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Inde : des élections à l’ombre des Rafales

Politiste

Premier Ministre indien, Narendra Modi a fait ses adieux au Parlement en prononçant mercredi 13 février le dernier discours de son quinquennat. Alors que les élections générales approchent, les révélations se multiplient à propos de l’ « affaire des Rafales ». Les conditions dans lesquelles ce contrat a été passé avec Dassault offrent un exemple saisissant du clientélisme sans retenue pratiqué par le pouvoir.

Au printemps, les électeurs indiens éliront un nouveau gouvernement central. Selon toute vraisemblance, la campagne verra s’affronter la coalition portée par Narendra Modi, Premier ministre sortant issu du parti nationaliste hindou, le Bharatyia Janata Party (BJP), le Parti du peuple indien, et celle emmenée par Rahul Gandhi.

Jusqu’à peu vertement critiqué par la presse pour son absence d’épaisseur politique, le chef de l’historique Congrès national indien reprend un peu de vigueur. Il semble s’être davantage préparé pour la campagne et, à la différence de 2014 où Narenda Modi arrivait vierge de tout mandat national, il affrontera cette fois un Premier ministre comptable d’un bilan mitigé.

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Outre des résultats économiques décevants et un contexte social tendu, l’analyse de la pratique du pouvoir sous Narendra Modi pointe une personnification de celui-ci, qu’accompagne une connivence manifeste avec le milieu des affaires, ce qu’illustre parfaitement« l’affaire » des Rafales. Révélée en septembre 2018 par Mediapart, « l’affaire » fait depuis l’objet d’une couverture médiatique quotidienne et du feu nourri des attaques de l’opposition. Elle a également conduit un avocat et deux anciens ministres du BJP à demander l’ouverture d’une enquête sur les conditions d’attribution de ce marché.

Pour l’heure, la Cour suprême a débouté cette requête au motif que les éléments déjà fournis par les parties prenantes étaient suffisants. Cette décision a suscité un tollé, plusieurs observateurs craignant une manipulation du pouvoir judiciaire par l’exécutif. Laissant de côté les ramifications françaises de l’affaire, il est donc important d’observer cette affaire sous l’angle institutionnel indien comme une radioscopie des modalités du gouvernement Modi et la distorsion des institutions à laquelle il se livre.

Plusieurs éléments relatifs à la conclusion de ce marché demeurent troubles et troublants, ils interrogent le respect de la légalité et laissent affleurer favoritisme, corruption et mensonge d’État.

Petit rappel des faits : en 2013, Manmohan Singh, alors Premier ministre, signe un contrat prévoyant la livraison de 126 avions de chasse Rafale, dont 8 seront livrés déjà assemblés et 108 devront être produits en Inde afin d’assurer un transfert de technologie. Côté français, c’est l’entreprise Dassault Aviation qui signe le contrat ; côté indien, le marché revient à Hindustan Aeronautics Limited (HAL), entité publique établie en 1964 pour gérer les contrats d’armement. Le changement de majorité en mai 2014 bouleverse la donne puisque dès avril 2015, Narendra Modi revient sur les dispositions du contrat peu après un déplacement en Inde du président François Hollande. Le marché fait désormais état d’une demande ramenée à 36 Rafale, mais en « fly-away conditions », c’est-à-dire immédiatement prêts à voler et donc sans transferts de technologie.

Si ses attendus ont changé, son montant aussi puisque de 5,2 milliards d’euros dans sa mouture initiale, le contrat bondit à 7,8 milliards en raison de l’augmentation du prix de vente par avion. De plus, et comme c’est le cas dans les contrats d’armement, le deal prévoit le versement d’investissements compensatoires fixés à 50% du montant du contrat initial. Concrètement, Dassault réinvestira en Inde la moitié des 7,8 milliards touchés dans le cadre de ce contrat. Ces compensations seront versées via la formation d’une joint-venture avec un partenaire indien. L’accord de gouvernement à gouvernement est conclu en septembre 2016 entre Narendra Modi et François Hollande.

Quelques semaines plus tard, Dassault Aviation annonce qu’il formera cette joint-venture avec Reliance Aerostructure Limited Reliance Aerostructure Limited (RAL), branche du groupe Reliance dirigé par Anil Ambani, l’une des plus grandes fortunes indiennes. Tous deux créent donc Dassault Reliance Aerospace Limited (DRAL) dont la première usine est construite dans la ville de Nagpur, au Maharastra, et inaugurée en grande pompe en octobre 2017. La sortie des premières pièces était prévue pour fin 2018. En février 2019, rien n’est encore sorti de cette « usine » dont les clichés montrent que loin d’être le lieu de production hautement technologique qui avait été annoncé, elle s’apparente plus à un entrepôt entouré de terrains en cours de stabilisation. De surcroît, plusieurs éléments relatifs à la conclusion de ce marché demeurent troubles et troublants. Ils interrogent le respect de la légalité et laissent affleurer favoritisme, corruption et mensonge d’État rendus possibles par le fonctionnement biaisé des institutions en plus haut lieu.

Narendra Modi semble avoir porté la proximité entre hommes d’affaires et hommes politiques indiens à un niveau inédit.

Tout d’abord, l’affaire des Rafale met à jour la connivence du premier Ministre avec les hommes d’affaire. Celle-ci n’est pas un fait nouveau, quel que soit le parti concerné. Toutefois, Narendra Modi semble avoir porté la proximité entre hommes d’affaires et hommes politiques indiens à un niveau inédit jusqu’alors. Il importe en cela une façon de gouverner héritée de son expérience à la tête de l’État du Gujarat, de 2001 à 2014. Ses liens avec les businessmen étaient bien connus des électeurs comme l’illustre une plaisanterie gujaratie. Fondé sur un jeu de mots, elle dit que « Modi s’occupe des 5 millionnaires (crorepatis) de son État, mais pas de ses 50 millions (crores) d’habitants ».

Dans le marché Rafale, il semble que le premier Ministre ait clairement favorisé son ami Anil Ambani, lui aussi originaire du Gujarat et dont le groupe connait un endettement massif en raison de sa piètre gestion financière. De fait, comme le rapporte Mediapart, c’est d’ailleurs l’homme politique qui aurait conseillé au businessman d’investir dans le secteur de la défense. Un très bon conseil d’ami, si l’on songe aux quelques quatre milliards qui doivent revenir au partenaire indien dans le cadre de la joint-venture. Et d’autres avantages accompagnent la signature de ce contrat.

Le groupe s’est ainsi vu octroyer des subventions publiques par l’État du Maharastra pour acquérir à bas coût le terrain accueillant « l’usine » de Nagpur dans laquelle devaient initialement être produites des pièces pour le Rafale. En juillet 2016, il a aussi obtenu l’autorisation de produire des biens aéronautiques militaires publics au Gujarat. N’ayant cure des dispositions de cette licence, le groupe prévoit d’utiliser cette autorisation pour fabriquer des jets civils – donc destinés au marché privé – dans l’usine de Nagpur, au Maharastra.

Pour dissimuler ce favoritisme, le gouvernement a tout simplement modifié la loi. Dès août 2015, il amende la Defence Procurement Procedure (DPP)-2013 qui définit strictement la procédure d’acquisition des biens relatifs au secteur de la défense. Dorénavant, le contractant étranger n’est plus tenu de faire connaître l’identité du partenaire indien de la joint-venture en amont de la signature du contrat. De plus, le vendeur peut librement changer les dispositions de sa proposition compensatoire, dont le nom du partenaire de la joint-venture, en informant simplement l’administration, mais sans en référer directement au ministre de la Défense.

Cette modification de la loi permet aujourd’hui au gouvernement indien de déclarer qu’il n’était pas au courant de l’identité du partenaire indien, et à Dassault d’affirmer qu’il a choisi Reliance de son plein gré. Toutefois, plusieurs éléments contredisent cette version, à commencer par la présence d’Anil Ambani aux côtés de Narendra Modi lors de la visite de ce dernier à Paris en avril 2015. De plus, visionnaire, l’homme d’affaire avait justement créé Reliance Aerostructure Limited (RAL) début avril, soit dix jours avant le déplacement en France. Enfin, des documents de Dassault Aviation publiés par Mediapart font bien état du caractère « imposé » de ce partenaire, bien qu’Eric Trappier, PDG de la branche, s’en défende désormais, contredisant d’ailleurs les déclarations de François Hollande à ce sujet.

Gouvernement indien comme partenaire français arguent ainsi de la qualité du groupe d’Anil Ambani. Là encore, cet argument apparait fallacieux si l’on songe à l’absence totale de qualification du groupe en ce qui concerne la production de biens de défense et d’armement. « L’expérience » de Reliance en la matière se réduit effectivement à la portion congrue, puisqu’elle remonte à avril 2015 et la création de la structure ad hoc pour la joint-venture.

La procédure présidant à la conclusion des contrats stratégiques a été allègrement bafouée en dépit de l’encadrement légal censé la régir.

Le fonctionnement usuel de l’appareil d’État a lui aussi été sacrifié sur l’autel de la connivence. Ainsi la procédure présidant à la conclusion des contrats stratégiques a été allègrement bafouée en dépit de l’encadrement légal censé la régir. Une enquête de l’hebdomadaire The Hindu révèle ainsi des mémos internes rédigés par le ministère de la Défense où ce dernier fait état de « discussions parallèles » entre le Prime Minister Office, Bureau du Premier ministre et garde rapprochée de Narenda Modi, et le gouvernement français. Ces échanges auraient ainsi court-circuité la négociation menée par le Contract Negotiation Committee, la cellule de négociation indienne et « affaibli la position » de cette dernière — notamment en ce qui concerne le prix d’acquisition des avions.

Une autre enquête de l’hebdomadaire The Wire révèle, quant à elle, le rôle crucial qu’aurait joué Ajit Doval. Nullement associé au Contract Negotiation Committee, le Conseiller à la sécurité nationale au sein du Prime Minister Office aurait pourtant été très actif dans ces échanges informels en se faisant porte-parole direct du Premier ministre dont il est un intime et conseiller très proche. Parallèlement, Manohar Parrikar, ministre de la Défense, n’accompagnait pas Narenda Modi lors de son déplacement en 2015, à la différence d’Anil Ambani.

Le marché des Rafale semble donc avoir été conclu grâce à la personnalisation du pouvoir et au détournement des institutions. Outre le coup porté au respect de la légalité, la mise à l’écart des parties prenantes légitimes au profit de relations interpersonnelles dans le cadre d’un marché stratégique comme celui de l’acquisition de biens militaires met également en jeu la sûreté nationale de l’Inde. L’imminence des élections générales rend prompte l’opposition à dénoncer ce marché comme la conclusion d’un « deal direct entre Modi et Ambani », pour reprendre les mots du porte-parole du Congrès, et semble être une aubaine pour celle-ci en faisant vaciller le pourvoir en place sur ses propres engagements.

En effet, il est aujourd’hui ironique de songer que le gouvernement congressiste au pouvoir de 2004 à 2014 est notamment tombé suite à un scandale de corruption dans le domaine des télécoms. Or à l’époque, le candidat Modi s’était posé en héraut de la probité politique, dénonçant le vol des citoyens indiens auquel se livraient les élus du Congrès. Cinq ans plus tard, l’affaire des Rafale met au contraire en exergue le népotisme clientéliste auquel se livre le premier Ministre. Elle n’est du reste pas la seule autorisant à parler d’une pratique coutumière du pouvoir exercé par Narenda Modi.

D’après des enquêtes publiées dans la presse indienne, l’alliance solaire favoriserait un autre homme d’affaire gujarati proche de Narenda Modi, Gautam Adani, et les lois passées dans le domaine de la téléphonie, Mukesh Ambani, frère d’Anil et plus grande fortune d’Asie. Ces échanges de faveurs sont à mettre en parallèle avec le phagocytage du ministère de l’Économie et du président de la banque centrale, démissionnaire par la suite, lors de la controversée décision de démonétiser 86% de la masse monétaire papier de novembre 2016. Prise par le Prime Minister Office sans concertation avec les instances concernées, cette mesure était censée lutter contre la corruption. Des rapports d’analyse indépendants considèrent qu’elle aurait coûté la vie d’une centaine de personnes étouffées dans les files d’attente ainsi que 2% de PIB sans permettre aucunement de répondre à l’objectif annoncé.

Reste à savoir si, au-delà de l’opposition, ces attaques récurrentes portées aux institutions indiennes seront prises en compte par les électeurs du Bharatyia Janata Party. Fin 2018, un sondage Gallup rapporté par Forbes indiquait que 79% des répondants se déclaraient satisfaits de la politique menée par le Premier ministre. De plus, l’impact de ces affaires sur les élections à venir sera aussi fonction de la capacité de l’opposition à s’organiser et à présenter un front uni face au BJP. À cent jours des premiers scrutins, c’est encore loin d’être le cas.

 


Charlotte Thomas

Politiste, Dirige le programme asie du Sud du groupe de recherche internationale Noria