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Venezuela : la surprenante ascension de Juan Guaidó

Anthropologue

Forte du soutien de plusieurs pays, dont les États-Unis et l’Union Européenne, l’opposition vénézuélienne entend continuer d’exercer sa pression sur le président Nicolas Maduro, et appelle à deux nouvelles manifestations mercredi 30 janvier et samedi 2 février. Portée par une figure encore inconnue il y a quelques semaines, Juan Guaidó, elle cherche désormais à faire basculer l’armée.

Ce qui se passe actuellement au Venezuela surprend tout le monde, à commencer par les Vénézuéliens eux-mêmes. La mobilisation nationale de dizaines de milliers de personnes le 23 janvier 2019, en réponse à l’appel du nouveau leader de l’opposition Juan Guaidó, s’est étendue à toutes les villes et les villages du territoire national et mis fin à la période de lassitude, de morosité et de désespoir qui s’était progressivement installée.

C’est un évènement, dans le sens où il y aura un avant et un après. Et pourtant, cette rupture ne tombe pas du ciel. Elle est la suite logique de la dénonciation politique des conditions du scrutin à l’issue duquel Nicolas Maduro a été réélu en mai 2018. Rappelons que ces élections contestées se sont tenues de façon anticipée, plus de neuf mois avant la fin du mandat présidentiel, et que les observateurs internationaux ont refusé de valider une élection entachée de nombreuses irrégularités. En avançant la date du scrutin, Maduro espérait bien sûr gagner du temps et amorcer une nouvelle période, mais il cherchait surtout à s’éviter une épreuve électorale en fin d’année, quand la crise économique que connait le pays se serait très probablement encore approfondie.

Mais pourquoi a-t-il fallu attendre le 10 janvier 2019 pour voir contestée dans la rue et au Parlement la légitimité d’une élection survenue en mai ? Parce que l’opposition devait pouvoir s’appuyer sur le soutien extérieur des pays qui n’avaient pas reconnu le scrutin de mai 2018, et c’est chose acquise aujourd’hui. Mais il fallait aussi trouver la bonne personne qui porterait la contestation au Venezuela.

Juan Guaidó, est un député de 36 ans jusque-là inconnu par le grand public, très actif au sein de son parti Voluntad Popular. Il a prêté serment comme président de l’Assemblée nationale deux jours avant l’investiture de Maduro. Dès le lendemain de cette investiture, lors d’une allocution convoquée dans la foulée sur une place de Caracas, il a qualifié le président « d’usurpateur » devant les quelques 2000 personnes réunies. Le mot d’ordre a pris, autant dans la rue et que sur les réseaux sociaux. Juan Guaidó a alors convoqué les « cabildos abiertos », sorte de grand débat national qui se tient sur les places publiques des villes et des villages de tout le territoire national, et où les élus de l’Assemblée, jusque-là démoralisés, sont allés à la rencontre de leur électorat.

Pendant dix jours d’activité politique fébrile les vénézuéliens découvrent Juan Guaidó, son charisme, son aplomb et son caractère à la fois décidé et conciliateur.

Cette initiative, prévue dans la Constitution par l’article 233, s’est révélée un succès. Dans ces assemblées citoyennes, l’opposition a demandé aux Vénézuéliens de refuser de reconnaître Nicolas Maduro comme président. Le lendemain, dimanche 13 janvier, Juan Guaidó fut arrêté durant quarante minutes par la police politique, le SEBIN, dans le cadre d’une opération spectaculaire sur l’autoroute entre Caracas et La Guaira, sa ville d’origine. Lors de sa libération, il a été acclamé par une foule venue l’attendre. La nouvelle de son arrestation s’était répandue comme une trainée de poudre. Pendant dix jours d’activité politique fébrile les vénézuéliens ont découvert son charisme, son aplomb et son caractère à la fois décidé et conciliateur. Jeune, métisse, serein, simple avec un discours de phrases courtes, concrètes et imprégnés de solidarité avec les gens qui souffrent de la crise, il marque les esprits.

Il a appelé à une grande mobilisation nationale le 23 janvier, dont le succès a dépassé toutes les attentes puisque l’organisation de la manifestation s’est faite principalement par les réseaux sociaux, dans un pays où la censure des médias est très forte. Au final, la mobilisation a atteint une dimension nationale, elle s’est répandue dans des petites villes comme Maturin, Porlamar, des villages ruraux des Andes, les villes côtières… Caracas fut occupée par un million de personnes. Dix jours à peine après être devenu une figure publique, Juan Guaidó s’est déclaré ce jour-là prêt à assumer temporairement la fonction présidentielle jusqu’à l’organisation de nouvelles élections. Une date opportune, qui lui a permis de jouer des symboles de l’imaginaire démocratique vénézuélien : le 23 janvier commémore la fin de la dictature de Pérez Jiménez en 1958, c’est la fête de la démocratie, de la désobéissance aux militaires et des libertés civiles.

Cette ascension vertigineuse ne s’est pas faite sans crainte de la part de l’opposition. Le risque, en concentrant tous les espoirs sur lui, était que tout s’effondre s’il venait à être emprisonné. Jusqu’à ce jour, tous les opposants ont été neutralisés, envoyés en prison, ou déclarés inéligibles, à commencer par Leopoldo Lopez et Henrique Capriles (candidat de l’opposition aux dernières élections présidentielles). Guaidó était un pari, et il s’est révélé à la hauteur.

La qualité de son discours à propos des lois d’Amnistie et de Transition, actuellement débattues au parlement, et sa capacité à obtenir le soutien de tous les secteurs auxquels il s’adresse, y compris la communauté internationale, intriguent et désarçonnent. A commencer par Nicolas Maduro lui-même et les hommes forts du régime chaviste : Diosdado Cabello (président de l’Assemblée Constituante) et Vladimir Padrino Lopez (ministre de la Défense) hésitent et se contredisent sans cesse, dépourvus qu’ils sont de leurs armes habituelles, la répression et l’emprisonnement. Le coût politique de s’en prendre à Guaidó est désormais trop élevé pour le gouvernement. Sa libération par la police politique est surement l’indice que la répression ne fait d’ailleurs pas l’unanimité au sein des forces de l’ordre.

Pour faire basculer l’armée, principal soutien du président élu Nicolas Maduro, Juan Guaido, mise sur deux manifestations (mercredi 30 janvier et samedi 2 février) et surtout sur son offre d’amnistie adressée directement aux militaires. Des signes font penser qu’il pourrait y parvenir : même si la répression est actuellement très forte et des centaines d’arrestations ont eu lieu entre les 24 et les 27 janvier, l’état de siège n’a pas été déclaré.

La prestation de serment de Guaidó en plein Caracas a eu l’effet d’un électrochoc pour les vénézuéliens, chavistes et non chavistes, civils et militaires, car personne ne s’y attendait. Son discours est audible autant par les chavistes que par les militaires. Il n’est pas encombré du passif et des conflits anciens qui pèsent sur les membres d’une opposition qui a eu du mal à s’unir et se fédérer, à cause des ambitions personnelles, locales et des intérêts particuliers.

Avec l’arrivée de Nicolas Maduro au pouvoir, le projet militariste gomme son élan compassionnel vers les moins favorisés  et apparaît sous son visage répressif.

Le système politique mis en place par le défunt Hugo Chavez est fondé sur l’union civilo-militaire, le cadre de l’exercice du pouvoir se dessine à partir de la fusion entre le parti et les forces armées. Les militaires, lors des allocutions publiques et des défilés, doivent déclarer à haute et intelligible voix leur fidélité à la révolution et au Parti socialiste uni du Venezuela. Les forces armées bolivariennes sont le corps dépositaire même du pouvoir politique.

Ce système ne posait pas trop de problème pendant la période où Chavez était au pouvoir. Mais l’effondrement du système économico-social et politique ont fait apparaitre les demandes d’alternance, de changement politique. En effet, l’appareil productif vénézuélien est anéanti par des années de mauvaise gestion de l’économie rentière. Lorsque Hugo Chavez est mort en 2013, l’État qu’il avait conçu et fait fonctionner était devenu une immense entreprise d’import-export en faillite. Le mécontentement a grandi et s’est vu opposer une répression sans précédent en 2014 et en 2017. Avec l’arrivée de Nicolas Maduro au pouvoir, le projet militariste gomme son élan compassionnel vers les moins favorisés –  j’ai eu l’occasion de le développer dans Le Chavisme, un militarisme compassionnel (FMSH, 2014)et apparaît sous son visage répressif.

Cet effondrement correspond à celui de la production de pétrole dont l’économie vénézuélienne est très dépendante. La compagnie nationale, PdVSA, en déclin depuis 2002, s’est effondrée. La chute des prix du baril en 2014, n’explique pas tout, le système montrait déjà les signes avant-coureurs de ce renversement. D’abord dans les proportions difficilement imaginables atteintes par le détournement de la rente pétrolière : pour 2018, on estime que 450 milliards de dollars ont été détournés et placés dans des fonds financiers à l’étranger (Andorre, Espagne, Luxembourg, Portugal, etc.). Un véritable réseau mondialisé de blanchiment d’argent, d’investissements illégaux et d’hommes de paille s’est ainsi constitué pour couvrir les fonctionnaires vénézuéliens malhonnêtes.

Les détails commencent à sortir à l’occasion des recherches menées sur les Panama papers. Ils révèlent un système interconnecté qui ne peut fonctionner que par l’anéantissement du système judiciaire, la fin de la division de pouvoirs et la répression de toute personne qui oserait le dévoiler. L’acharnement mis par certains pour rester au pouvoir à tout prix s’explique ainsi par les risques encourus, très élevés, de poursuites judiciaires internationales.

Après quatre ans d’hyperinflation et de pénurie sévère, toutes les préoccupations tournent autour de la capacité à payer ses courses.

J’ai pu me rendre au Venezuela entre fin mai et fin août 2018, et j’ai été frappée de constater que la vie politique était très absente des conversations quotidiennes. La survie était le seul objectif, la seule tâche, la seule occupation : l’hyperinflation ronge la vie des foyers, des familles, des individus. Depuis bientôt quatre ans de ce régime d’hyperinflation et de pénurie sévère, toutes les préoccupations tournent autour de la capacité à payer ses courses, trouver des biens, des produits. Plusieurs formes de paiement ont en effet été bloquées, voir éliminées. Le plafond de la carte de crédit dont je me servais pourtant encore en 2017 avait été descendu par la banque sans me prévenir, et je pouvais à peine régler le prix d’un œuf.

L’argent liquide, lui, était inexistant. Les « très anciens » bolivars étaient censés coexister avec les « moins anciens » bolivars, mais les premiers n’étaient acceptés nulle part quand les seconds étaient très difficiles à trouver. Les nouveaux billets devaient arriver en aout 2018, mais n’ont finalement été disponibles qu’en novembre. Des commerçants vendaient des espèces : par carte bleu on payait 30 000 bolivars et ils vous donnaient 20 000. Et encore, il fallait avoir une carte avec un tel plafond.

Les bénéficiaires de pensions pouvaient trouver un peu d’espèces en faisaient des queues interminables aux guichets des banques. Mes parents étaient prêts à tout pour quelques billets et j’essayais de leur faire comprendre que cela ne servait à rien, que le mieux était de faire des virements par internet. Mais les connexions étaient aléatoires et les plateformes des banques bloquées. Ou sinon, les coupures d’électricités avaient raison de toutes les batteries. J’ai accompagné mon père pour obtenir le règlement de sa pension, fin mai, il lui a été fait avec des très anciens bolivars : nous avons dû prendre le sac des courses pour mettre les paquets des billets avec lesquels nous avons réglé un kilo de sardines pour déjeuner avec ma mère.

La crise migratoire vénézuélienne dépasse largement celle que connaissent le Mexique et l’Amérique centrale, un tel flux qui se forme en si peu de temps est inédit dans l’histoire latino-américaine.

Les vénézuéliens, chavistes comme non chavistes, quittent leur pays depuis quatre ans, une fuite massive sans précédent dans l’histoire du continent. Chassés par l’hyperinflation et la pénurie de nourriture, les milieux populaires cherchent par tous les moyens à passer les frontières, quitte à continuer leur chemin à pied. Ces files interminables de « marcheurs » (caminantes) sont aujourd’hui présentes sur les routes la Colombie, du Brésil et de l’Équateur. Ils sont avant tout à la recherche de nourriture et de médicaments, et leur but premier est de trouver un abri temporaire pour pouvoir travailler et virer de l’argent à leurs proches restés au Venezuela.

Tout un réseau d’activités informelles fleurit autour de cette vague migratoire. J’ai pu constater de mes propres yeux la présence de centaines de vendeurs de rue vénézuéliens dans le centre-ville de Lima au Pérou en 2017. Quatre de mes collègues professeurs titulaires dans les universités vénézuéliennes ont tout quitté – carrière, maisons, parents – et sont aujourd’hui enseignants vacataires à Bogota, Quito, Valdivia ou Mexico. La crise migratoire vénézuélienne dépasse largement celle que connaissent le Mexique et l’Amérique centrale, un tel flux qui se forme en si peu de temps est inédit dans l’histoire latino-américaine. Cette vague migratoire se fait dans des conditions extrêmes, peu connue car il s’agit d’une migration d’urgence, sans camps de réfugiés, sans lieux d’accueil massifs, avec très peu d’organisations humanitaires sur le terrain.

Dans les pays d’accueil, les familles vénézuéliennes qui le peuvent se répartissent entre parents, familles et connaissances. Mais elles sont aussi souvent reçues chez des particuliers, colombiens, équatoriens et péruviens. Des histoires émouvantes fleurissent, marquées par de gestes de solidarité qui passent largement inaperçus et ne sont en tout cas reconnus par aucune institution. Les gens s’entraident, c’est tout.

D’autres histoires, plus inquiétantes, existent aussi qui racontent les attaques xénophobes contre des vénézuéliens dans le village d’Ibarra en Équateur où les maisons qui hébergeaient des migrants ont été pillées, leurs bien brulés et les gens chassés. Lors d’un colloque au Mexique en 2017, une collègue qui travaille dans une ONG féministe venant en aide aux femmes victimes de la traite pour la prostitution m’a dit que toutes les femmes répertoriées par son organisation les deux années précédentes étaient des vénézuéliennes. Des centaines me disait-elle, stupéfaite par la quantité et la rapidité du phénomène.

Ce qui se passe au Venezuela peut être compris comme le début d’une période d’espoir pour ceux qui s’étaient résignés à subir l’impact brutale de la crise économique. Les vénézuéliens s’étaient habitués à l’abandon, aujourd’hui ils se sentent moins seuls.

 


Paula Vasquez Lezama

Anthropologue, Spécialiste du Venezuela, chargée de recherche CNRS au LADEC (Laboratoire d’Anthropologie des Enjeux Contemporains à l’ENS Lyon)

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