Politique

Les Gilets Jaunes et la Révolution française : quand le peuple reprend l’histoire

Historien

Guillotines et bonnets phrygiens garnissent désormais certains ronds-points de France. Il ne faut pourtant pas exagérer la proximité entre le mouvement des Gilets Jaunes et la Révolution française, certaines revendications rappelant tout autant 1830, 1848 ou 1968 que 1789. Plutôt qu’un clin d’oeil à un corpus de méthodes militantes et de revendications, la référence symbolique à 1789 doit être plutôt comprise comme la résurgence d’une conscience politique, le retour du citoyen et la reconquête par ce citoyen de son propre devenir historique.

« Sommes-nous en 1789 ? ». En cet automne 2018 et sous différentes formes, la question se réinvite dans le débat public à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes. Elle fait d’ailleurs partie des bons marronniers de la presse nationale et internationale, la France étant encore aujourd’hui regardée, selon les mots du journaliste chinois Hu Xijin, comme « le centre historique de la Révolution en Europe » (Libération, 8 décembre 2018). Les Français seraient-ils une nouvelle fois en train de céder à leurs vieux penchants révolutionnaires ? Pour l’historien américain Steven Kaplan, ils avaient pourtant dit « adieu » à leur révolution lors du Bicentenaire de 1989.

Dans le contexte d’effondrement des régimes communistes, l’Occident avait alors plus généralement abandonné la révolution comme mode possible du changement historique. Le libéralisme était désormais la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama, 1992), ses réformes successives étant présentées comme « nécessaires », c’est-à-dire inévitables, devant une « crise sans fin » (Myriam Revault d’Alonnes, 2012). Un nouveau type de déterminisme émergeait, résumé par le slogan « There is no Alternative ». Englués dans le « présentisme » (François Hartog, 2003), les hommes avaient apparemment décroché avec l’idée qu’ils pouvaient infléchir le cours du temps historique et agir sur le futur.

Ainsi, petit à petit, les sociétés occidentales devenaient plus étrangères que jamais de l’idée même de révolution. Or c’est dans ce contexte précis qu’elle s’est banalisée dans le débat public, transformant le plus petit antagonisme politique, social ou même sportif en « révolution française », inspirant des commentaires essentialistes sur le « tempérament français ». Paradoxalement, cette tendance à voir la Révolution partout a contribué à la dépolitiser, à neutraliser et même à renverser son pouvoir de rupture de l’ordre établi. En marketing ou en politique, la « Révolution » est aujourd’hui un des mots d’ordre du capitalisme et du libéralisme : en 2017, c’est sous l’autorité de la « Révolution » que le candidat Macron fit campagne, dans un livre-programme éponyme.

Dans ce contexte, les multiples renvois actuels à la Révolution française peuvent-ils être autre chose que des simulacres ? Beaucoup d’analogies rapides ne résistent en effet pas longtemps à l’analyse. En réalité, les différences abondent, à commencer par la principale : le contexte. Nous ne vivons pas en monarchie absolue. Même si elles sont rognées par la constitutionnalisation de l’état d’urgence, les libertés publiques permettent de manifester et de critiquer publiquement le chef de l’État, ce qui aurait été absolument impensable en 1789. À cette époque, « marcher » dans la rue pouvait tout simplement coûter la liberté ou la vie. D’autre part, si l’on s’en prenait aux « aristocrates » ou aux « ministres » voire à la reine, jamais le roi lui-même n’était directement visé. En outre, les « privilèges » visés par les Gilets Jaunes sont ceux des très riches et des entreprises multinationales, et non ceux du clergé ni des nobles. Surtout, aujourd’hui, si la précarité sociale augmente, elle n’a rien de commun avec l’extrême pauvreté qui touchait la majorité de la population française, plongeant celle-ci aux limites de la famine et de la survie.

Rapidement comparé au bonnet phrygien des sans-culottes pour sa capacité à créer un collectif politique et le rendre visible en détournant un vêtement populaire, le gilet jaune révèle une plus grande habitude de la société du spectacle médiatique et mondialisé.

Sociologiquement, les Gilets Jaunes, issus du monde rural et de milieux professionnels très diversifiés, ne ressemblent d’ailleurs pas du tout aux sans-culottes, qui provenaient surtout de l’artisanat et du petit commerce urbain, en particulier parisien. Les revendications des Gilets Jaunes révèlent enfin que les classes populaires de 2018 ont bénéficié d’un système scolaire de masse, contrairement à celles de la fin du XVIIIe siècle, presque toutes illettrées. Même si elles n’ont évidemment pas été écrites par la base, les revendications actuelles sur la sécurité de l’emploi (CDI, CDD), la réduction des inégalités (SMIC, allocations), la lutte contre l’enrichissement excessif (impôt sur le revenu, ISF, CICE) ou même la démocratie (referendum), dénotent une certaine culture politique : à la fin du XVIIIe siècle, les doléances avaient surtout porté sur les privilèges fiscaux, sur l’arbitraire judiciaire, sur les « abus » et le mépris des « usages » locaux, ne révélant pas une aussi grande expérience de la politique et de ses dispositifs techniques d’échelle nationale ni globale.

Rapidement comparé au bonnet phrygien des sans-culottes pour sa capacité à créer un collectif politique et le rendre visible en détournant un vêtement populaire, le gilet jaune révèle de même une plus grande habitude de la société du spectacle médiatique et mondialisé. Beaucoup de dégradations commises lors des journées de mobilisation ne visent quant à elles pas les pouvoirs de la fin du XVIIIe siècle, accusés de nuire à la liberté de pensée, comme les signes monarchiques, féodaux ou même religieux, mais en priorité les symboles du capitalisme, comme les banques, les panneaux publicitaires ou les magasins de produits de luxe. Ainsi, la mise en parallèle systématique des mots et des gestes relève davantage du clin d’œil que de la vraie comparaison, étroitement dépendante de l’historicité et du contexte de ce que les acteurs disent et font.

D’autre part, une série de mots et de gestes vite attribués à l’héritage de la Révolution française relève en réalité de l’histoire plus longue et globale des révoltes populaires. Demander une contrepartie démocratique au paiement des impôts vient en partie de la Révolution américaine, dont un des slogans fut « no taxation without representation » (pas d’impôt sans droit à la représentation) : lorsqu’ils expriment le sentiment de ne pas être représentés, les Gilets Jaunes s’insèrent dans une vaste tradition occidentale de révoltes pour le droit au suffrage dont 89 n’est qu’un épisode. Comme l’a montré Samuel Hayat (« Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir »), la forte connotation morale des revendications économiques des Gilets Jaunes est à replacer dans l’histoire longue des mobilisations populaires, défendant un ensemble de règles morales de l’économie comme la modicité du prix des produits de première nécessité, la priorité donnée à l’équilibre des marchés locaux sur les marchés extérieurs, le refus de la spéculation, le non-respect de ces règles justifiant la révolte ou l’appel à la régulation du marché par les autorités, comme lors de la « guerre des Farines » en 1775.

Une série de revendications font d’ailleurs autant voire davantage penser à 1830 (haine de la richesse), à 1848 (droit au travail), à mai 68 (hausse du smic) voire au 6 février 1934 (la dénonciation des « voleurs »).

S’il est amplifié par les réseaux sociaux, le rôle des « fake news » dans la défiance et la radicalisation collectives, est également à remettre dans le long terme des émotions populaires : ainsi, les rumeurs prétendant que la France s’apprêterait à abandonner sa souveraineté migratoire en signant le Pacte mondial pour les migrations de l’ONU, ou que l’armée serait rentrée dans Paris lors de la première manifestation des Gilets Jaunes de novembre 2018, sont à comparer avec celles qui, au XVIIIe siècle, assuraient que les aristocrates complotaient pour affamer le peuple (Steven Kaplan, Le complot de famine, 1987), ou que la police enlevait des enfants pour que des princes malades puissent boire leur sang (Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule, 1989). Même les guillotines observées sur les ronds-points ne renvoient qu’en partie à la Révolution française : elles renvoient à d’anciennes pratiques populaires visant à retourner contre le pouvoir la peine des exécutions en effigie, pendant lesquelles un mannequin ou un portrait du condamné était pendu ou brûlé en son absence.

La critique du luxe et de la corruption publique peuvent rappeler 1789, mais tout aussi bien les mouvements populaires du XIXe siècle. Une série de revendications font d’ailleurs autant voire davantage penser à 1830 (haine de la richesse), à 1848 (droit au travail), à mai 68 (hausse du smic) voire au 6 février 1934 (la dénonciation des « voleurs »), rappelant que chaque grande crise politique se vit dans un bricolage et une pluralité des temps historiques : les révolutionnaires de 1789 faisaient eux-mêmes appel à des références aussi éclatées que la démocratie athénienne, la République romaine, les Gaulois ou les communes médiévales, inventant ainsi leur propre histoire.

Certains mots et gestes des Gilets Jaunes semblent pourtant vraiment entrer en résonance avec le passé, comme si l’événement révélait soudain des survivances enfouies. En partie recueillis à l’initiative de l’Association des maires ruraux de France, des cahiers de doléances sont ainsi rédigés dans la Drôme, dans l’Essonne, le Haut-Rhin ou le Var. En 89 aussi, ces cahiers, se présentant souvent comme des modèles standardisés, étaient déjà une traduction et une mise en forme de la parole populaire, révélant la volonté des élites plus lettrées et plus engagées dans les rouages politiques locaux du régime, de donner du poids à leur propre mécontentement.

Si la Révolution française est une référence pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, c’est tout simplement parce qu’ils le disent eux-mêmes et qu’aucun expert, aucune science ne sera jamais en droit ni capable d’invalider cette prise de conscience historique.

Ces dynamiques procèdent d’autre part d’un même mécanisme centrifuge et provincial de la mobilisation nationale, même si, comme pendant la Révolution, Paris attire les regards. Par ailleurs certains mots d’ordre des Gilets Jaunes ne font autorité que grâce au précédent de 89 : la défense de la légitimité du peuple contre la loi renvoie ainsi à l’affirmation des droits de la nation souveraine, principe posé dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. La mécanique des idées (de la révolte antifiscale aux demandes d’égalité, de services publics et de démocratie), ainsi que le destinataire (l’État), s’inscrivent d’autre part dans une histoire commencée en France en 1789, qui définit le paiement de l’impôt comme un acte volontaire, conditionné au respect d’un contrat réciproque, liant l’Etat à ses citoyens contribuables.

Certaines revendications économiques des Gilets Jaunes rappellent également celles des sans-culottes qui, en 1793, demandaient le plafonnement des salaires et des prix, ainsi que la pénalisation de la spéculation sur les produits de consommation ordinaire. Si on ajoute à cet idéal de République sociale la revendication du droit de résistance à l’oppression mais aussi de certaines formes de démocratie directe, c’est d’ailleurs souvent davantage 1793 que 1789 qui s’invite à la table du présent. Quant au fossé qui distingue les élites politiques ou journalistiques, reprochant aux insurgés leur brutalité, leur incohérence et leur désorganisation, elle a aussi une histoire que l’on peut faire remonter à la fin du XVIIIe siècle : fixant la politesse et la raison comme modes légitimes de la parole politique, la nouvelle bourgeoisie des Lumières qui avait pris les rênes de la Révolution n’avait alors pas eu de mots assez durs contre le peuple « vandale » ou « sauvage », provoquant, en réaction, un durcissement de la conflictualité.

Cela suffit-il ? Si l’érudition et les méthodes historiennes aident à distinguer les faits passés de leurs usages contemporains, ils ne sauraient pourtant prétendre labelliser ces derniers ou, au contraire, leur refuser la capacité de dire quelque chose de vrai sur l’historicité de l’événement. Ainsi, si la Révolution française est une référence pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, c’est tout simplement parce qu’ils le disent eux-mêmes et qu’aucun expert, aucune science ne sera jamais en droit ni capable d’invalider cette prise de conscience historique, outil d’une prise de souveraineté politique. « On est en train d’écrire l’histoire » (Médiapart, 8 décembre 2018) : en renvoyant à 1789, les Gilets Jaunes brandissent le passé comme un puissant recours face à l’incapacité dans laquelle ils refusent de se voir dorénavant plongés. Ce faisant, ils se saisissent avec beaucoup d’intelligence de la dynamique que les femmes et les hommes de la Révolution française ont, en effet, lancée à travers les temps : fondée sur le droit des gens ordinaires à s’émanciper des discours assignés sur l’histoire, c’est bien celle-ci qui, aujourd’hui, permet à ces invisibles de reprendre eux-mêmes l’histoire commune comme on reprend le pouvoir, et de rouvrir les portes du futur.


Guillaume Mazeau

Historien, Maître de conférences à l'université Paris 1

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Gilets jaunes