Économie

Que trouve-t-on dans la « start-up nation » ? Enquête sur des jeunes entreprises réputées innovantes

Sociologue, Sociologue, Sociologue

L’étiquette start-up semble résonner comme un graal dans certains discours sur l’économie. Au point que le chef de l’Etat a proposé de faire de la France une « Start-up Nation »… Qu’en est-il réellement de la spécificité de ces fameuses « jeunes pousses » ? Des sociologues ont mené l’enquête.

Les start-ups font l’objet de toutes les sollicitudes des pouvoirs publics, qui les considèrent souvent comme les moteurs du développement économique. Des exemples comme Apple, Microsoft, Google, Facebook, Free ou Myriad Genetics ont montré que des entreprises fondées sur des novations techniques peuvent connaître une croissance fulgurante, acquérir en quelques années une valeur boursière gigantesque, recruter des employés par milliers. Dans les secteurs de l’informatique ou des biotechnologies, elles retrouvent des vitesses de croissance du secteur automobile des débuts du XXe siècle (Ford, Michelin) ou de la chimie du XIXe siècle (Liebig, Péchiney). Leur exemple conforte une mythologie de l’innovation qui a ses exemples classiques, ses lieux spécifiques (MIT, Silicon Valley), ses théoriciens (Joseph Schumpeter et à sa suite l’économie de l’innovation), ses héros (d’Edison à Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook).

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Dans de nombreux pays ont été mis en place des dispositifs censés favoriser leur création et leur développement, avec l’espoir de générer ainsi l’équivalent des exemples cités plus haut. Des « parcs technologiques », des « centres de transfert de technologie », des « pépinières d’entreprises », des « incubateurs », des « sociétés de capital-risque » et des dispositifs d’exonérations fiscales spécifiques ont été créés progressivement, généralisant des initiatives prises dans les années 1910 au Massachussetts Institute of Technology : tout un appareillage destiné à favoriser la naissance d’entreprises fondées sur des innovations techniques censées créer « les emplois de demain ».

Comme beaucoup d’activités de création, l’innovation technique est l’objet d’une masse de tentatives dont les exemples de succès éclatants, toujours mis en exergue, constituent une part extrêmement minime. Une autre part, plus importante, aboutit à des échecs, des abandons, quelquefois des drames. Mais la part qui est de loin la plus importante en nombre, est faite de succès modestes, d’entreprises à la survie obtenue au prix d’efforts incessants. C’est le continent peu exploré des innovateurs ordinaires. On y trouve tous les ingrédients des grandes réussites : des innovations (certaines faisant l’objet de brevets), des passionnés de technique qui se dépensent sans compter pour leur idée, des personnes endossant avec conviction le rôle de l’entrepreneur, des aides de toutes sortes accordées par des organismes de soutien à l’innovation, des articles de presse, du risque (beaucoup), du capital (moins), du capital-risque (encore moins).

Et pourtant, pour ces innovateurs « ordinaires », aucune croissance phénoménale, pas de succès planétaire, mais beaucoup de micro-entreprises (moins de 10 salariés), certaines devenant « petites ou moyennes » (moins de 250). La plupart des fondateurs gagnent leur vie, mais rares sont ceux qui atteignent un niveau de revenu équivalent ou supérieur à celui que leur assurerait une position de cadre salarié d’un grand groupe, position que beaucoup d’entre eux ont occupée par le passé et à laquelle ils pourraient toujours prétendre. Quelques-uns se sont ruinés en tentant de créer leur entreprise, d’autres ont gagné des sommes conséquentes, parfois réinvesties ensuite dans les activités d’innovation.

Que sont ces entreprises ? Comment s’organisent leurs activités au fil du temps ? Qui sont leurs fondateurs ?

 Start-ups. Des entreprises comme les autres ? donne à saisir les logiques sociales du processus de création des entreprises innovantes, communément appelées « startups ». Il s’agit d’une enquête sociologique réalisée entre 2005 et 2015 auprès de 97 entreprises françaises qui avaient été considérées comme innovantes par les différents dispositifs spécifiques (incubateurs, pépinières, prix d’innovation, etc.).

Ces entreprises sont étudiées d’un point de vue sociologique, au moyen d’entretiens multiples et de croisement de ces témoignages avec des sources disponibles pour chaque cas. L’objectif était de mieux comprendre un phénomène bien étudié par les sciences de gestion sous des angles très spécifiques (la performance, les modèles d’affaires), mais finalement encore mal connu comme réalité sociale plus générale. Il ne s’agissait pas de déterminer comment ces entreprises doivent être gérées, ou quelles sont les politiques les plus adaptées à leur éclosion et leur développement. Par ailleurs, l’étude ne part pas de la conviction que la multiplication des start-ups soit une nécessité sociale, pas plus qu’elle n’est abordée d’un point de vue critique comme une expression des dérives du capitalisme contemporain. Les start-ups font l’objet d’une curiosité sociologique ordinaire, modulée par des interrogations plus spécifiques issues de la sociologie économique : Que sont ces entreprises ? Comment s’organisent leurs activités au fil du temps ? Qui sont leurs fondateurs ? Comment ceux-ci se procurent-ils les diverses ressources nécessaires à leur projet ? Le résultat de cette investigation est un regard nouveau sur ces entreprises, plus proche des logiques concrètes de leurs fondateurs.

L’enquête montre qu’il y a en moyenne un peu plus de deux créateurs par entreprise, un quart seulement n’en comptant qu’un. Si on laisse de côté les chercheurs du public, qui conservent en général leur emploi tout en participant à la création de sociétés utilisant leurs travaux, on a affaire le plus souvent à des hommes, ingénieurs ou des cadres techniques, de 30 à 50 ans, ayant déjà une carrière professionnelle en tant que salariés et prenant la décision de créer une entreprise à un moment de cette carrière, souvent dans une situation de relative instabilité professionnelle. Le peu de femmes présentes parmi les entrepreneurs étudiés (8%) s’explique assez bien par la composition du milieu social au sein duquel se recrutent les fondateurs des entreprises « innovantes », un milieu d’ingénieurs et de cadres techniques, traditionnellement assez masculin. Mais il faut également tenir compte des effets connus de la division du travail dans les familles. La création d’entreprises nécessite une disponibilité importante qu’il n’est pas facile de négocier auprès des conjoints.

Les données confirment que, même dans les économies occidentales et dans des activités comme celles qui touchent à l’innovation technique, les dispositifs impersonnels de coordination, les « institutions du marché », ne cadrent qu’une partie des transactions. Une grande partie de celles-ci s’effectue sur la base de relations interpersonnelles. Cela rejoint les résultats d’autres recherches sur ce thème, en particulier celles relevant de la sociologie économique. L’« encastrement » des activités économiques dans les réseaux de relations sociales varie selon les secteurs d’activités et au cours des différentes phases de l’activité d’une même entreprise.

La variété des éléments qui font le succès ou l’échec pourrait inciter les pouvoirs publics à ne pas se contenter des projets qu’ils considèrent comme les plus prometteurs.

Les fondateurs de startups, comme ceux qui créent des entreprises en général, s’appuient massivement sur leurs relations personnelles dans les phases initiales d’élaboration du projet et de lancement de la nouvelle société. Ensuite, des dispositifs plus impersonnels prennent de plus en plus le relais, mais « plafonnent » à un certain seuil, qui laisse une place importante à la mobilisation de relations personnelles : de l’ordre de 30% à 40% des cas, sauf pour les clients dans le cas où les entreprises créées accèdent à des marchés relativement massifs. On se situe là semble-t-il à une sorte de niveau général d’« encastrement » des activités économiques dans les réseaux de relations sociales pour un pays comme la France. C’est le niveau qui prévaut sur le marché du travail par exemple.

La survie des entreprises étudiées apparaît comme relativement peu prévisible, aussi bien pour les personnes impliquées (les entrepreneurs, les salariés, les services d’aide à la création) que pour les analystes qui les observent de l’extérieur. La principale cause en est la variété des éléments qui font le succès ou l’échec des entreprises : débouchés qui apparaissent et disparaissent au gré de changements économiques mondiaux, des stratégies des grands groupes industriels et des initiatives des concurrents, conflits internes, ressources qui deviennent abondantes ou peu accessibles en fonction des évolutions du contexte, problèmes de financement difficiles à anticiper, etc. Cela pourrait inciter les pouvoirs publics à encourager de très nombreux projets et à ne pas se contenter de ceux qu’ils considèrent comme les plus prometteurs. Arroser un champ entier est souvent plus efficace que déverser toute l’eau disponible sur quelques mètres carrés…

Les entretiens ont montré que, au-delà de l’inscription des entreprises dans des mondes économiques précis qui leur confère des cadres et des appuis, le processus de création présente également des aspects assez génériques : le passage par quelques étapes standards (rédiger des statuts, trouver des financements, des locaux, se faire conseiller, recruter, …) ; la mobilisation massive de relations personnelles dans les premières phases, avant que des dispositifs plus impersonnels ne prennent partiellement le relais ; le passage par des phases de crise, d’exploration ou de survie. C’est en grande partie parce qu’elles sont très soutenues par les pouvoirs publics que les entreprises réputées innovantes s’en sortent mieux que les autres si l’on considère leur taux de survie.

L’ensemble de ces résultats pose la question de la focalisation des politiques publiques sur les startups. Celles-ci sont finalement des entreprises comme les autres dont la plupart ne sont ni les succès extraordinaires espérés par ces politiques, ni des échecs patents, mais des petites et moyennes entreprises parmi d’autres, qui survivent un peu plus longtemps grâce aux soutiens multiples dont elles disposent. On peut alors se demander s’il ne serait pas judicieux d’étendre ces dispositifs à d’autres types d’entreprises. Peut-être ne serait-il pas absurde de faire bénéficier d’un soutien équivalent des entreprises situées dans d’autres mondes économiques. On peut penser par exemple à ce qui est désigné comme l’« économie sociale et solidaire » qui a d’ailleurs ses propres dispositifs d’encouragement et d’accompagnement, mais également à toutes les initiatives plus ordinaires qui peuvent créer de l’activité et des emplois.


Michel Grossetti

Sociologue

Nathalie Chauvac

Sociologue

Jean-François Barthe

Sociologue