celle-ci a déclaré, le 15 novembre 2018, que le Congrès avait outrepassé ses droits, qu’il n’avait pas su faire la différence entre sécurité intérieure et sécurité publique, et que les traités portant sur les droits de l’homme et l’utilisation de l’armée sur le territoire national limitaient celui-ci à des cas exceptionnels, en aucun cas transposables en texte de loi.
En tant que figure historique de la « gauche » mexicaine, il était attendu qu’AMLO, une fois élu, défende une stratégie qui aille contre celle de son prédécesseur, et favorise enfin les institutions civiles. Il n’en fut rien.
Le 16 novembre 2018, au lendemain de la décision de la Cour Suprême, AMLO présenta son « Plan de Sécurité ». Il provoqua un tremblement de terre en déclarant qu’il souhaitait lui aussi placer la sécurité nationale sous le mandat direct de l’armée, en créant une nouvelle force fédérale nommée « Garde nationale » et appelée à rassembler des membres de l’armée de terre, de la marine et de la police fédérale, cette dernière, pourtant créée il y’a à peine dix ans, étant déclarée incompétente et vouée à disparaître. La Garde nationale serait placée sous un commandement unique et militaire.
AMLO justifie sa décision par l’état de délabrement des forces de police, arguant qu’il n’a d’autre option que de confier la sécurité nationale à l’armée. Il a en partie raison : les polices mexicaines – à l’exception de la Police fédérale – sont trop peu nombreuses et dans un état lamentable. Elles sont profondément corrompues, mal payées et peu ou pas entraînées. Une étude publiée l’année dernière par le Ministère de l’Intérieur, révéla que sur les 128 922 policiers fédérés actifs dans le pays, 56,8% n’a validé aucun examen de « formation basique » à son métier. Autrement dit, plus de la moitié des effectifs ne remplissent aucun des critères les plus basiques pour être policier.
Pour faire face à cette situation, AMLO a déclaré qu’en plus des effectifs déjà actifs dans les forces armées, il allait recruter et former 50 000 nouveaux éléments en trois ans. Plusieurs experts mexicains ont déjà fait remarquer que sur les dernières vingt années, l’armée n’a augmenté ses effectifs que de 34 000 hommes supplémentaires, au prix d’un effort déjà considérable. L’objectif de recrutement d’AMLO paraît impossible.
Enfin, le président-élu poursuivit quelques jours plus tard en affirmant que, afin de permettre à l’armée d’assurer pleinement ces tâches de police, il réformerait la Constitution pour autoriser les déploiements et éviter, à son tour, de se faire retoquer par la Cour Suprême. Une telle réforme, aujourd’hui combattue par une grande partie de l’opinion publique mexicaine, de gauche comme de droite, devrait passer, le parti d’AMLO, « Movimiento de Regeneracion Nacional » (MORENA) possédant la majorité absolue au Congrès.
Le choix d’AMLO pose plusieurs questions. En premier lieu, celle du poids réel de l’institution militaire dans les décisions politiques et stratégiques de ce Président « progressiste ». Ensuite, la pertinence stratégique de poursuivre, et d’augmenter à la fois la militarisation du pays, et l’affaiblissement – irrémédiable ? – des institutions civiles de sécurité. Au-delà de l’échec patent de la posture militariste des douze dernières années, la priorité était de réformer et de professionnaliser les forces de police, à travers un effort financier, institutionnel et politique certes immense, mais indispensable à long terme. Il s’agissait de faire face à la situation dramatique du pays et de changer de stratégie, pas de créer une énième force fédérale, centralisée, faisant table rase de tout effort institutionnel passé.
Un nouveau modèle de sécurité publique fondé sur les institutions civiles locales
Surtout, la politique annoncée d’AMLO illustre l’entêtement de la politique publique de sécurité mexicaine, tous partis et présidents confondus. Si le défi est à la fois politique et institutionnel, il est également stratégique et méthodologique. Et ce dernier aspect est crucial.
En effet, au-delà des statistiques d’homicides, le Mexique est aveugle face aux dynamiques locales de la violence. Cela est dû à plusieurs dynamiques, que la prochaine administration devrait urgemment affronter. D’une part, 93% des délits et 95% des homicides ne sont jamais dénoncés, principalement à cause du danger qu’implique le dépôt d’une plainte. Parmi ceux qui sont dénoncés, seul 1% des crimes font ensuite l’objet d’une enquête de police ou judiciaire. Au Mexique, on tue avant tout parce que c’est parfaitement impuni.
D’autre part, et cela en est la conséquence directe, on ne sait presque rien sur « qui tue qui », sur le « comment » et le « pourquoi » des crimes ; sur les conditions de vie dans les municipalités les plus violentes du pays ; sur le rôle, le comportement ou la sociologie, en leur sein, des groupes armés ou criminels ; sur les autorités qui gouvernent de facto des centaines de municipalités du pays, qu’elles soient « illégales », en col blanc, ou qu’elle constitue une collusion des deux.
Surtout, les centaines d’initiatives publiques ou privées lancées pour endiguer les violences continuent d’être caractérisées par un éloignement, tant physique qu’analytique, des réalités locales qu’elles prétendent résoudre, imposant des concepts macro-logiques qui ne ne répondent en rien aux dynamiques locales de la violence. En cela, la Garde Nationale pêche encore par une conception centralisatrice, imposée par le haut – le pouvoir fédéral – de façon uniforme à tout le territoire mexicain, sans aucune coordination avec les échelons politiques locaux, pourtant fins connaisseurs des dynamiques de violence ayant cours sur leurs territoires.
De ces approches dérive un manque criant de compréhension des spécificités locales. Tant que l’on ne changera pas la focale avec laquelle on cherche à comprendre et analyser ce qui se déroule au Mexique, il sera impossible de construire les mesures indispensables à l’attention de l’échelle locale. Et cela est vrai tant pour les pouvoirs publics que pour le monde de l’expertise, de l’analyse ou de la recherche universitaire. Une fois transformées en politiques publiques de sécurité, ces analyses, qui ne reposent sur aucun fondement empirique, aucune connaissance du terrain ou des dynamiques sociales propres à une région donnée, sont donc vouées à l’échec.
Il est urgent de se pencher sur ce qu’il se passe concrètement dans les municipalités les plus violentes du pays. Ce qu’il manque, ce sont des connaissances locales fines qui permettraient de penser des politiques publiques qui correspondent aux réalités et aux besoins de ces municipalités, loin de l’uniformisation explicative par le « crime organisé ». Celui-ci n’est qu’un des versants des violences que connaît le pays. C’est sans aucun doute un catalyseur de dynamiques sociales et économiques particulièrement vulnérables.
En cela, le développement des organisations criminelles participe de la destruction du tissu social à travers l’usage de la violence sous ses multiples formes (extorsion, vente de drogues, trafic d’être humains, violence contre les femmes, contrôle territorial et imposition de normes), mais également à travers la diffusion, notamment chez les jeunes, de modèles d’ascension sociale particulièrement attirants.
Cependant, les groupes criminels ne peuvent être considérés comme des acteurs autonomes. Ils sont toujours intégrés à des équilibres locaux de pouvoir, des « collusions politico-criminelles », pour reprendre les termes de Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Garrigues, au sein desquels le contrôle territorial, les modalités de gouvernance, de contrôle social et d’extraction de ressources illégales – extorsion, prostitution, vols, travail au noir – sont renégociées en permanence, notamment avec des autorités publiques.
Ainsi, et à l’inverse de ce que proposent les présidents mexicains depuis 2006, il est urgent de changer le paradigme de la sécurité publique et de fonder un modèle qui parte de l’échelle locale et qui soit fondé sur des institutions civiles de sécurité, plutôt qu’un modèle centralisateur dirigé par les militaires.
Cela exige de produire des diagnostics locaux qui permettent d’améliorer la connaissance des dynamiques de violence et de se consacrer, ensuite, à la conception, la mise en place et le suivi des politiques. Il est impossible de répondre de la même façon à des crises survenant dans des régions qui n’ont rien à voir entre elles, tant sur le plan, économique, social ou géographique, que sur le type d’acteurs violents qui y opèrent.
Une nouvelle stratégie devrait poursuivre un objectif central de reconstruction du tissu de connaissances locales, en commençant par les autorités et les forces municipales. Ces dernières, effectivement sous-formées et corrompues – ni plus ni moins que le reste des forces armées – sont systématiquement pointées comme la mère de tous les maux du pays, l’échelon politique le plus faible et le plus exposé du pays. Néanmoins, dans ce constat, le mot important est « exposé », et non « faible ». L’état catastrophique des forces locales est à la fois le symptôme et la conséquence de deux sexennats exclusivement orientés par des agendas réactifs, répressifs et militarisés qui exigent l’abandon des polices locales.
Cet abandon s’ajoute aux carences institutionnelles, financières et humaines des gouvernements locaux, laissés à eux-mêmes face à la pression d’intérêts et de groupes violents face auxquels ils n’ont aucun moyen de lutter. Dans le panorama actuel de violences, seules les initiatives articulées des solutions dessinées au niveau local, et construites en dialogue avec les populations, pourront infléchir les courbes de la violence.
Le renforcement des capacités locales va prendre des années, entraîner des oppositions institutionnelles et politiques majeures, et demander des investissements publics rapides et massifs. Cet effort devra être coordonné avec une politique de lutte contre la corruption et la collusion des forces et des autorités publiques locales. Mais sans cela, toute tentative de repenser la sécurité publique dans le pays est vaine, tandis que le Mexique entre aveuglément dans la violence d’un nouveau sexennat.