Politique

La dangereuse fragilité du Conseil constitutionnel

Juriste

Depuis sa création en 1958, le rôle et les compétences du Conseil constitutionnel ont été nettement étendus et la procédure s’est largement juridictionnalisée, en particulier avec l’introduction de la Question Prioritaire de Constitutionnalité. Pourtant la composition et le fonctionnement du Conseil sont restés, sur la même période, peu ou prou identiques. Ainsi la récente révélation des noms des trois futurs membres – Alain Juppé, Jacques Mézard et François Pillet – ne peut qu’inquiéter, a fortiori à un moment de forte défiance démocratique.

Le Conseil constitutionnel fait partie de ces institutions de la République relativement méconnues du grand public.

Il bénéficie périodiquement d’une certaine médiatisation : lors des élections présidentielles avec le recueil des fameux « 500 parrainages », lors du rendu d’une décision portant sur une loi ou une disposition législative cristallisant les oppositions politiques, ou encore à l’occasion de la nomination de nouveaux membres. Mais ce coup de projecteur sur le Conseil constitutionnel ne dure en général que quelques heures, il retombe rapidement dans un relatif anonymat.

Pourtant, et c’est tout le paradoxe, cette institution est certainement l’une des plus importantes de la Ve République.

publicité

En 60 ans, le Conseil constitutionnel s’est très largement transformé. Il est passé du rôle de simple organe chargé d’empêcher le Parlement d‘outrepasser ses compétences constitutionnelles, lui valant les surnoms peu glorieux de « canon braqué sur le Parlement » ou de « chien de garde de l’exécutif », au rôle de véritable juge constitutionnel « chien de garde des libertés et de la démocratie ».

Le Conseil constitutionnel se présente aujourd’hui comme une véritable cour constitutionnelle capable de censurer la loi du Parlement lorsque celle-ci viole la Constitution. Mais dans un pays qui a longtemps déifié la loi en la présentant comme l’expression de la volonté générale, l’idée qu’un collège de juges non élus puisse s’opposer à la majorité politique du moment pourrait apparaître incongru.

En particulier dans le contexte des « gilets jaunes » qui témoigne de la très grande défiance d’une partie des Français à l’égard de tout organe exerçant le pouvoir au nom du peuple et l’aspiration à davantage de démocratie directe.

Un Conseil constitutionnel garant de la démocratie et des libertés

Le rôle du Conseil constitutionnel n’est pourtant pas d’être un censeur de la démocratie, mais au contraire de la garantir. Outre ses fonctions en matière de contrôle des élections présidentielles et parlementaires, le juge constitutionnel apparaît tout d’abord comme l’un des très rares contrepouvoirs dans les institutions de la Ve République.

Il est en effet bien connu que le régime présidentialiste français conduit à ce que le président de la République, qui a une majorité à l’Assemblée nationale, se trouve en situation de toute-puissance. Il peut mener les politiques publiques qu’il souhaite et ses désirs se transforment le plus souvent en lois.

Certes sa volonté peut être contrariée lorsque les oppositions s’agrègent et mènent à des manifestations d’ampleur. Mais, d’une part, de tels mouvements restent relativement rares au regard du nombre de lois adoptées chaque année par le Parlement ; d’autre part, ces mouvements ne réussissent pas nécessairement à faire dérailler la procédure d’adoption de la loi.

Le Conseil constitutionnel apparaît alors comme l’un des très rares recours de l’opposition contre la majorité présidentielle. L’opposition peut ainsi poursuivre le combat politique contre une loi par des moyens juridiques en saisissant le Conseil. Le contrôle du juge constitutionnel ne porte alors pas atteinte à l’expression de la volonté générale dont serait porteuse la loi, il s’agit au contraire de s’assurer que la volonté générale est respectée par le législateur.

Le Conseil constitutionnel rappelle en effet que la « loi votée (…) n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». C’est au fond l’idée que la majorité parlementaire du moment, qui ne représente d’ailleurs pas nécessairement la majorité populaire, doit respecter ce qui a été décidé par 82,6% des électeurs en 1958 lors du référendum portant adoption de la Constitution de la Ve République.

Le peuple français a posé les bornes constitutionnelles dans le cadre desquelles les représentants élus peuvent exercer le pouvoir en leur nom. Lorsque la majorité sort de ce cadre constitutionnel, elle n’exprime plus la volonté générale et ne représente donc plus le peuple.

Certes, il est vrai que c’est le Conseil constitutionnel lui-même qui détermine en partie quel est ce cadre et qui en interprète les frontières et le contenu. Mais le Conseil est lui-même soumis au pouvoir constituant qui peut modifier la Constitution par le biais d’une révision en réaction à une interprétation du juge constitutionnel qui ne lui conviendrait pas, ce qui a déjà été fait.

En outre, lorsqu’il contrôle la loi, le Conseil constitutionnel fait preuve d’une grande réserve en ce qu’il ne souhaite pas se substituer au législateur dans la mesure où il ne dispose pas d’un « pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ». Il respecte ainsi la division des rôles entre le législateur qui est libre d’adopter les lois qui lui paraissent opportunes et le juge constitutionnel qui s’assure que la loi ne sort pas manifestement du cadre constitutionnel préétabli.

Le Conseil constitutionnel ne retient d’ailleurs pas la même position lorsque la loi en cause a été adoptée non pas par les représentants, mais par le peuple lui-même par la voie du référendum. Dans une telle hypothèse, il refuse de contrôler la constitutionnalité de la loi référendaire, car il ne souhaite pas apprécier « l’expression directe de la souveraineté nationale ». Il s’estime incompétent dans la mesure où il ne s’agit plus ici de s’assurer que les représentants ont respecté le cadre constitutionnel fixé par le peuple français, mais de s’assurer que le peuple français a respecté le cadre qu’il s’est lui-même fixé.

Le Conseil constitutionnel se présente ensuite comme le garant des droits et libertés constitutionnels. Ce rôle a été fortement accentué par l’introduction, lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette nouvelle procédure, entrée en vigueur le 1er mars 2010, permet à tout justiciable de contester, à l’occasion d’un litige devant une juridiction, la conformité d’une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit. Cette réforme permet ainsi aux justiciables d’accéder aux prétoires du Conseil.

Ce rôle de gardien des libertés permet de s’assurer que les libertés des individus ou les droits des minorités ne soient pas atteints de manière disproportionnée par la majorité politique du moment. Ce rôle du Conseil constitutionnel est fondamental, car il permet (en théorie) d’éviter les excès des majorités présidentielles tentées parfois par des politiques liberticides pour répondre à l’émoi populaire provoqué par les évènements d’actualité.

La proposition de loi « anti-casseurs », en discussion au Parlement, est un exemple topique d’une loi de circonstance liberticide qui ne manquera certainement pas, si elle est définitivement adoptée, d’être contrôlée (et peut-être censurée) par le juge constitutionnel.

Ce rôle du Conseil constitutionnel prend une dimension particulière lorsque la loi entend limiter une liberté politique directement nécessaire au fonctionnement de la démocratie. Les normes constitutionnelles garantissent de nombreux droits et libertés politiques tels que le principe d’égalité du suffrage, la liberté d’association, la liberté de conscience et d’opinion ou la liberté d’expression et de communication. En contrôlant la constitutionnalité de la loi et en censurant les atteintes excessives à ces droits et libertés politiques, le Conseil constitutionnel s’assure que le législateur ne porte pas atteinte au fonctionnement de la démocratie.

Ces éléments soulignent que le juge constitutionnel est légitime dans une démocratie, car il permet justement à celle-ci de fonctionner, de se maintenir et de prévenir une tyrannie de la majorité. C’est pourquoi la plupart des démocraties libérales ont introduit le contrôle de constitutionnalité des lois. Ainsi, si le rôle du Conseil constitutionnel dans la démocratie française fait aujourd’hui l’objet de peu de contestations, il en est tout autrement de sa composition et de son fonctionnement.

Un Conseil constitutionnel à la composition et au fonctionnement dépassés

L’évolution du Conseil constitutionnel depuis sa création par la Constitution de 1958 a été largement asymétrique. Son rôle et ses compétences ont été nettement étendus. Sa procédure s’est largement juridictionnalisée, en particulier avec l’introduction de la QPC qui a fait du Conseil constitutionnel une véritable juridiction. La jurisprudence constitutionnelle est aujourd’hui fréquemment invoquée et appliquée par les tribunaux et cours, l’administration et même le législateur.

Toutefois, la composition et le fonctionnement du Conseil constitutionnel sont restés, sur la même période, peu ou prou identiques. Comme si l’évolution de son rôle et de ses attributions ces soixante dernières années n’avait eu qu’une influence minime sur l’institution elle-même.

Les neuf membres du Conseil constitutionnel, sans compter les anciens présidents qui sont membres de droit, sont nommés par le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat pour un mandat de neuf ans. Mais contrairement aux Constitutions étrangères, la Constitution française ne prévoit aucune condition de nomination que ce soit en termes de formation ou de compétences juridiques. Elle ne fixe par ailleurs pas non plus de limite d’âge.

Cette absence de condition est la conséquence de la conception qu’avaient les concepteurs de l’institution : elle ne devait pas être une juridiction constitutionnelle, mais simplement un organe politique protégeant le Gouvernement des assauts du Parlement. Au regard du rôle limité du Conseil constitutionnel et de sa nature, être un juriste n’apparaissait donc pas nécessaire ou indispensable. Cette idée s’est manifestée dès les premières nominations en 1959 qui ont vu un certain nombre d’anciens résistants et de fidèles du général de Gaulle, essentiellement issus de la classe politique, rejoindre l’institution. Si certains étaient des juristes, cette qualité n’était que subsidiaire, le plus important étant leur passé politique.

Ces premières nominations ont en réalité fixé le cadre de la pratique des autorités de nomination jusqu’à aujourd’hui. Certes de grands juristes ont été nommés par le passé au Conseil constitutionnel qu’on pense à René Cassin, Georges Vedel ou plus récemment Renaud Denoix de Saint Marc ou Guy Canivet. Mais ces nominations demeurent rares, la majorité des impétrants étant choisis au regard de leur carrière politique.

L’introduction d’un contrôle parlementaire sur ses nominations avec la révision constitutionnelle de 2008 comme l’arrivée au pouvoir en 2017 du « nouveau monde » n’a pas changé cet état de fait. Il n’y a qu’à voir les candidats proposés à la nomination le 13 février 2019 : Alain Juppé, Jacques Mézard et François Pillet. Trois hommes, trois politiques de carrière.

Ces nominations apparaissent d’autant plus paradoxales qu’est envisagée en même temps la suppression de la possibilité pour les anciens présidents de la République de siéger au Conseil constitutionnel du fait de la juridictionnalisation de l’institution.

Si le Conseil constitutionnel est une juridiction, il apparaît primordial qu’il soit constitué principalement de juristes. D’autant que le contentieux QPC apparaît particulièrement complexe et nécessite de très solides bases juridiques pour être maîtrisé.

À moins de considérer que le droit n’est pas une discipline avec ses notions, méthodes et techniques propres et qu’un peu de volonté permet de faire l’économie de longues études et d’une pratique régulière. Imagine-t-on un tel raisonnement transposé à un médecin ? À un ingénieur ? À un pilote d’avion de ligne ?

Les défenseurs d’une telle composition arguent fréquemment que la nature particulière du contrôle de constitutionnalité supposerait une composition politique et qu’en tout état de cause, les juristes sont majoritaires au Conseil constitutionnel en soulignant que tel sénateur de carrière a fait une licence de droit ou que tel ministre a appartenu dans sa jeunesse à telle juridiction.

C’est oublier, en premier lieu, que le contrôle de constitutionnalité a perdu depuis bien longtemps sa spécificité : il n’est plus le seul à permettre la mise en échec de l’application de la loi. N’importe quel juge peut en effet écarter une loi applicable au procès si celle-ci est incompatible avec un traité international. Personne ne milite pour autant pour la politisation de la composition des tribunaux de grande instance ou des tribunaux administratifs…

En second lieu, dans d’autres États européens, il ne suffit pas que le membre nommé à la cour constitutionnelle soit un juriste, mais il doit faire partie des juristes expérimentés les plus reconnus que ce soit en qualité de professeur de droit, de magistrat ou d’avocat. De surcroît, être nommé à la cour constitutionnelle ne rentre pas dans une stratégie essentiellement politique pour récompenser l’impétrant, libérer tel poste ou envisager une liste commune à telle élection. Stratégie qui peut d’ailleurs rapidement dérailler comme l’a montrée la nomination ratée en 2017 de Michel Mercier rattrapé par les affaires.

Par ailleurs, le propre d’une juridiction est d’être indépendante. Or, comment penser qu’un politique issu de la majorité au pouvoir réussira à devenir véritablement indépendant et à s’opposer à des atteintes liberticides qu’il aurait soutenues encore quelques jours auparavant comme membre de ladite majorité ? Comment penser qu’un politique de carrière inséré dans des réseaux politiques et militants va s’en départir simplement par la grâce d’une nomination au Conseil constitutionnel ? Si la compétence juridique n’est pas un élément pertinent pour siéger dans une juridiction constitutionnelle, pourquoi alors ne pas prévoir l’élection par le peuple des membres du Conseil constitutionnel ou encore un tirage au sort sur les listes électorales ?

Surtout cette composition a des effets délétères sur le fonctionnement du Conseil constitutionnel. Ce dernier a la particularité de disposer d’un service juridique constitué de quatre juristes, inconnus du grand public, dirigé par un secrétaire général dont le supérieur hiérarchique est le seul président du Conseil constitutionnel.

Le duo secrétaire général-président du Conseil tient donc l’institution, parfois d’une main de fer. Contrairement aux autres cours constitutionnelles, les membres du Conseil ne disposent pas d’assistants personnels pour les aider dans le traitement des affaires. Ils sont entièrement dépendants du service juridique. Ce dernier joue donc un rôle absolument cardinal dans la préparation, l’instruction et la rédaction des décisions du Conseil constitutionnel.

Le service juridique est censé assister le « membre-rapporteur », choisi par le président du Conseil, chargé d’instruire l’affaire dont est saisi la juridiction. Le problème c’est que moins le « membre-rapporteur » est compétent, plus il va devoir se reposer sur l’expertise du service juridique.

La position de ce service peut donc rapidement devenir la position du Conseil constitutionnel, car le « membre-rapporteur » ne peut pas toujours s’opposer aux arguments d’un service juridique ayant travaillé intensément sur le dossier avec l’expertise qui est la sienne. Le risque n’est donc pas qu’un membre incompétent juge mal, mais qu’il ne juge pas…

Par ailleurs, les autres membres du Conseil sont encore moins armés : ils ne peuvent pas présenter seuls, et alors qu’ils ont eux-mêmes des affaires à instruire, une position alternative crédible à celle du « membre-apporteur » assisté par le service juridique. Cette organisation du Conseil, en grande partie causée par sa composition, a pour effet de limiter et de réduire la qualité des débats au sein de l’institution la conduisant à rédiger des décisions peu ou mal motivées. Et ce, alors même que cette juridiction irrigue aujourd’hui par sa jurisprudence l’ensemble de l’ordre juridique français.

L’« exception française » souvent invoquée par ceux qui se satisfont du statu quo risque de ne plus suffire à justifier la composition du Conseil constitutionnel qui apparaît largement bigarrée à nos voisins européens.

À une époque où la défiance à l’égard des représentants est d’une rare intensité, la tendance lourde des autorités de nomination à préférer l’opportunisme politique plutôt que la compétence et la reconnaissance juridiques dans le choix des membres du Conseil ne risque pas de renforcer la confiance des citoyens dans le Conseil constitutionnel et sa légitimité.


Samy Benzina

Juriste, Professeur de droit public à l'Université de Poitiers