En Syrie, le régime de la violence sans fin
Depuis le coup d’état militaire de Hafez Al-Assad en Syrie en 1970, la violence a été la politique constante et soigneusement dosée de son régime. De l’état d’urgence interdisant toute activité politique et citoyenne qu’il a instauré, aux campagnes d’arrestations, de torture et d’assassinats visant les opposants de tout bord, à la multiplication des services de renseignement semant la terreur, au recrutement massif des jeunes ruraux issus de la communauté alaouite dans l’armée, jusqu’au culte de la personnalité cherchant à imposer une soumission et une obéissance à toute la société, Assad père a minutieusement construit et imposé son pouvoir dans le pays.
Son recours à la violence inouïe lui a permis d’anéantir graduellement toute opposition en Syrie. Et sa politique régionale mise en place suite à l’invasion armée du Liban voisin en 1976, son instrumentalisation de la cause palestinienne, puis son alliance avec l’Iran Khoumeiniste en 1980, l’ont transformé en acteur incontournable dans le Moyen-Orient. Ainsi le massacre commis par ses services dans la prison de Palmyre en 1980 contre des centaines de détenus politiques, sa répression féroce du soulèvement des frères musulmans, les massacres et viols commis par son armée dans la ville de Hama faisant plus de 20 mille morts civils en 1982, et la détention pendant des années de dizaines de milliers de personnes sont passés presqu’inaperçus à l’extérieur de la Syrie, tellement le monde était focalisé sur les positions de Damas dans les enjeux et conflits régionaux.
Hafez Al-Assad est devenu, par la violence et ses institutions surtout, mais aussi par les alliances régionales et internationales (avec l’Union Soviétique, puis en 1991 avec les États-Unis et l’Arabie Saoudite durant la guerre du Golfe) et par les réseaux d’allégeance internes dirigés par les chefs religieux, une partie de la bourgeoisie urbaine et de la nouvelle bourgeoisie d’État, maître absolu de la Syrie. Il a régné pendant 30 ans avant de transmettre son pouvoir à son fils Bachar, fondant la première « république monarchique » dans le monde arabe [1].
Assad fils ou la violence héritée
Quand Bachar Al-Assad a succédé à son père en 2000, la violence était donc bien inscrite dans l’ADN de son régime. Elle était prégnante dans son fonctionnement, sa culture, sa longue expérience et sa gestion de l’espace public.
À peine installé dans son palais à Damas, il s’en est servi contre les intellectuels et les militants de ce qui a été, en 2001, appelé le « printemps de Damas ». Des dizaines d’entre eux ont été arrêtés et emprisonnés à la suite de leur prise de parole et leur participation à des débats politiques réclamant la fin de l’état d’urgence, la libération des prisonniers politiques et le retour des exilés. En 2004, Bachar a récidivé contre des militants kurdes qui réclamaient des droits culturels et politiques. Des centaines parmi eux ont été tués ou emprisonnés à Qamichli, Alep et Damas.
En 2004 et 2005, c’est surtout au Liban que cette violence a été déployée, avec l’assassinat du Premier ministre Hariri et de dizaines d’hommes politiques, de journalistes et d’autres citoyens, au cours de l’affrontement opposant le régime syrien à une large coalition libanaise réclamant le retrait de ses troupes et la fin de son hégémonie qui durait depuis 29 ans. En 2006, la violence a frappé de nouveau en Syrie, visant cette fois les signataires de la « Déclaration de Damas pour le changement démocratique » et d’autres démocrates appelant à des réformes politiques.
Deux ans plus tard, en 2008, la répression dans le sang d’une mutinerie dans la prison de Saidnaya, près de Damas, s’est soldée par un massacre de dizaines de détenus.
En 2011, année du soulèvement populaire, puis à partir de sa militarisation en 2012 et de sa transformation en guerre totale, la violence du régime a pris une tournure sans précédent dans le pays et dans le monde depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Une violence quotidienne organisée à échelle industrielle, qui va s’exacerber au fil du temps pour faire en sept ans plus de 300 000 morts et disparus parmi les civils syriens (et palestiniens réfugiés en Syrie). À ces victimes s’ajoutent plus de 13 millions de déplacés internes et de réfugiés à l’extérieur du pays, soit plus de 55 % de la population.
Comment tant de violence a-t‑elle pu être orchestrée et exercée dans la durée, du moins depuis 2011, et comment l’expliquer ?
Le premier élément de décryptage de cet acharnement a à voir avec ce que Bachar et ses proches ont considéré comme une bataille existentielle contre les révolutionnaires et leurs bases sociales.
Le deuxième, qui découle du premier, est le rapport à la Syrie, de Bachar et de son clan familial, comme propriété privée, dont le règne se transmet de père en fils, avec tout ce que cela signifie politiquement et financièrement, surtout depuis le libéralisation de l’économie et la série de privatisations profitant aux cousins et autres proches du président.
Le troisième est sans doute l’élément confessionnel. L’appartenance des Assad et de la grande majorité des hauts gradés de l’armée et des services de renseignement, de même que celle des chefs des chabbiha (les nervis), à la minorité alaouite a instauré à la fois une solidarité mécanique, une ’asabiyya au sein de cette minorité, et attisé un instinct de survie susceptible de transformer un conflit politique en un combat à mort.
Le quatrième est l’émergence en 2013 de l’organisation de l’État Islamique, Daech, dont la violence spectaculaire en Irak et en Syrie et les attaques en occident, vont détourner les regards du monde des crimes de Bachar qui vont s’intensifier, et lui offrir l’occasion de se présenter tout en les commettant comme rempart contre le « terrorisme », posant une équation que ses relais en Europe vont répéter : soit lui soit Daech.
Ces quatre facteurs ont pris corps à partir de mars 2011 sous forme de mesures sécuritaires, de slogans, de déclarations officielles, et d’une brutalité inimaginable dans les rues et les geôles. Puis, en juillet 2012, à la suite de la militarisation du soulèvement, l’obsession de survie du système s’est concrétisée en une déclaration de guerre totale contre la société, afin d’en anéantir certaines catégories et de soumettre toutes les autres. Cela étant, il n’est pas inutile de rappeler que cette guerre n’aurait jamais pu être menée avec autant de sauvagerie sans le soutien de l’Iran et de la Russie, et les tergiversations des puissances occidentales et arabes.
Crimes de guerre et crimes contre l’humanité
Si la puissance de feu du régime et ses bombardements terribles des villes et des campagnes rebelles, alimentés par ses alliés russe et iranien, ont tué des dizaines de milliers de syriens dans le but de les éradiquer, les arrestations massives et le siège d’un grand nombre de localités à travers le pays visaient surtout à briser psychologiquement ses adversaires, à les humilier et à les soumettre.
On compte aujourd’hui plus de 80 000 Syriens disparus entre 2011 et 2018, la plupart dans les geôles assadiennes. On sait des rapports d’Amnesty, de Human Rights Watch, des témoignages de centaines de familles et des dizaines de milliers d’images de cadavres soigneusement numérotés, exfiltrées par un photographe de la police militaire du régime qui a fait défection [2], qu’une trentaine de milliers parmi eux ont succombé à la torture et à la famine.
Pourquoi le régime pratique-t‑il la torture de cette manière extensive ? D’où vient cette obsession de documenter la mort, en numérotant notamment les cadavres ?
La mort sous la torture ou de faim pratiquée à l’échelle industrielle est le moyen du régime d’Assad pour affirmer son pouvoir illimité. Il atteste sa capacité à tuer qui il veut, quand il le décide. Quant à la gestion bureaucratique du meurtre, elle est destinée à rappeler qu’il est organisé par l’État. Ainsi l’objectif de la torture n’est pas tant d’obtenir des informations que de briser les ennemis, de les déshumaniser, de leur signifier qu’ils ont affaire à une machine capable de broyer leurs os à tout moment. Un autre objectif, indirect celui-ci, est de terroriser et de paralyser leurs familles laissées sans nouvelles ni de l’endroit où les détenus se trouvent, ni du motif de leur arrestation.
À cette terreur dans les prisons s’ajoute une autre non moins monstrueuse, celle des viols visant surtout les filles et les femmes, mais aussi les hommes.
En fait, le viol est l’acte criminel le plus tu dans la longue liste des horreurs commises en Syrie. Car il transgresse l’un des tabous les plus profondément ancrés et se trouve protégé par le silence des victimes craignant leur rejet par leurs propres familles.
Les viols brisent physiquement et psychiquement les victimes et, quand ils sont révélés, démolissent socialement leurs proches. Intentionnellement, le régime châtie doublement sa « proie », infligeant une leçon collective à sa communauté [3]. De nombreux témoignages de femmes violées soulignent le sens politique de ces viols. Elles rapportent une formule martelée par les violeurs : « Vous voulez la liberté ? La voilà ! »
Dans la continuité de son entreprise d’avilissement de la société rebelle et sa volonté de marquer à jamais les esprits des survivants, l’armée de Bachar a assiégé à partir du printemps 2013 plusieurs localités dans les gouvernorats de Homs et de Damas, puis en 2016 les quartiers est d’Alep. Ces sièges ont affamé des dizaines de milliers de personnes sur les 600 000 qui vivaient dans les zones concernées, et étaient également victimes des bombardements.
La mise en œuvre de cette politique par le régime est largement décrite, y compris par l’ONU, comme une stratégie délibérée.
Les mots et les lois de la haine
Le 1er novembre 2016, Bachar Al-Assad a déclaré que « le tissu social syrien se porte mieux qu’avant la guerre ». Le 20 août 2017, il ajoutait : « Nous avons gagné une société plus saine et plus homogène… Cette homogénéité est la base de l’union nationale : elle s’exprime dans les croyances, l’idéologie, les traditions, les coutumes, les perceptions et les perspectives. » Il faisait référence aux changements démographiques significatifs qui se produisaient dans le pays. En effet, 6 millions de personnes à majorité musulmane sunnite l’ont quitté, fuyant les bombardements et les campagnes d’arrestation. Les déportations, les déplacements internes et les pillages organisés des biens qui les suivent ont modifié la démographie de l’Ouest syrien et du gouvernorat de Damas, poussant des centaines de milliers de personnes à quitter leurs domiciles. L’accomplissement de cette « homogénéisation » forcée, fondée sur le nettoyage confessionnel et social, se profile aujourd’hui à travers la loi 10 promulguée par le gouvernement syrien en avril 2018. Cette loi stipule que lorsqu’une zone de développement est définie, les autorités doivent par voie d’annonce publique le notifier aux propriétaires des terrains et des logements concernés. Ils disposent d’une période d’un mois pour présenter des justificatifs afin de faire valoir leurs droits de propriété qui seront transformés en actions. C’est évidemment pour eux une cause perdue d’avance quand on sait que la plupart des 13 millions de Syriens déplacés, soit à l’intérieur de la Syrie, soit à l’étranger, ne sont pas en possession de leurs titres de propriété, perdus ou détruits. Et beaucoup de ceux qui les détiendraient encore ne pourront pas se manifester auprès des autorités par crainte de représailles.
Cette loi confirme donc une volonté de modifier définitivement la démographie syrienne et de rendre impossible le retour d’une grande partie des déplacés internes et des réfugiés. Elle vise aussi à détruire des éléments de preuve attestant les crimes de guerre commis par le régime dans plusieurs zones ayant subi des sièges et des bombardements autour de Damas où des « zones urbaines de développement » sont prévues.
L’arme chimique
L’usage de l’arme chimique (interdit par le droit international depuis 1929) en Syrie a été considéré comme une « ligne rouge » par l’administration américaine et par des responsables européens, mais cela n’a jamais empêché le régime d’y recourir, d’abord en avril 2013 à Jobar, à l’est de Damas, puis ailleurs. Les rapports onusiens et ceux de plusieurs organisations internationales révèlent que des dizaines d’attaques chimiques ont eu lieu depuis cette date.
Si Bachar a principalement opté pour le chlore largué par ses hélicoptères dans des barils explosifs, il a utilisé au moins à quatre reprises le gaz sarin.
L’attaque au sarin la plus meurtrière fut celle du 21 août 2013, dans laquelle plus de 1 500 civils ont péri dans la Ghouta de Damas, et la plus récente celle qui a frappé Douma le 7 avril 2018, tuant des dizaines de femmes et d’enfants.
Pourquoi le régime assadien utilise-t‑il l’arme chimique tout en sachant que c’est la seule « ligne rouge » tracée par la Maison Blanche et les capitales occidentales ? Comment l’expliquer alors que ses troupes épaulées par les Russes, les Iraniens et les milices chiites libanaises, irakiennes et afghanes sont en position de force d’un point de vue strictement militaire ? Contrairement à ce qui est souvent évoqué par les propagandistes du régime en Occident ou par certains observateurs adeptes des théories du complot, Bachar utilise l’arme chimique précisément parce que c’est une « ligne rouge ». Il teste ainsi les réactions internationales et affiche sa défiance, étant certain de la couverture politique et diplomatique de Moscou (qui a d’ailleurs utilisé le véto à 12 reprises pour le protéger). Il sait aussi que le rapport de force qui lui est devenu favorable après l’intervention militaire russe en 2015 suscitera des questionnements de la part de certains sceptiques : « Puisqu’il est en train de gagner, quel intérêt aurait‑il à utiliser l’arme chimique ? » Or, c’est un régime qui excelle dans la distillation du doute et du soupçon. Il cultive la culture de la rumeur et joue de l’antécédent du mensonge américain concernant les armes chimiques en Irak en 2003 pour diviser les opinions. Il en use et en abuse aussi parce qu’il a en l’occurrence parfaitement compris que, malgré la « ligne rouge », cela ne causera que des réactions occidentales « tièdes ». En conséquence, toute frappe militaire contre son régime serait « symbolique » et offrirait à ses suppôts une opportunité en or de dénoncer le complot et « l’impérialisme ».
Plus important encore, Bachar utilise l’arme chimique pour afficher son impunité, à la fois devant ses partisans et ses ennemis. Il s’érige en « maître » éternel aux yeux de tous. Il faut souligner enfin la dimension perverse de l’utilisation de l’arme chimique et de sa consécration en « ligne rouge » sur le plan international. La focalisation sur cette arme prohibée a eu pour effet de relativiser l’impact de tous les autres crimes qui apparaissent comme « des actes de guerre » presque banals puisqu’ils se situent en deçà du seuil de la fameuse « ligne rouge » ! L’usage de l’arme chimique a donc été le meilleur moyen pour Bachar d’afficher son pouvoir absolu et son impunité, hérités tous les deux de son père, et qui lui octroient un permis de tuer en toute tranquillité.
Face à la violence, que faire ?
Il est clair aujourd’hui que la stratégie de la violence assadienne ne vise pas à tuer tout le monde mais suffisamment de Syriens pour que les autres se sentent menacés. Bachar n’emprisonne, ne torture, n’affame et ne viole pas tout le monde mais assez de Syriens pour que les rescapés portent là où ils se trouvent les stigmates de la peur et de l’humiliation. De la même façon, il ne déporte et ne confisque pas les biens de tous les Syriens mais de beaucoup d’entre eux pour modifier la démographie confessionnelle du pays.
Il veut ainsi réduire les Syriens à des survivants, dont la mémoire est marquée à vie par les massacres, les prisons, la torture, les viols, les sièges, les déportations, le gaz sarin, et l’abandon du monde.
Face à cette violence qui se poursuit dans les geôles où des dizaines de milliers d’hommes et des femmes subissent toujours la torture et la menace de mort, et dans plusieurs localités envahies par le régime grâce aux forces russes et iraniennes (Alep-est, Deraa et la Ghouta surtout), ou bombardées toujours par ses troupes (le sud-ouest d’Idlib), et à travers les confiscations des biens autour de la capitale Damas, que reste-t-il du processus politique que dirigeait les Nations Unies ? Et que faire quant aux appels russes aux européens pour financer ce qu’ils appellent « reconstruction » ?
Il faut rappeler qu’en ce moment, seuls les russes, les iraniens et les turcs négocient (sans succès) le futur de la Syrie. Le processus d’Astana que Moscou a mis en place a marginalisé les minimes efforts onusiens. Le trio dominant attend l’évolution des politiques américaines (par rapport à l’Iran) et compte sur les Européens pour accepter un « fait accompli » sur le terrain fragmenté, où Téhéran, Ankara, Washington et surtout Moscou ont chacun une zone d’influence, un agenda et des priorités différentes.
Face à cela, la question la plus importante qui se pose est celle de l’impunité. Car à partir du traitement de cette question en découle des réponses à plusieurs autres.
Le rejet de l’impunité en Syrie est la seule politique européenne possible aujourd’hui vu le rapport de force sur le sol syrien, le statuquo et les incertitudes qu’il crée. Et ce rejet n’est pas uniquement de l’ordre éthique ou juridique. Il s’inscrit également dans une approche de « realpolitik », car exclure les syriens du droit international, accepter le triomphe des crimes contre l’humanité et normaliser ses auteurs, voire les financer sous prétexte d’une reconstruction, n’est qu’une erreur fatale qui ne mènera guère à la stabilité et au retour des réfugiés. Au contraire, elle alimentera des frustrations, des haines et de la colère, profitant avec le temps une fois de plus aux nihilismes et à la possible émergence de futurs groupes « terroristes ». Ces derniers élaborent toujours leurs discours et leurs récits et justifient leurs actes à partir de la « victimisation » et des injustices infligées aux peuples du Moyen-Orient.
Rejeter l’impunité c’est aussi rejeter toute solution imposée par la force militaire, par les occupations de la Syrie, et c’est exiger une transition politique, comme l’a stipulée le processus onusien agonisant, à Genève en 2012. Sans cette transition, la reconstruction – que ni les russes ni les iraniens n’ont les capacités de financer – n’a qu’un seul objectif : concéder politiquement à Moscou et cautionner la violence du régime de Bachar Al-Assad.
Enfin, rejeter l’impunité c’est reconstruire une part de la crédibilité des instances internationales, qui ont tout perdu en ce domaine depuis 2011. Et cela est certes nécessaire pour notre monde, et pas seulement pour la Syrie [4].