Société

La France Malheureuse

Économiste

« Sur une échelle de 0 à 10, à quel point êtes-vous satisfait de votre vie ? ». À cette interrogation, une majorité de Français se positionne à 7 ou 8, exprimant là une relative satisfaction. L’envers de ce constat est qu’une partie de la population, se situant à 5 ou 6, ne se considère pas vraiment satisfaite sans pour autant se sentir légitime à se plaindre. Jusqu’au moment, peut-être, où les circonstances qui légitiment une telle expression se présentent à elle… Mais qui est cette « France malheureuse » ?

Depuis plus de deux mois, les blocages et manifestations organisés par le mouvement des « gilets jaunes » ont mis en évidence une vaste colère au sein de la population française. Le caractère disparate – et difficile à situer politiquement – des revendications émises, le profil sociologique des participants à ces actions indiquent que cette colère procède d’une insatisfaction profonde et générale d’une part notable des Français. L’augmentation du prix des carburants, plus liée à l’évolution du cours du pétrole qu’à la fiscalité carbone, n’aura été que le catalyseur qui a précipité l’expression de ce sentiment de mal-être.

Il ne s’agit pour autant pas de la première irruption récente de ce mal-être sur la scène publique : dès le premier tour de l’élection présidentielle, le sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de sa propre vie a constitué un élément commun des votes d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Dans l’espace politique français tel qu’il se redessine, l’opposition structurante ne porte plus tant sur les conditions matérielles de vie ou sur la place de la redistribution que sur deux éléments subjectifs : « Suis-je satisfait de ma vie ? » et « Fais-je confiance aux autres ? ».

Poser la question : « Dans l’ensemble, à quel point êtes-vous satisfait de votre vie ? », en demandant une réponse sur une échelle de 0 – la pire vie possible à 10 – la meilleure vie possible, n’est pas une nouveauté. Cette question est posée depuis plus de cinquante ans aux États-Unis ou au Japon, et la Commission Stiglitz l’a désignée comme un des éléments-clefs d’un tableau de bord pour aller au-delà du PIB comme mesure du progrès économique et social.

Nous savons ainsi, sans surprise, que le chômage, de faibles revenus, un faible niveau de diplôme, l’isolement ou la dépression sont fortement associés à une faible satisfaction de vie. Il est plus inattendu de constater qu’à la question ci-dessus, la majorité des Français se positionnent à 7 ou 8 – donc relativement satisfaits de leur vie. L’envers de ce constat est que le quart le plus malheureux de la population française s’étale sur les barreaux 0 à 6 de l’échelle de réponse, et majoritairement à 5 et 6 : toute une population qui n’est pas vraiment satisfaite de sa vie, mais qui ne se sent pas vraiment légitime à se plaindre. Jusqu’au moment, peut-être, où les circonstances arrivent qui légitiment une telle expression. Pour mieux les comprendre, il nous semble important de ne pas laisser de côté cette population de l’entre-deux. C’est pourquoi, dans ce qui suit, nous appellerons « malheureux » tous ceux qui déclarent une satisfaction de vie inférieure ou égale à 6, soit 27 % de notre échantillon.

Qui sont-ils ? Les enquêtes menées en France mettent en évidence que s’il y a des personnes qui déclarent une faible satisfaction de vie dans toutes les couches de la société, les points d’accumulation que nous mesurons en fonction de l’âge, du revenu ou du niveau de qualification dessinent le portrait social, et partiellement territorial, d’une France à la peine.

Si on part du seul statut socio-professionnel, les retraités et les personnes au foyer sont en moyenne plus malheureuses que la moyenne de la population, mais il s’agit là essentiellement d’un effet de composition, lié à leur âge – certes indissociable de la retraite – et à leur niveau de qualification. Le véritable écart s’inscrit entre les actifs occupés, les personnes occupant un emploi sont ainsi seulement 20 % à se déclarer faiblement satisfaites de leur vie, et les chômeurs, qui se déclarent insatisfaits de leur vie à plus de 50 % – être au chômage est d’ailleurs l’un des événement de vie qui a l’impact le plus durable sur le bien-être subjectif. L’impact réel du chômage est dans les faits encore plus fort, puisque cette moyenne inclut également les personnes en situation de chômage transitoire, qui ont de bonnes perspectives de retour à l’emploi, et donc la satisfaction de vie n’est pas affectée dans la même mesure.

Les moins diplômés sont aussi les moins confiants, donc les plus accessibles à un sentiment de défiance, d’abandon ou de mépris.

Si on classe la population par niveau de diplôme, la proportion de malheureux diminue chaque fois qu’on passe à un niveau de diplôme supérieur, avec une charnière importante au niveau du baccalauréat.  Avec la démocratisation scolaire et la massification de l’enseignement supérieur, il est aisé d’oublier qu’aujourd’hui, plus de la moitié des adultes français n’a pas le baccalauréat.  Or, ces personnes sont aussi celles pour lesquelles les perspectives sont les plus sombres : leur accès à la formation professionnelle est limité, et leurs revenus diminuent à partir de 54 ans, huit ans plus tôt que pour les plus diplômés. Fragile du fait de revenus modestes, cette population l’est aussi dans sa relation avec la société : si un diplôme plus élevé donne accès à de meilleurs revenus, il contribue aussi fortement à alimenter la confiance dans les autres et dans la société. Inversement, les moins diplômés sont aussi les moins confiants, donc les plus accessibles à un sentiment de défiance, d’abandon ou de mépris.

Ce risque se redouble du fait d’une évolution du travail qui rompt les collectifs traditionnels de la sphère professionnelle. En proportion de malheureux, l’écart est par exemple grand entre les ouvriers non qualifiés, catégorie d’actifs occupés la plus malheureuse, et les ouvriers qualifiés, qui se positionnent au-dessous de la moyenne parmi les employés. Plus généralement, nous pensons que l’augmentation des situations d’isolement dans le travail, y compris dans les emplois peu qualifiés, constitue un fondement essentiel de mal-être en faisant éclater les liens sociaux établis sur les lieux de travail.

Le revenu joue également un rôle essentiel : parmi les 10 % les plus pauvres, la moitié se déclarent malheureux. Au revenu médian, ils sont encore 30 %, et 15 % parmi les 10 % les plus riches. Ce lien avec l’argent se lit encore plus clairement si on ne regarde pas quels sont les revenus des ménages, mais ce qu’ils en pensent : 87 % des malheureux déclarent boucler tout juste leur budget, devoir piocher dans leurs réserves ou s’endetter. Au-delà des ménages objectivement pauvres, nous mesurons ici l’anxiété matérielle d’une partie des classes populaires et moyennes. Le revenu médian des ménages inquiets pour leur budget est en effet égal au revenu médian de la population, et un quart de ces ménages dispose de revenus supérieurs à 3 000 euros par mois.

Les villes moyennes connaissent certains des problèmes des agglomérations plus grandes mais sans les avantages, en particulier matériels, de ces dernières.

Dans l’organisation territoriale de la France, les villes moyennes, unités urbaines de 20 000 à 100 000 habitants, concentrent un grand nombre de ces éléments de mal-être. Il s’agit certes d’un ensemble fort hétérogène de 1380 communes, rassemblées en 200 unités urbaines, qui peuvent être formées d’une seule commune, comme Beaune ou Narbonne, ou regrouper d’une dizaine de communes dans des agglomérations polycentriques. L’indéniable prospérité de certaines de ces unités ne parvient cependant pas à faire contrepoids aux difficultés d’une part importante d’entre elles, qui viennent se traduire dans un niveau plus élevé de malheur : 30 %, contre 27 %. Leurs habitants ne sont pour autant pas particulièrement insatisfaits des éléments matériels de la vie locale : la satisfaction vis-à-vis du cadre de vie ou de la sécurité dans ces villes s’inscrit dans les tendances nationales. En revanche, quelque chose se joue dans le fonctionnement du tissu social. La satisfaction de vie ainsi que le sentiment de satisfaction vis-à-vis de la famille et des amis y sont en retrait par rapport aux autres types d’agglomération, et plus faibles que ce que voudrait la composition de ces agglomérations en termes d’âge et de revenus. Sans que ces écarts soient de premier ordre par rapport à l’effet que peuvent avoir le revenu ou le diplôme, un faisceau d’indices nous conduit à penser qu’à la concentration de populations plus souvent malheureuses que la moyennes, beaucoup des agglomérations font face à une dynamique propre qui pèse sur le bien-être de l’ensemble de leurs habitants.

Par bien des égards, ces villes font ainsi face à des problèmes d’agglomérations plus grandes, mais sans les avantages, en particulier matériels, de ces dernières. Elles accueillent en effet une proportion plus élevée de classes modestes, au-dessous du revenu médian, et nettement moins de ménages aisés, parmi les 80 % les plus riches. Cette population est globalement moins qualifiée, avec une sous-représentation des diplômes supérieurs au baccalauréat, une sur-représentation des emplois ouvriers et une sous-représentation des emplois de cadres ou des professions libérales.

À ce positionnement social difficile, ces agglomérations ajoutent une démographie peu favorable. Les moins de 45 ans y sont sous-représentés par rapport à la moyenne nationale, tandis que les plus de 65 ans y sont sur-représentés. Reflet de cette composition, c’est cette catégorie d’agglomération qui a enregistré le taux de croissance démographique le plus faible entre 2010 et 2015, et qui présente le taux le plus élevé de vacances des logements. Manifestement, certaines de ces villes peinent à attirer ou à retenir les jeunes ménages, malgré un accès au logement plus aisé qu’ailleurs.

Le mal-être des populations et des individus peut-il être une cible pour les politiques publiques ? Dans une large mesure, il l’est déjà, au travers de l’ensemble du filet de sécurité français autour de l’emploi et de la stabilisation des aléas de revenus. Il semble cependant que l’action publique manque une part significative de cette population malheureuse, celle qui a en général suffisamment pour vivre, mais peu de moyens de se projeter dans l’avenir : des revenus qui couvrent tout juste les dépenses courantes et ne permet pas l’épargne, des perspectives professionnelles bloquées par un faible niveau de qualification et un accès difficile à la formation professionnelle, une progression salariale ralentie dans la zone où s’amenuise l’effet des allègements de charges… Sans surprise, il s’agit ainsi aussi d’une population pessimiste vis-à-vis de l’avenir, son avenir personnel comme l’avenir collectif.

Le mouvement des « gilets jaunes » a à notre sens donné une voix et une visibilité à ces groupes insatisfaits – et cette insatisfaction constitue une bonne part de ce qui les unit au-delà d’importants clivages sociaux, politiques et idéologiques. La contestation a légitimé l’expression du mal-être, par le partage de motifs communs, autour du pouvoir d’achat, de l’invisibilité dans la sphère publique et de la difficulté d’accès tant aux services publics qu’aux moyens d’améliorer sa condition. Nous ne savons pas encore si cette expression a été un feu de paille, ou si elle va durablement s’inscrire dans la manière dont les Français évaluent leur vie. Dans ce dernier cas, la restructuration de l’espace politique français pourrait s’approfondir, l’opposition traditionnelle autour des questions de redistribution passant au second plan au profit d’une opposition entre d’une part satisfaction et confiance, et d’autre part insatisfaction et défiance.


Mathieu Perona

Économiste, Directeur exécutif de l’Observatoire du Bien-être du CEPREMAP