De Facebook à Twitter : regards croisés sur le mouvement des Gilets Jaunes
Pour propos liminaire, un point sur la méthode s’impose. Développé au sein de notre laboratoire, le logiciel libre d’analyse statistique de données textuelles IRaMuTeQ nous permet de dégager, à partir de l’interprétation d’analyses présentées sous forme de classes lexicales, les principales thématiques contenues dans de gros corpus de textes. Fondée sur deux temporalités distinctes – autour du 17 novembre, date de la première grande manifestation, et celle du 1er décembre, caractérisée par de violents affrontements – l’analyse de ces classes nous éclaire sur les usages de Facebook et Twitter dans ce contexte d’émergence du mouvement des « gilets jaunes ».
Bien qu’elles dégagent davantage de pistes que de réelles conclusions, demandant à être approfondies, ces analyses sont riches d’indications sur les paroles qui ont émané des Gilets jaunes eux-mêmes, et du regard qu’a porté sur eux l’opinion publique présente en ligne. Elles viennent rompre avec les revendications qui ne semblaient, au départ, concerner que l’usager automobiliste et qui peu à peu ont su monter en généralité pour se transformer en revendications citoyennes. Ces dernières sont étayées par des arguments, contrairement à ce que la profusion de commentaires et le cadrage médiatique laissaient penser en amont de notre étude. Nous observons ainsi l’émergence d’un collectif en cours d’unification via le levier du numérique. En tant que mobilisation « vécue » et organisée en ligne par les internautes, les multiples interactions et vidéos en direct sur Facebook offrent ainsi à ce collectif bigarré davantage d’unité et de visibilité dans l’espace public.
Facebook : Entre surface de construction de l’action collective…
Pour appréhender la manière dont les Gilets jaunes se définissaient et mobilisaient les réseaux socionumériques, nous nous sommes tout d’abord penchés sur le groupe public « Manifestations du 17 novembre Cantal 15 », forts de ses 29 188 commentaires collectés et de sa taille saisissante (4 500 abonnés au 15 novembre) au regard du nombre d’habitants de ce département. Le groupe est alors remarquable de la diversité des usages du groupe, au moment où le mouvement s’organise pour peser.
L’analyse lexicométrique de cet espace de publication restitue tout d’abord son évidente vocation organisationnelle. Il s’agit tout d’abord de désigner des lieux à occuper et sur lesquels se regrouper et d’en assurer la sécurité, en appelant par exemple à laisser passer pompiers et ambulances. Elle met également en lumière la place prépondérante des questions formulées par les internautes souhaitant se joindre au mouvement. Cette dimension pratique est ainsi bien mise en exergue par l’intérêt que le groupe porte à l’une des personnalités emblématiques de la cause, Fly Rider, qui compte alors près de 12 000 abonnés sur Facebook. Les lives de ce militant visent à délivrer « les bonnes infos » sur le mouvement, et ainsi aider les soutiens à s’orienter dans le flot considérable – et parfois contradictoire- de données médiatiques sur le sujet. Outre cette vocation organisationnelle ou pratique, le groupe est toutefois le support d’autres registres d’expression. Il apparaît ainsi, aux yeux des utilisateurs, comme un espace permettant de signifier ses engagements et sa colère aux autres membres du groupe. À ce sujet, près de 20% des commentaires renvoient à la rancoeur qu’exprime le public vis-à- vis de l’exécutif.
Nous avons donc retrouvé le champ lexical des insultes, mais plus généralement celui de la recherche d’un rapport de force symbolique et concret avec le gouvernement. Le groupe Facebook est alors le lieu des réactions aux interventions publiques du gouvernement telles que « ce n’est pas la rue qui fait les lois ». Les internautes revendiquent leur propriété du pouvoir démocratique, leur représentation légitime du peuple contre les professionnels de la politique au pouvoir, et reprennent souvent la devise républicaine « égalité, liberté, fraternité ». Fait particulièrement intéressant, au-delà de la question des revendications, des débats se font jour dès la mi-novembre sur la structure organisationnelle du mouvement. Près de 20% de notre corpus est ainsi constitué d’argumentaires sur la forme de la mobilisation et de débats sur ses motifs et le besoin (ou non) de voir émerger des représentants.
De même, dès cette période et contre la représentation en vigueur qui faisait du « gilet jaune » un simple consommateur étranger aux considérations politiques du débat public, une classe significative de notre corpus fait apparaître une politisation du pouvoir d’achat « élargie » à la question des inégalités sociales. Si les taxes en tout genre côtoient les salaires trop faibles pour illustrer des fins de mois difficiles, ces expressions cohabitent avec une dénonciation des salaires du gouvernement et du train de vie qui va avec. Enfin, bien qu’elle ne soit pas très importante en volume (5,6% du corpus), une dernière classe réfère au comportement des Gilets jaunes et leurs relations avec les forces de l’ordre. Ces discours sont particulièrement hétérogènes, mêlant témoignages approuvant la présence, voire, le soutien de la police / gendarmerie, lors des tensions envers les manifestants, et des appels au calme lors des rassemblements. Mais ceux-ci sont fortement traversés par des contradictions, comme l’exemple suivant : « Respecter les forces de l’ordre, je suis ok, sauf si ils sont contre nous et qu’ils utilisent la violence. »
… et caisse de résonance d’un mouvement se structurant nationalement
Suite aux événements du 1er décembre, nous avons choisi de nous concentrer sur un autre type de groupe Facebook. Ainsi, nous avons sélectionné le groupe public « La France en colère » (du 2 au 5 décembre 2018, 37 251 posts et commentaires), qui apparaît moins comme la surface sur laquelle s’organiser localement qu’un espace de régulation et d’échanges relatifs aux objectifs et revendications du mouvement, dans une perspective nationale. L’analyse du groupe atteste d’une prise de conscience : les Gilets jaunes pèsent désormais sur le débat public. Il est cependant émaillé par les affrontements qui l’opposent aux forces de l’ordre. Cette question des affrontements occupe presque la moitié de notre corpus, et concerne aussi bien un retour sur les actions de terrain, les appels au renforts, la dénonciation des heurts et violences policières que les nombreux messages de soutien et d’encouragement aux manifestants blessés et/ou choqués par la montée en conflictualité.
Ce retour sur les événements du week-end cohabitent avec la suite à donner au mouvement, et concernent très explicitement la question de la structuration de l’ensemble de la mobilisation des Gilets jaunes. Les éléments discursifs se rapportant à la gouvernance interne et au partage du pouvoir démocratique représentent près d’un tiers du corpus. Cette thématique est déclinée selon deux angles. Le premier concerne la représentation au sein du mouvement. Le second s’interroge sur la question du partage du pouvoir démocratique à l’échelle de l’État.
Lorsque la structuration du mouvement est le sujet de discussion, c’est essentiellement la question des représentants et de leur légitimité qui est débattue, souvent ad hominem, s’ils font partie des personnalités identifiées (Eric Drouet, Fly Rider et Priscillia Ludosky). S’agissant d’autres porte-paroles ou représentants potentiels, leur légitimité semble prise entre l’expression d’une méfiance à l’égard de parfaits inconnus et la reconnaissance de l’utilité que pourraient avoir de tels représentants issus de toutes les régions de France.
Un second niveau de discussion s’axe autour de la demande de citoyenneté active au niveau de la prise de décision nationale. Dès le début décembre la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) est explicite et massive.
Twitter, un espace d’affrontements…
Afin d’avoir un aperçu des discussions sur Twitter autour du mouvement des Gilets jaunes nous avons collecté tous les tweets contenant les hashtags #17novembre, #blocage17novembre et #giletsJaunes du 16 au 24 novembre, soit 2 171 744 tweets au total. Ce corpus de tweets ainsi constitué a été analysé comme précédemment. Contrairement aux précédents espaces discursifs que nous avons examinés, Twitter est connu pour être un espace où s’entrechoque la pluralité des avis (pour ou contre les mouvements, journalistes, observateurs, politiques etc.). De ce fait, les classes de discours obtenues ne sont pas exclusives à tel ou tel groupe mais constituent plutôt des terrains de débats entre points de vues radicalement antagonistes.
La principale classe apparaissant à ce moment concerne la critique des médias. Ces derniers sont décriés par les pro Gilets jaunes, car ils sont perçus comme les relais d’une propagande gouvernementale. Les médias chercheraient à décrédibiliser le mouvement en minorant les chiffres de la participation et en l’associant, tantôt l’extrême-droite, tantôt à l’extrême-gauche. De leur côté les anti Gilets jaunes dénoncent la complicité des journalistes envers un mouvement considéré comme violent et extrémiste. De même, notre corpus se structure autour du champ lexical des invectives que s’adressent les camps adverses, un résultat assez classique dans ce genre d’analyse portant sur Twitter. Enfin, les affrontements opposant les Gilets jaunes au reste de la population sur les routes sont décrits, par le biais des références aux différents accidents.
Les Gilets jaunes et/ou leurs sympathisants sont toutefois bien présents sur le réseau socionumérique, puisqu’on retrouve une classe de discours importante qui relève des justifications du mouvement, entre augmentation du prix de l’essence et critique des usages politiques à venir du surplus économique dégagé par cette taxe. Sont également présents, des références aux entreprises et à l’évasion fiscale, preuve que le mouvement a rapidement fait monter ses causes en généralité. La seconde classe de discours la plus importante de notre corpus renvoie au lexique du mouvement, comprenant ces « aller à la manif » , les « laisser passer » sur les barrages, mais aussi « venir chercher macron » en réponse directe à ce qui est alors perçu après coup comme une provocation de la part du chef de l’État.
… toujours plus polarisé, après le 1er décembre
En revenant à Twitter après les échauffourées du 1er décembre, nous nous sommes fixés pour objectif de comprendre comment s’y configure le débat, par le biais d’un corpus de 2 312 593 tweets produits entre le 30 novembre et le 4 décembre 2018. Sans pouvoir entrer dans le détail faute de place (voir notre second rapport ici), notre méthodologie vise à combiner l’étude des tweets présentée précédemment à celle des communautés en ligne qui ont eu tendance à se former autour de la fonctionnalité du « retweet », ce qui est la marque d’une certaine adhésion personnelle, en l’occurrence, politique. Nous avons ainsi cherché à déceler les affinités qui relient les utilisateurs pour ensuite parvenir à qualifier lesdites communautés. Notre étude fait alors apparaître leur éclatement en six groupes distincts, preuve de la grande conflictualité qui traverse l’irruption et la permanence du mouvement.
Une première communauté pourrait être qualifiée d’ « apolitique critique » : elle concerne des comptes sans engagement politique particulier, portés vers une certaine culture populaire jeune (rap, tv réalité, etc.). Il s’agit souvent d’influenceurs qui ont produit et fait circuler des contenus à succès relatifs aux Gilets jaunes (montages vidéo, images insolites, parodies, mèmes). Il s’agit surtout de remettre en cause l’action des Gilets jaunes. On y dénonce leur comportement et les conséquences négatives de leur mouvement (retards, blocage des transports etc.). On reproche également aux Gilets jaunes de diffuser des « fake news » et des théories de complot. Le mouvement des Gilets jaunes ayant eu des répercussions médiatiques notables à l’international, nous avons repéré une communauté « internationale » composée d’utilisateurs anglophones et hispanophones.
Le premier est structuré autour des comptes en provenance d’Allemagne, de Pays-Bas, d’Angleterre ou de Belgique qui s’expriment essentiellement en anglais et dont certains affichent leur soutien aux Gilets jaunes. Le second s’articule autour des comptes en provenance d’Espagne et d’Amérique Latine. Ils appartiennent majoritairement à des journalistes et des militants de gauche. Notre troisième groupe est celui des médias : les comptes des entreprises de presse mainstream apparaissent ainsi au centre du graphe qui relie les différentes communautés, et rassemble celles qui sont les plus impliquées dans la couverture du mouvement des Gilets jaunes (BFMTV, Le Parisien, CNEWS, Le Figaro, France 24, etc.). Le langage y est lissé, factuel et très descriptif. Ensuite, les soutiens du gouvernement apparaissent eux aussi en nombre dans une communauté regroupant à la fois des médias (Qofficiel, France Info, AFP, LCI), des journalistes, mais surtout des comptes qui soutiennent le gouvernement (BHL, TeamMacronPR, AuroreBerge etc.). Les éléments de discours tournent autour du registre du dialogue entre parties prenantes et des négociations afin d’obtenir une sortie de crise. Ces soutiens du gouvernement adoptent une position plus conciliante, en tout cas moins agressive, qu’au début du mouvement.
Apparaissent, enfin, les soutiens des Gilets jaunes à gauche de l’échiquier politique, structuré autour des comptes appartenant à des personnalités et des organisations de la gauche anti-libérale, essentiellement LFI et PCF, mais aussi Place Publique. Ce groupe est le plus volumineux du côté des soutiens des Gilets jaunes. on y trouve une nette surreprésentation de plusieurs classes de discours : des critiques du gouvernement et d’Emmanuel Macron), les différentes possibilités de sortie de crise, la structuration du mouvement des Gilets jaunes, les actions et manifestations, des comparaisons avec des événements « révolutionnaires » (Printemps arabe, 1968 et 1789), le pouvoir d’achat, l’injustice sociale et fiscale, la suppression de l’ISF et l’échéance des élections européennes.
Les soutiens des Gilets jaunes à droite ne sont pas en restes, structurés autour des comptes des personnalités politiques et organisations de la droite souverainiste (Nicolas Dupont Aignan) et du Rassemblement National (Marine Le Pen, Gilbert Collard, Jean Messiah). Elle regroupe également des sources d’information «alternatives» relayées par l’extrême droite (Damoclès, Fdesouche, La plume libre, Russia Today) et des comptes de soutien au Gilets jaunes (soutiengj, giletsjaunesgo) qui paraissent apolitiques. Outre un investissement plus faible du discours consacré aux inégalités sociales et fiscales, elle partage les mêmes classes de discours que les soutiens des Gilets jaunes à gauche.
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Les analyses menées sur les paroles de ces deux groupes de Gilets jaunes sur Facebook montrent que ces derniers l’ont utilisé, d’une part, pour les ressources qu’il offre d’un point de vue organisationnel. D’autre part et de manière peut-être plus surprenante, on observe que le groupe Facebook apparaît comme un espace important de discussions dans lequel une pluralité de thèmes et de questions font l’objet de commentaires. Cette pluralité n’est cependant pas dénuée de dénominateurs communs et chaque thème contribue ainsi à la structuration du mouvement et de ses revendications. Fortement imprégné par une logique de convergence, la structuration du mouvement collectif sur Facebook contraste avec ce qui nous été donné d’observer sur Twitter où se cristallisent les lignes d’opposition entre « pro » et « anti » Gilets jaunes.
Ces polarités, particulièrement bien identifiables à partir des communautés et de leurs espaces affinitaires, tels que le lexique et les retweets nous permettent de les appréhender, invitent à une lecture contrastive du mouvement, dont la mise en sens fait l’objet d’affrontements et de conflits, encore plus polarisés à partir du 1er décembre. Ces tensions confèrent ainsi au mouvement, en tant qu’événement, une portée éminemment politique. C’est donc ici, comme cela avait déjà été souligné en 2016 à propos de la mobilisation en ligne contre la Loi Travail, la place de la politisation dans les pratiques socio-numériques qui est mise en lumière.