Economie

La fusion avortée d’Alstom et Siemens signe-t-elle l’absence de politique industrielle en Europe ?

Économiste

La fusion d’Alstom et de Siemens n’aura pas lieu. La direction européenne de la concurrence s’y est opposée le 6 février dernier. Certains craignent que ce veto affaiblisse l’Europe au profit de son concurrent chinois, China Railroad Rolling Stock Corporation ; d’autres y voient, un obstacle à l’émergence d’un champion européen dans le secteur ferroviaire. Mais, au-delà de la polémique, cette décision a levé le couvercle qui maintenait tabou l’expression du besoin d’une politique industrielle et de son institutionnalisation.

Bien qu’attendue, la décision de la direction européenne de la Concurrence du 6 février 2019 de s’opposer à la fusion des entreprises Alstom et Siemens, fera date dans l’histoire de la politique de concurrence de l’Union européenne. Elle suscite notamment un débat sur l’absence de politique industrielle pour faire contrepoids aux objectifs de concurrence dans le cadre d’une mondialisation et de la course technologique qui marginalisent de plus en plus l’Europe.

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Cette décision signe d’abord la rigueur, l’indépendance et la constance de la politique de concurrence européenne. Non que la direction de la Concurrence de la Commission européenne (ci-après la DC) rejette tous les projets de fusions, loin s’en faut, mais il s’agit ici clairement d’un rapprochement d’entreprises que la DC a jugé de nature préjudiciable à l’état de la concurrence sur le marché des constructeurs de trains à grande vitesse et de la signalisation ferroviaire.

La fusion aurait conduit, selon l’analyse des autorités de la concurrence, à une augmentation des prix pour les acteurs du transport puis pour les voyageurs. La DC a entendu les parties mais aussi les acteurs du marché, des associations d’usagers, les syndicats et les agences régulatrices de la concurrence des États membres. Elle a analysé les concessions accordées par les deux entreprises et en quoi les cessions d’actifs proposées permettraient de rétablir de la concurrence. Elle a aussi considéré la concurrence au-delà du marché européen et notamment la concurrence du mastodonte chinois CRRC (China Railroad Rolling Stock Corporation).

De son analyse et de ces auditions, elle a conclu au rejet de la fusion. C’est une décision fondée sur le droit, argumentée et indépendante du pouvoir politique. On peut la juger contraire à une politique industrielle de champions européens, on peut la juger en décalage avec la nature de la globalisation ; on ne peut en rejeter la légalité et le bien-fondé au regard du mandat de la DC.

Cependant, le débat peut se développer dans ce qu’elle n’est pas, afin de construire les arguments de la nécessité d’un contrepoids à l’objectif primordial de la concurrence qui domine dans la régulation du marché européen.

La décision est-elle en décalage avec la nature de la globalisation ?

Par nature de la globalisation, on entend la polarisation des acteurs industriels en Amérique du Nord et en Chine avec des pouvoirs de marché croissants, qui singularise l’UE comme un troisième acteur souvent loin derrière sinon disloqué. La DC a jugé que l’acteur chinois, CRRC, ne constituait pas une menace sur le marché européen du transport ferroviaire qui était très fermé. Malgré les tentatives de rachat du tchèque Skoda, et l’obtention de contrats en Serbie et en République Tchèque, CRRC est en effet aujourd’hui concentré sur son immense marché intérieur.

C’est une réalité bien évidemment amenée à évoluer. Tout comme cela s’est avéré pour les acteurs européens, le marché intérieur est rapidement saturé et la commande publique domestique insuffisante. On l’a vu en France avec la menace de la fermeture du site historique d’Alstom à Belfort en septembre 2016 qui a conduit les pouvoirs publics français à ajuster, sous la contrainte, leur commande de trains.

De plus CRRC bénéficie d’un fort soutien public (il s’agit d’une entreprise issue de la fusion de deux entreprises d’État, CNR et CSR), et des effets de rendements d’échelle sur un territoire domestique qu’elle ne partage pas avec d’autres acteurs. Ce qui n’est le cas, ni de Siemens, ni d’Alstom, parfois même en concurrence avec des acteurs extra-européens, comme Bombardier. La taille atteinte par CRRC pourrait lui conférer des avantages de coût indéniables tout comme un savoir-faire moteur d’innovation. L’avantage compétitif se construit dans l’accumulation des expériences et donc dans la taille des marchés servis. L’excès de pouvoir de marché n’est pas forcément un obstacle à l’innovation, si c’était le cas, nous n’aurions pas à craindre CRRC, qui incarne le monopole subventionné, honni par la politique de concurrence et inefficace selon la théorie des marchés concurrentiels. Il est à parier que CRRC continuera d’innover et d’acquérir les technologies de ses concurrents à tout le moins par des absorptions ou des partenariats sur des marchés étrangers.

Ensuite il y a la bataille des infrastructures et des standards réglementaires qui les accompagnent. L’intégration des marchés du transport européens passe par la généralisation du standard ETCS pour European Train Control System. Alstom et Siemens sont dominants dans la maîtrise de ce standard. Clairement, l’activité de signalisation aurait été sous la coupe de la nouvelle entité Alstom-Siemens. Mais en même temps, cela aurait permis d’imposer les standards de sécurité et les spécifications des infrastructures et des logiciels de signalisation européens, si l’entreprise, en exportant ses trains et ses produits de signalisation, exportait aussi ses spécifications. La force de les imposer aurait été plus grande avec une grande entreprise Alstom-Siemens qu’avec deux partenaires européens. Il existe bien sûr le risque d’être en situation de dépendance vis-à-vis d’une seule entreprise. Mais quelle sera l’alternative des acheteurs publics européens quand CRRC proposera des offres de signalisation de standards différents mais dont les prix seront bien plus faibles ? Les pays de l’Europe de l’Est seront les premiers à ouvrir les portes à CRRC au détriment de l’intégration du marché du transport européen.

La DC n’envisage pas l’avenir comme un choix cornélien entre la toute-puissance d’Alstom-Siemens ou la toute-puissance de CRRC. Elle décide en droit sur le sol européen sans être accompagnée par une politique qui empêcherait CRRC de souscrire aux appels d’offres européens. La DC est l’incarnation de l’état de droit mais il n’existe guère de contrepoids en Europe en termes de politique commerciale ou de politique industrielle ou de politiques de marchés publics qui permettraient de sanctuariser cet état de droit et de ne pas le transformer en faiblesse de l’Europe.

La DC fait-elle obstacle à la création de champions européens ?

La notion de champion européen est plus complexe qu’à première vue. Les champions européens incarnent le patriotisme économique à l’échelle européenne et sont brandis comme le symbole de la puissance économique, technologique et institutionnelle de l’Europe.

Leur inexistence suscite à contrario des doutes quant à la puissance européenne. C’est le cas dans le domaine des grandes plateformes de commerce ou des réseaux sociaux ou dans d’autres secteurs reposant sur les technologies numériques. Il est tentant de trouver un coupable en la Commission européenne et notamment dans sa politique de concurrence.

Même le fin connaisseur des rouages bruxellois, Jean Quatremer, s’y trompe en affirmant que la Commission a empêché la création d’un Google européen. En effet la Commission ne s’occupe pas de la croissance interne des entreprises et ne s’inquiète guère des rachats de startups, ce qui a été les deux voies de croissance des GAFA, sans compter que ces géants du numérique n’ont pas reçu d’aides publiques non plus, autre élément de contrôle de la DC.

Concernant les activités de plateforme, ce qui a pu manquer à l’Europe au moment où démarre le développement des réseaux sociaux, c’est plutôt l’insuffisante intégration du marché européen : nos 512 millions d’usagers européens ne sont pas assez semblables pour créer la masse critique qui a permis à Facebook, à Amazon et à Google de se lancer. Or une fois lancé, il est très difficile de les rattraper.

En revanche, on peut légitimement se demander si la DC aurait laissé se constituer Airbus si les constructeurs aériens étaient aujourd’hui encore strictement domestiques. On peut aussi se demander pourquoi on peine à trouver un acteur européen pour concurrencer Huawei ou Apple. Nokia a bien racheté Alcatel, avec l’accord de la DC, mais peine face au chinois Huawei dans les technologies de la 5G et a depuis longtemps cessé de concurrencer Apple sur les mobiles. Là aussi, l’intégration des réseaux de télécommunications a mis trop de temps. L’absence de politique industrielle des télécommunications a pénalisé les acteurs européens.

Il faut donc reconnaître que l’harmonisation des règles européennes et le marché commun dont la DC est la garante, ont permis de se rapprocher d’un marché intégré qui est la condition pour exploiter les rendements d’échelle encourageant la croissance des entreprises. L’intégration des marchés a créé des opportunités de croissance interne.

Mais cette intégration européenne a pu à contrario constituer un frein à la croissance externe. En effet, la croissance externe se fait par fusions-acquisitions d’entreprises, or un des motifs majeurs de celles-ci est l’accès à un marché de clients qu’apporte l’acquisition. Or ce motif n’existe pas entre entreprises européennes qui ont toutes le même accès au marché de l’UE. Le motif de fusion-acquisition entre égaux repose alors sur l’existence de complémentarité entre les activités ou la nécessité d’atteindre une taille critique. C’est d’autant plus vrai que lorsque les activités sont substituables, non seulement les États membres y sont très réticents en raison du risque d’une rationalisation des moyens conduisant à des destructions d’emplois et la DC y est particulièrement sensible en raison du risque d’excès de pouvoir de marché.

Au final, la DC s’oppose à la création de champions européens qui résultent de fusions-acquisitions aberrantes en termes de pouvoir de marché. Mais c’est une voie de création de champions européens un peu artificielle. L’expérience montre que les fusions-acquisitions ne sont pas toujours des succès car les synergies ne suivent pas forcément.

Une politique industrielle doit se penser au-delà de la création de champions nationaux par addition d’entreprises, et s’intéresser à la croissance interne des entreprises. La politique industrielle doit donner naissance aux futurs champions européens. Mais rien n’est moins simple.

La politique industrielle européenne doit se penser et s’institutionnaliser

Il est souvent affirmé qu’il n’existe pas de politique industrielle européenne. Une politique industrielle peut se définir comme une politique dont l’objectif est d’influencer la spécialisation productive en soutenant le développement de certains secteurs ou de certaines technologies.

Il est vrai que la politique industrielle européenne s’est définie en miroir de la politique de la concurrence. Elle n’a pu s’exprimer que dans les régimes de dérogations au contrôle des aides publiques. Le régime de dérogations que contrôle la DC se concentre principalement sur les aides à l’innovation et à la Recherche et Développement (R&D) d’une part et les aides à des fins de politique environnementale. Cela a sans doute contribué à faire de l’Europe un foyer de secteurs haute-technologie et un leader en matière de développement des énergies durables.

Mais comme elle n’est pas la seule à soutenir la R&D et l’environnement, cela ne lui confère pas de nets avantages compétitifs. S’ajoute à cette absence de singularité, la faiblesse de ses moyens, puisque contrairement à la politique de concurrence, cette politique n’est faite que de directives et non de contraintes.

Il faut dire que la définition d’une politique industrielle européenne est un défi. Les 28 États membres ont des spécialisations productives bien différentes : entre le cœur des 12 pays fondateurs et les pays devenus successivement membres, l’écart a été grandissant. À spécialisation industrielle différente, besoins différents. Il faut donc parvenir à s’entendre sur une communauté d’objectifs transversaux ou créer des groupes de pays plus restreints qui agrègent leurs moyens.

La décision de la DC concernant la fusion Alstom-Siemens a soulevé le couvercle qui maintenait tabou l’expression d’un besoin de politique industrielle. Il est notable en effet que l’idée d’une politique industrielle se fasse jour ouvertement en Allemagne avec la parution d’une note du ministre de l’économie Peter Altmaier, publié le 4 février. Sa « Stratégie pour l’industrie 2030 » évoque même l’idée des champions européens. Cet état d’esprit ne trouvera pas forcément un écho favorable suffisant au point d’entraîner des actes politiques mais il marque la levée d’un tabou vis-à-vis de la politique industrielle dont les attitudes de la Chine ne sont évidemment pas étrangères.

De même des initiatives récentes, dans le domaine de l’intelligence artificielle ou des batteries, ou du contrôle des investissements étrangers, signalent une prise de conscience de la nécessité d’agglomérer les moyens pour positionner plus activement l’UE dans la course technologique.

Mais, il est important que le débat se poursuive, non pas en voulant détruire le pouvoir européen de la DC par le retour des décisions politiques unilatérales, mais en réfléchissant au positionnement compétitif de l’Europe dans des secteurs clés des productions et technologies du futur afin de soutenir la création d’acteurs européens.

De plus il faut admettre que la politique de concurrence n’est pas suffisante pour créer les conditions d’une offre européenne compétitive.

Pour cela, il faut créer une direction de la compétitivité européenne qui pourrait contrebalancer les décisions de la DC sur la base d’une stratégie industrielle définie par la Commission européenne au début de son mandat. Cette direction pourrait s’occuper du contrôle des investissements étrangers en surveillant les achats d’actifs définis comme stratégiques.

Il faut aussi élargir le champ de la direction du commerce international au contrôle de la réciprocité des règles à l’extérieur des frontières européennes, qu’il s’agisse des obligations de transfert de technologie ou de l’accès aux marchés publics. Le pouvoir qui doit contrarier la DC doit être européen et non unilatéral. L’enjeu n’est pas qu’économique, il est aussi politique.

 


Sarah Guillou

Économiste