Idées reçues sur l’école coloniale
Malgré les recherches menées depuis plusieurs décennies en sociologie et en histoire de l’éducation, nombre d’idées reçues sur l’école coloniale persistent dans l’ancienne métropole comme dans les anciennes colonies d’Afrique-Occidentale française.
Elle est présentée soit comme l’outil par excellence de la « mission civilisatrice », dont le seul horizon aurait été l’émancipation des colonisés, soit comme l’instrument surpuissant de la colonisation mentale et culturelle éradiquant les cultures africaines et produisant des générations scolaires « aliénées ».
Quoique leurs attendus ne soient pas les mêmes, voire s’opposent frontalement, ces représentations révèlent que le mythe d’une école coloniale exclusivement assimilationniste est encore dominant. Si ce mythe a la vie dure, c’est aussi qu’il entretient les clivages actuels des imaginaires et des mémoires autour de « la colonisation ».
Idée reçue n° 1 : L’école coloniale comme « émancipation »
L’école coloniale est parfois mise au compte des « bienfaits » de la colonisation, au même titre que les routes et les hôpitaux, atténuant par là-même les « abus », violences et crimes commis à l’encontre des populations colonisées. Dans les colonies françaises de l’Afrique Occidentale Française, la proportion d’enfants en âge d’aller à l’école effectivement scolarisés est pourtant restée bien maigre : le taux de scolarisation en Afrique-Occidentale française est d’à peine 10% à la veille des indépendances. Il ne fut à aucun moment sérieusement question de viser la scolarisation universelle comme en métropole. Par ailleurs, le nombre d’élèves se réduisait drastiquement, à partir du cours moyen et encore davantage après l’école primaire.
L’École normale William Ponty, où étaient formés les instituteurs africains, constituait alors le sommet de la hiérarchie scolaire en AOF, que seule une infime minorité a pu atteindre. L’augmentation exponentielle des effectifs après 1960 montre bien que les indépendances des États africains ont constitué une véritable rupture en ce domaine, en déployant et en diversifiant l’offre scolaire et en libérant les demandes sociales d’école, bridées par les segments les plus conservateurs de la bureaucratie coloniale.
L’objectif de l’école, hors des Quatre Communes du Sénégal (Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque), n’était pas de former de futurs citoyens français, mais des « sujets » africains. Elle devait diffuser la langue française, mais modérément, faire connaître les « intentions de la France » et les supposés « bienfaits de la colonisation », et surtout former des « hommes utiles » employables pour l’administration et la « mise en valeur » économique des territoires conquis, nécessairement subalternes. L’école coloniale fut ainsi bien plus conçue comme un outil de pérennisation et de rentabilisation de la conquête militaire, une forme de « conquête morale » selon les termes de son principal promoteur Georges Hardy, avec son lot de violence tant symbolique que réelle, qu’une entreprise d’émancipation humaniste inscrite dans le projet des « Lumières ».
Ainsi l’histoire de France enseignée est une « histoire à trous », ne devant donner qu’une image positive de la France. A partir de 1924, on n’enseigne d’ailleurs plus la Révolution française aux écoliers africains, du fait de son potentiel subversif pour l’autorité coloniale. Dans les années 1930, de nombreux pédagogues coloniaux dénoncent les risques et excès de l’enseignement des « humanités » aux élèves d’AOF, proposant plutôt en exemple une idéologie ruraliste d’enracinement dans les terroirs. Instituteurs comme élèves ont souvent cru au potentiel émancipateur de l’école malgré tout, mais se sont fréquemment heurtés aux dogmes et expédients d’un État colonial conservateur, malthusien et paternaliste.
Idée reçue numéro 2 : Élèves noirs, maîtres blancs
On se représente volontiers l’école coloniale à travers la « carte postale » d’un instituteur colonial européen enseignant à ses élèves africains. Or cette image est trompeuse pour l’Afrique-Occidentale française, ou du moins omet une part importante de la réalité, à savoir qu’en AOF les instituteurs et moniteurs africains sont majoritaires dans l’enseignement primaire public. En effet, dès les années 1910, le personnel enseignant africain dépasse l’effectif européen dans l’enseignement primaire. Durant l’entre-deux-guerres le personnel enseignant africain représente entre les deux tiers et les trois quarts des effectifs. De fait, pour des générations entières d’élèves scolarisés après la première guerre mondiale, le premier maître fut un Africain et l’instituteur européen fut l’exception plutôt que la norme.
Ce sont ces premiers maîtres africains qui sont notamment postés dans les écoles « de brousse », aux quatre coins de la fédération d’AOF, dans des conditions souvent difficiles : matériel manquant, isolement, hostilité ou méfiance de la population, ou de l’administration coloniale elle-même, salaire modeste… Ces difficultés expliquent la crise de vocation du métier d’instituteur à partir de la fin des années 1920, aggravée par la politique de ruralisation accrue de l’école menée par l’administration dans les années 1930.
L’organisation institutionnelle des cadres de l’enseignement reposait sur une hiérarchie coloniale et raciale, distinguant, entre un « cadre supérieur » (européen, au sein duquel quelques rares instituteurs africains furent admis) et un « cadre secondaire » (« cadre indigène »). Cette distinction empêchait les instituteurs Africains d’accéder aux mêmes diplômes, statuts, professions et rémunérations que les Européens, et ce jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le métier d’instituteur colonial les plaçait dans un entre-deux social et moral dont plusieurs travaux ont bien souligné les ambiguïtés, c’est-à-dire les avantages mais aussi les souffrances et le manque de reconnaissance.
Dotés d’un capital scolaire, qui promettait d’ouvrir les portes de l’ascension sociale, ils ont été confrontés à la persistance d’une barrière raciale et d’une « ligne de couleur » hiérarchisant Européens et Africains. Juridiquement et politiquement, si les instituteurs africains étaient exemptés du régime de l’indigénat que subissaient les « sujets » Africains d’AOF (jusqu’en 1945), ils n’étaient pas pour autant des « citoyens » comme les Européens et les habitants des Quatre Communes du Sénégal. Le vécu de ces discriminations institutionnelles a largement participé à la politisation des instituteurs africains dès la fin des années 1930. Et si de solides amitiés se nouèrent entre enseignants africains et français, ce fut souvent dans le cadre de sociabilités militantes et de la contestation de l’ordre colonial.
Idée reçue n°3 : Les élèves récitaient « Nos ancêtres les Gaulois …»
Le mythe d’une école exclusivement assimilationniste, véritable entreprise de déracinement et d’acculturation des écoliers africains, est encore prédominant. Pourtant, ce n’était pas son objectif, bien au contraire. Très tôt, les autorités scolaires d’AOF ont insisté sur la nécessité d’« adapter » l’école primaire aux réalités politiques, économiques, sociales et culturelles locales, tant pour des raisons pédagogiques (partir de ce que connaît l’élève), idéologiques (développer le sentiment d’appartenance à l’Empire selon une logique concentrique de la « petite patrie » à la « plus grande France »), conservatrice (ne pas créer des déracinés et des déclassés), et raciste (infériorité raciale supposée des écoliers africains).
Cette volonté d’adaptation fut inégalement mise en pratique selon les périodes et les responsables de l’enseignement, mais elle a bien donné lieu à une adaptation des programmes, pour faire une place à l’histoire et la géographie locales[1]. Elle a également donné l’impulsion à des travaux de recherches par les instituteurs africains qui sont devenus les premiers ethnologues amateurs de leurs sociétés d’origine et ont ainsi contribué de façon décisive, quoique méconnue, à l’inventaire scientifique de l’Afrique de l’Ouest.
Seulement, pour les autorités, cette adaptation des contenus allait nécessairement de pair avec l’adaptation des diplômes évoquée plus haut, autrement dit un décrochage des diplômes d’AOF par rapport aux diplômes métropolitains. Si les instituteurs africains n’étaient pas hostiles à l’adaptation des contenus, notamment quand ils permettaient de réhabiliter le passé historique des sociétés africaines, ils s’opposèrent vigoureusement aux conséquences de cette adaptation, tant pour eux-mêmes (dénonciation de la formation « au rabais » dans les écoles normales, en particulier les écoles normales rurales à la fin des années 1930, inaccessibilité des diplômes métropolitains) que pour leurs élèves (refus de consacrer plus de temps au travail agricole imposé, enseignement du programme métropolitain « en cachette »…).
Pour les instituteurs africains, c’est en fait « l’assimilation », c’est-à-dire l’alignement sur les programmes, les diplômes et les cursus métropolitains, qui garantit l’égalité. L’adaptation est ainsi avant tout perçue par les instituteurs africains comme une forme d’assignation à résidence culturelle, une manière de maintenir les élites africaines scolarisées dans un statut inférieur. Ce n’est qu’après les réformes de la fin des années 1940, c’est à dire une fois l’égalité acquise par l’alignement sur les diplômes métropolitains (1949), que l’adaptation n’est plus perçue comme un danger. Dans ce nouveau contexte de l’Union Française en voie de réforme, l’adaptation peut être désormais promue comme une nécessité culturelle, pédagogique et politique, notamment à mesure que le nationalisme culturel s’enhardit au cours des années 1950, voire être donnée comme exemple pour la métropole elle-même.
Contre des lectures nostalgiques ou chromatiques simplificatrices, il convient donc de restituer la complexité de la situation scolaire coloniale. Sans que ce sens nécessaire de la nuance ne conduise pour autant à en euphémiser la violence symbolique et les impasses constitutives, car l’école en contexte colonial n’a jamais été la réplique de son modèle métropolitain, mais plutôt sa torsion conservatrice tant au plan des objectifs, de l’organisation institutionnelle, des moyens, que des contenus pédagogiques.
L’école coloniale fut par excellence l’espace ambivalent de l’assujettissement, mais pour en dresser le bilan, encore faut-il écouter et lire attentivement ceux qui en furent les sujets, instituteurs africains et élèves africains, et non se limiter aux intentions proclamées ou aux discours de légitimation d’une institution scolaire coloniale très portée sur la rhétorique d’auto-congratulation et la propagande. Se mettre à l’écoute des « hussards noirs » africains qui ont mis en musique cette école selon des partitions diverses est un premier pas… Enfin, rappeler les complexités de cette histoire est d’autant plus nécessaire que les systèmes scolaires africains actuels continuent de se débattre avec cet héritage ambigu.
(NDLR : Céline Labrune-Badiane et Etienne Smith ont publié, en 2018, aux éditions Karthala, Les hussards noirs de la colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1913-1960).)