Contre les inégalités, redistribuer les revenus est nécessaire mais pas suffisant
La question de la justice fiscale est à la une de l’actualité, au plan international avec un nouveau plan de l’OCDE pour restructurer l’architecture mondiale d’imposition des sociétés comme au plan national avec des questionnements notamment sur les réformes récentes touchant la fiscalité du capital – transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) ; réduction de l’imposition de certains revenus du capital à travers un taux unique de 30 % couvrant à la fois les impôts et les prélèvements sociaux (PFU) ; baisse du taux d’imposition des entreprises de 33 à 25 % et perpétuation du CICE et du pacte de responsabilité.
Ces débats sont utiles mais non suffisants. Pour avoir une vision d’ensemble des politiques publiques ayant un impact sur les inégalités, il importe non seulement de mesurer la progressivité du système socio-fiscal dans sa globalité – c’est-à-dire mesurer à la fois les impacts redistributifs des prélèvements et des prestations – mais également d’évaluer l’ensemble des politiques qui structurent les inégalités en amont – inégalités de rémunérations, d’accès à l’emploi – ainsi que celles qui gouvernent l’accès aux services publics.
Un cas intéressant est celui des dépenses fiscales, et particulièrement celles qui ont une motivation sociale, parce qu’elles jouent sur les inégalités par tous les aspects. De fait, elles modifient la progressivité des prélèvements puisqu’elles accordent de plus faibles impôts à certains ménages. Souvent, elles remplacent des subventions ou des prestations directes, et en ce sens peuvent modifier le profil des transferts. Enfin, le fait de développer une politique sociale à travers le filtre des incitations fiscales structure l’accès et la qualité des services sociaux.
La politique fiscale de soutien aux services à la personne, un cas d’école
Dans ce sens, le crédit d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile est un cas exemplaire. Il s’agit d’un crédit d’impôt dont le coût public est non négligeable (4,8 milliards d’euros par an) et qui affiche plusieurs motivations : créer de l’emploi pour les moins qualifiés d’une part et répondre à de nouveaux besoins sociaux d’autre part.
En effet, ce crédit a été créé au début des années 1990 et fortement étendu dans les années 2000 dans le cadre de politiques considérant que la lutte contre le chômage des moins qualifiés ne pouvait passer que par la baisse du coût de leur travail. En parallèle, la politique visait à financer en partie les consommations de services sociaux – notamment garde d’enfants et aides à domicile pour les personnes en perte d’autonomie – dont les besoins sont croissants avec le vieillissement de la population et la généralisation de l’accès des femmes au marché du travail. Passer par un crédit d’impôt devait permettre d’atteindre ces deux objectifs à moindre coût public.
Or, si la frugalité en dépenses publiques est loin d’être atteinte, notre livre, Le retour des domestiques[1], montre l’échec de la politique sur tous ses objectifs. La mise en place initiale de la réduction d’impôt avec un plafond modéré (3 800 € de dépenses annuelles) a permis d’augmenter l’emploi déclaré, notamment en sortant un certain nombre de salariées de la clandestinité. Cependant, les relèvements de plafond successifs (les dépenses annuelles éligibles sont aujourd’hui portées à 12 000 € et jusqu’à 20 000 € selon les caractéristiques du foyer) n’ont ni créé d’emploi ni permis d’en sortir de la clandestinité. Ceci n’est pas si étonnant, les foyers consommant plus de 4 000 € de services à la personne par an, et jusqu’à 10 000 ou 20 000 € par an, sont principalement des ménages très fortunés. Ceux-ci, même s’ils sont heureux de payer moins cher pour les services, ne modifient que marginalement leur consommation quand son coût varie.
Ceci explique également le coût de la mesure. Elle ne crée pas d’emploi, mais elle subventionne jusqu’à des niveaux annuels très élevés (jusqu’à 10 000 € de crédit d’impôt annuel) des ménages qui auraient consommé la même quantité de services sans la mesure.
Pour ce qui est de l’objectif de répondre à des besoins sociaux nouveaux, il s’avère que les services d’aides à domicile ou de garde d’enfant sont minoritaires dans les services effectivement subventionnés par le crédit d’impôt. La majorité des services ouvrant droit à crédit d’impôt sont en fait du ménage, du repassage ou du jardinage pour des employeurs valides.
Une politique multi-polarisante
Ainsi, si cette politique ne crée pas d’emplois et ne permet pas de développer des services dont ont tant besoin de plus en plus de ménages, elle est surtout une forme de redistribution des richesses à travers une subvention prenant la forme d’une diminution d’impôt. Or, cette redistribution des richesses est extrêmement inégalitaire : la moitié la plus modeste de la population capte moins de 7 % de cette dépense fiscale alors que le dixième le plus aisé en perçoit plus de 43 % à lui seul. En effet, même fortement subventionnés, ces services restent bien trop chers pour les ménages modestes et seuls les plus aisés les consomment, et en profitent pour faire baisser leurs impôts.
Certains argumentent que le profil anti-redistributif de ce dispositif se justifie dans la mesure où les ménages moins aisés bénéficient pour leur part de dispositifs publics sous condition de ressources dont sont de fait exclus les ménages plus aisés. C’est le cas notamment en ce qui concerne la prise en charge de la dépendance, où l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) dépend en partie des ressources financières du bénéficiaire. En pratique, une équipe médico-sociale évalue le niveau de dépendance de la personne en perte d’autonomie et prescrit le nombre d’heures de services dont elle a besoin. Ces heures sont ensuite financées par la prestation dans la limite d’un plafond mensuel, et avec une participation du patient dès qu’il gagne plus de 811 € par mois. Cette participation du patient au paiement des heures prescrites croît avec son revenu pour atteindre le plafond de 90 % à partir de 2 987 € par mois. L’existence d’un tel reste à charge pour des ménages aux revenus modestes (dès 811 €) génère un renoncement à une partie des services – pourtant prescrits par une équipe socio-médicale. À l’opposé, les personnes âgées plus aisées consomment un grand nombre d’heures de services – bien au-delà du plan d’aide prescrit – en bénéficiant très largement du crédit d’impôt.
L’inégalité d’accès aux services à la personne se retrouve également dans la garde d’enfant. La France offre seulement une place en crèche pour cinq enfants en âge préscolaire, mais subventionne – notamment par le crédit d’impôt pour l’emploi à domicile – les modes de garde individuels. Une conséquence est que la France est le pays de l’OCDE le plus inégalitaire dans l’accès à la garde d’enfants en bas âges. Plus de 80 % des enfants du tiers le plus aisé des ménages français bénéficient d’une garde formelle (garde collective ou individuelle sous la responsabilité de personnes rémunérées pour cela). Ce taux est supérieur à tous les pays de l’OCDE, y compris les Scandinaves. En revanche, seulement 18 % des enfants du tiers des ménages les plus modestes bénéficient d’un mode de garde formel. C’est bien en-dessous des Scandinaves mais aussi moitié moins que l’Espagne ou la Belgique, et au niveau de l’Italie.
Outre l’impact inégalitaire sur les enfants eux-mêmes, cela se traduit également très fortement dans les carrières des mères. Si les mères les plus qualifiées peuvent conserver une activité professionnelle – ce dont on ne peut que se réjouir – les femmes les moins qualifiées sont souvent forcées d’interrompre leur carrière, avec des conséquences à long terme en matière d’employabilité et de salaires.
Des possibilités d’évolutions favorables
Pour autant, il serait faux de croire que c’est une fatalité, que nombre de salariées sont trop peu qualifiées pour trouver un emploi si ce n’est mal payé et avec des conditions de travail dégradées. Tout comme il serait faux de croire que les inégalités d’accès aux services essentiels que constituent l’aide à l’autonomie et la garde d’enfant sont négligeables et compensées par le reste des politiques sociales. C’est bien l’accès global à la garde d’enfant – quel que soit sa forme – qui est inégalitaire du fait qu’une part de la politique passe par le crédit d’impôt.
Pourtant, il est possible de réorienter les sommes importantes qui ont aujourd’hui si peu d’effets bénéfiques et tant d’effets pervers vers une politique volontariste de service public de l’autonomie et de la petite enfance. Nous ne préconisons pas de remettre en cause totalement le crédit d’impôt mais au moins de séparer totalement les politiques vis-à-vis des services de confort (pour lesquels la politique ne peut être qu’une politique de l’emploi) et des services sociaux (pour lesquels la qualité et l’égalité d’accès doivent être les premiers objectifs).
Les évaluations ont montré que les relèvements de plafonds annuels de dépenses éligibles n’ont pas créé d’emplois ni n’en ont sorti de la clandestinité. Il convient donc de baisser drastiquement les plafonds. Pour les services sociaux, il faut même modifier la forme de la politique pour assurer un accès à tous les ménages qui en ont besoin et un contrôle effectif de la qualité. La garde d’enfant en bas âge est le prélude à la scolarisation comme l’aide à l’autonomie est la continuation des soins médicaux. D’ailleurs, le manque d’aide à l’autonomie se traduit par un surcroît d’hospitalisation et un engorgement des services d’urgence. Ce qu’on croît économiser d’un côté, on le repaie de l’autre, mais avec des conséquences néfastes pour les ménages. La puissance publique doit prendre la mesure de sa responsabilité quant à un accès universel de tous les enfants à un mode de garde de qualité et de toutes les personnes en pertes d’autonomie à des aides à domiciles appropriées.
Comme nous l’avons mentionné, les services à la personne sont un cas d’école et des similarités peuvent être trouvées ailleurs. Bien d’autres politiques socio-fiscales méritent d’être évaluées quant à la réalité de leurs effets incitatifs et redistributifs, ainsi qu’à la manière dont elles structurent la protection sociale en général. Il conviendra alors de réduire drastiquement celles qui ne sont pas incitatives et trop anti-redistributives, et de mettre à la place des actions ciblées et structurantes pour s’assurer d’une protection sociale réellement universelle.