Dix ans après, est-on sûr d’avoir compris la crise des subprimes ?
Le 15 septembre dernier a marqué les dix ans de la faillite de la banque américaine Lehman Brothers et plus largement de la crise des subprimes. Pour les observateurs, ce triste anniversaire fût l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de cet événement majeur de l’histoire économique récente qui a précipité les économies du monde entier dans une crise économique et financière de première ampleur. Le diagnostic ne souffre pas de discussion : la finance, par ses excès, était devenue incontrôlable et incompréhensible pour les simples citoyens. De même, il semblerait que les leçons aient été tirées, les analyses convergeant pour nous assurer que la prochaine crise sera de moindre intensité, bien entendu, même si des efforts en termes de régulation sont encore à venir.
Or, si le grand public nourrit une défiance de plus en plus forte face à la finance – comme l’atteste la montée des financements alternatifs –, analystes et économistes n’ont pas nécessairement remis en cause leur vision des marchés financiers et, plus globalement, leur vision des mécanismes économiques. Certes, ils questionnent les outils – subprimes, titrisation, etc. – mais ferment les yeux sur le fonctionnement ou la place de la finance, ainsi que sur les dynamiques à l’œuvre dans l’économie. Doit-on s’en tenir là ? Peut-on faire confiance aux économistes pour nous éclairer sur les mécanismes financiers et l’avenir de la finance alors qu’ils ne semblent pas avoir saisi la gravité de la crise précédente ? Et, finalement, peut-on en déduire que la pensée économique reste fermée, définie par une orthodoxie conceptuelle et qu’elle défend une certaine vision du monde dans laquelle le marché – économique ou financier – ne peut pas être interrogé ?
Une finance fragilisée
Soyons donc plus précis : la profession des économistes s’avère plus pluraliste que ce qu’elle affiche dans les médias et les universités et une part non négligeable d’entre eux propose une lecture du passé comme du futur bien différente.
D’ailleurs, la crise des subprimes a été l’occasion de revenir à un auteur peu populaire chez les économistes libéraux, Hyman Minsky. En effet, ce dernier est avant tout un keynésien fervent. Il fait partie de la première génération de post-keynésiens, courant d’économistes s’attachant à une lecture rigoureuse des travaux de John Maynard Keynes et rejetant le libéralisme économique. Mort en 1996, pourquoi Minsky est-il cité par tous les observateurs en 2008 ? Un consensus définit alors la crise des subprimes comme un « moment minskyen », c’est-à-dire le moment où l’état de confiance se retourne et où la crise survient. Sur la base d’un endettement toujours plus fragile – dit Ponzi – mais porté par l’optimisme des acteurs économiques – endettement type subprime –, la situation financière devient intenable et le pessimisme finit par l’emporter.
Si le recours à l’analyse de Minsky est pertinent et fait à bon escient, il soulève toutefois des questions. Pourquoi les post-keynésiens n’ont-ils pas suscité davantage d’engouement ? Et a-t-on réellement compris le raisonnement de Minsky ?
L’historien Thomas Kuhn (1969) a montré comment les crises économiques mènent à des crises scientifiques. Intuitivement, l’on saisit bien comment une crise profonde transforme l’appréhension du réel et remet en cause la pensée dominante ; une crise financière de l’ampleur de celle de 2008 aurait dû mettre à mal l’analyse qui, au mieux n’a rien vu venir, au pire a mené la finance à de tels excès. Malheureusement, Kuhn n’a pas compté sur les inerties institutionnelles. La pertinence des post-keynésiens et de Minsky ne suffit donc pas. La croyance dans la scientificité de l’économie – et donc dans sa vérité –, les habitudes conceptuelles, le manque de formation de certains auteurs et la volonté de se maintenir dans les instituts de recherche ont conforté la théorie libérale dans son statut de théorie dominante.
Par ailleurs, l’emprunt à Minsky est resté superficiel. Or Keynes est présent à chaque instant de son analyse. Pour se saisir du « moment minskyen », il est nécessaire de comprendre combien l’incertitude est radicale, combien les phénomènes monétaires sont inhérents et endogènes à l’économie, combien les variables sont avant tout macroéconomiques et combien le marché est générateur de dysfonctionnements. Bref, la notion de « moment minskyen » s’appuie sur les grandes thématiques keynésiennes, radicalement opposées aux analyses libérales !
Quand la finance ne finance plus l’économie
Allons encore un peu plus loin dans la relecture de la crise des subprimes. Si des acteurs sont désignés comme responsables de la crise et subissent les foudres du grand public, ce sont bien les banquiers et les traders. Ils cristallisent encore aujourd’hui les critiques adressées à la sphère financière en général. Leurs pratiques dangereuses, voire douteuses, se sont révélées au grand jour avec la crise et avec les divers scandales financiers dont les affaires Kerviel ou HSBC ne sont que des exemples.
Pour l’essentiel, les propositions des économistes dominants ont consisté à durcir la réglementation micro-prudentielle. Cette dernière entend encourager les bonnes pratiques de chaque banque ou société financière afin de contraindre individuellement la prise de risques et d’assurer le fonctionnement de chaque établissement. Les aspects macro-prudentiels, c’est-à-dire les risques de contagion et l’approche du système dans son ensemble, demeurent largement ignorés par une pensée libérale mal à l’aise avec les phénomènes macroéconomiques et les variables monétaires.
En fait, cette approche ne semble pas saisir toute la complexité de la place de la finance et de la banque. En réalité, peu d’économistes accordent de l’importance aux phénomènes financiers et monétaires dans leur théorie. Les post-keynésiens sont ceux qui vont le plus loin, se préoccupant de l’offre et de la demande monétaires et financières et de leurs impacts dans l’économie… Pour leur part, les auteurs libéraux ont une conception « simplifiée » de la sphère financière ou de la monnaie. Ils n’accordent aucune spécificité au secteur financier. Pour eux, il s’agit d’un secteur économique comme un autre qui n’a aucune caractéristique particulière. Le prisme pour analyser la finance est le même que pour le secteur de la téléphonie mobile ! L’unique objectif des entreprises est la recherche de rentabilité, seuls les comportements sont significatifs et assurer la bonne concurrence de la branche reste une priorité. Logiquement, leurs recommandations en cas de crise vont être relatives à la transparence du marché et aux bonnes pratiques pour consolider la rentabilité…
Pourtant, sans être faux, cela est sans doute un peu court. Les conséquences de la crise financière de 2008 sur l’économie démontrent la particularité et la toxicité potentiellement exceptionnelle de la finance. D’ailleurs, contrairement aux libéraux, les économistes post-keynésiens insistent sur le caractère particulier de la sphère financière et monétaire en mettant en lumière au moins deux éléments. D’abord, ils reviennent sur les liens entre finance et économie, la finance étant faite pour financer ! Sans être directement impliquée dans la production et l’échange des biens, elle accompagne producteurs et consommateurs à chaque opération économique. De plus, ces économistes sont les seuls à se pencher attentivement sur le pouvoir de création monétaire – la création de monnaie se faisant à l’occasion de l’octroi des crédits.
D’un point de vue réglementaire, l’objectif pour eux devient simple : séparer les activités bancaires relevant du financement des entreprises de celles concernant les transactions financières. La fonction spécifique des banques, explicitée par l’analyse post-keynésienne, est alors sanctuarisée et ne souffre plus de l’instabilité des marchés de capitaux. Rien de révolutionnaire ici : cette séparation était la règle jusqu’à la fin des années 1990 et de nombreux observateurs appellent de leurs vœux son retour.
La financiarisation de l’économie
Alors, la finance est-elle devenue folle ? Cela peut s’expliquer sans tomber dans la condamnation systématique des comportements des acteurs financiers et en élargissant le débat. Tout d’abord, la finance a connu une dynamique de libéralisation financière. Elle débuta dans les années 1980 et visait à rendre ce « secteur économique » transparent – les informations étant essentielles – et concurrentiel… La libéralisation financière, au sein des économies comme à leurs frontières, s’est donc appuyée sur une déréglementation et une déspécialisation des agents financiers.
Ainsi, la finance a subi une profonde transformation dont les tenants et les aboutissants sont particulièrement bien explicités par l’ensemble des économistes dit hétérodoxes dans leur critique des économistes libéraux : expansion à grande échelle des marchés financiers, déréglementation, expansion et prolifération des services et instruments financiers et plusieurs vagues d’innovations financières.
Mais plus qu’un processus, la transformation de la finance – la financiarisation de l’économie – décrit également l’actuelle reconfiguration du capitalisme : domination de la finance sur l’industrie, support de politiques favorables aux mécanismes de marché et menant à de plus fortes inégalités, usage plus large du crédit pour les ménages, introduction de la finance dans des pans croissants de l’économie et du système de redistribution et adoption d’une culture de la finance.
Ici encore, l’analyse post-keynésienne s’avère d’un grand secours. D’une part, elle permet de mesurer – et de condamner – l’écart existant entre le rôle souhaitable de la finance et son rôle effectif. Keynes et les travaux post-keynésiens récents sur la monnaie montrent bien que le fleuve financier a quitté son lit d’origine pour se perdre et submerger l’économie.
Tous ces auteurs, qu’ils soient français, canadiens, allemands ou américains, observent et examinent cette reconfiguration du capitalisme. L’un de leurs résultats les plus marquants fait état de la place de plus en plus grande de la finance au détriment des marges des entreprises et des salaires. L’économie devient régie, tirée, par des décisions purement financières – finance-led capitalism – et non par des décisions d’investissements productifs ou au bénéfice des salariés. Les conséquences sont à la fois globales et observables au niveau de chaque entreprise : la part des salaires et les marges distribuées dans l’entreprise perd du terrain face à celle des dividendes et intérêts versés. Le cout du capital financier pèse de plus en plus sur les stratégies internes et externes des firmes et les pratiques individuelles – des particuliers comme des firmes – intègrent de plus en plus le calcul financier.
Au final, le laissez-faire en matière financière déstabilise bien le capitalisme.
La finance comme objet des politiques publiques
Post-keynésiens et libéraux proposent deux approches opposées des politiques publiques. Pour les premiers, elles sont nécessaires car le marché génère de l’instabilité ; pour les seconds, elles doivent être réduites à leur minimum car le marché génère un équilibre. Or, les politiques libérales semblent démunies face aux soubresauts financiers, laissant les banques centrales agir en « sauveurs » alors que leur arsenal législatif reste limité.
Les post-keynésiens s’attachent à une conception large et cohérente de la politique économique en refusant de cloisonner les problématiques. Une crise financière n’est pas que financière comme nous l’avons vu en 2008. Elle trouve souvent son origine dans des déséquilibres économiques – comme un endettement privé massif de ménages précarisés – et peut avoir des conséquences majeures – en 2009, plusieurs pays de l’OCDE enregistraient des taux de croissance négatifs tandis que leurs taux de chômage s’aggravaient fortement. La crise grecque illustre parfaitement cette imbrication entre phénomènes financiers et économiques.
Ainsi, les post-keynésiens entendent réhabiliter le pouvoir de la politique publique, et surtout budgétaire, en matière financière. Tout d’abord, l’intervention et les investissements de l’État réduisent l’endettement des acteurs privés, évitant ainsi une explosion de la dette privée. Ensuite, seul l’État a autorité pour légiférer et réguler le secteur financier en fonction de l’intérêt général, la banque centrale ne disposant pas d’un tel mandat. Enfin, c’est toujours l’État qui intervient en dernier recours pour éviter l’effondrement du système. Plutôt que de privatiser les gains et mutualiser les risques, il est donc plus cohérent que l’État accompagne la sphère financière.
Bien entendu, les libéraux opposent à cette approche le « coût » supposé de la politique en termes d’endettement public. Ultimement, le débat sur la réglementation de la finance revient à la pertinence des politiques d’austérité face à celle des politiques interventionnistes. Ceci dit, au vu des dégâts que la finance peut provoquer, le débat semble tranché.
N’en doutons pas, d’autres crises financières sont à venir. Il suffit de regarder les indicateurs : la dette privée repart à la hausse dans un certain nombre de pays, les indices boursiers s’envolent, la « guerre des monnaies » perdure et certains systèmes bancaires – Chine, Italie, voire Allemagne – montrent des signes de grande faiblesse. Que feront alors les gouvernements ? Les économistes feront-ils encore un mea culpa de façade tandis qu’ils continueront à soutenir que l’analyse libérale est la seule pertinente ? Pour Einstein, « la folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent ».