Algérie 2019 – Démocratisation contre auto-représentation
Depuis le 22 février 2019, l’Algérie est confrontée à une crise politique majeure. Pour être exact, c’est bien d’un mouvement révolutionnaire qu’il s’agit. Le pacifisme des protestataires, leur appropriation des discours libéraux peuvent faire croire à une simple mobilisation afin de réclamer des réformes.
Mais les manifestants demandent la chute du gang (isâba) qui contrôle l’état. Ils veulent la fin du « système », et de l’injustice structurelle qui lui est attachée. Il s’agit de mettre un terme à la hogra et de restaurer la dignité d’une population dans son ensemble. Ce type de mouvement révolutionnaire est à la croisée du conjoncturel et du structurel. Les causes sont multiples, socio-économiques, générationnelles, politiques.
Il serait vain d’en proposer une lecture exhaustive à ce stade. On peut néanmoins étudier l’un des aspects les plus saillants de la présente mobilisation : la place des élections et la question concomitante de la représentation politique.
Depuis le soulèvement d’octobre 1988, le système politique algérien n’a cessé de se transformer, en abandonnant notamment le parti unique et en adoptant un système pluraliste. Cette phase d’ouverture et d’apprentissage des pratiques représentatives libérales continua jusqu’à ce que la victoire du Front Islamique du Salut aux élections de 1991 n’ouvre la voie au coup d’état de janvier 1992. Le processus de démocratisation repris néanmoins en 1995 avec l’élection au poste de président de Liamine Zeroual, et se poursuivit après l’accession de Bouteflika à la magistrature suprême en 1999.
Pour autant, la démocratisation en pratique a un sens bien différent de la lecture téléologique qu’en faisaient les transitologues grisés par la chute de l’Union Soviétique. De par le monde, les techniques de pouvoir promues dans le cadre de la « globalisation démocratique » ont été systématiquement appropriées par les élites locales.
L’Algérie ne fait pas exception à la règle. Ainsi, les clips de campagnes, les référendums, les coalitions gouvernementales, l’éducation civique ou la défense des droits de l’homme peuvent être instrumentalisé pour servir le maintien du statu quo. C’est aussi le cas de l’élection, technique de pouvoir démocratique par excellence.
La véritable nature du processus de démocratisation, devenu machine à produire du statu quo, n’a pas échappé à la population algérienne.
La démocratisation, même détournée, n’est pas réductible à une fiction ou une façade. Sous Bouteflika, les élections ont servi à produire de la légitimité, bien sûr. Mais elles ont également été centrales pour coopter de nouvelles figures dépendantes du pouvoir central et établir des réseaux de clientélisme parcourant le pays. Elles ont également servi à désamorcer la contestation, à diviser les oppositions et à maintenir le pays dans une temporalité politique de la consolidation permanente. Dans ce contexte, la coalition dirigeante algérienne a pu bénéficier des interventions de partenaires étrangers.
Qu’il s’agisse d’ONG ou de gouvernements, nombreux sont les acteurs ayant participé au processus de démocratisation sans fin organisé par l’état algérien. En 2012, une mission d’observation fut envoyée par l’Union Européenne pour contrôler des élections législatives présentées comme la réponse algérienne au chaos déclenchés par les printemps arabes. Se reposant sur une approche apolitique et techniciste du scrutin, les observateurs servirent à légitimer le processus sans rien changer aux pratiques d’un régime qui affirmait n’avoir aucun ordre à recevoir de l’UE.
La succession de processus électoraux n’était pas sans conséquence, puisqu’elle nourrissait un jeu social actif au niveau local et conditionnait la survie de partis politiques en crise. Dans le même temps, les scrutins offraient une image extrêmement négative de l’activité politique. La compétition avait des airs de farce et la population percevait largement le jeu politique comme une façade du « Pouvoir ». Les candidats étaient moqués et la représentation nationale devenait synonyme d’absurdité et d’incompétence. L’abstention était de très loin le premier parti d’Algérie, particulièrement lors des élections législatives et locales.
L’élection présidentielle était historiquement moins génératrice d’hostilité. Mais cela a changé après la révision constitutionnelle de 2008, qui permit à Bouteflika de supprimer la limite à deux mandats, puis l’accident ischémique transitoire subit par le président en 2013. En conséquence, la présidentielle de 2014 montrait déjà des signes d’un rejet populaire croissant. Bouteflia étant incapable de mener campagne, une clique hétéroclite de porte-paroles sillonnait le pays en son nom. À l’occasion, ces légats rencontraient des manifestants furieux qui les obligeaient à annuler leur meeting. Le jour de l’élection, plusieurs émeutes eurent lieu. Des bureaux de vote furent attaqués et brûlés. Quelques mois plus tard, le Premier Ministre Abdelmalek Sellal déclarait néanmoins : « la transition est derrière nous et le pays ne doit pas reculer mais plutôt avancer. »
La véritable nature du processus de démocratisation, devenu machine à produire du statu quo, n’a pas échappé à la population algérienne. Pendant très longtemps, cela s’est traduit par un rejet de la politique et une grande suspicion à l’égard des acteurs partisans. Pour cette raison, les très nombreux mouvements sociaux, qui portaient les revendications et exprimaient le mécontentement populaire depuis plusieurs années, se tenaient souvent à l’écart des discussions « politiciennes ». Pour autant, le sentiment d’une usurpation politique aux conséquences socio-économiques dramatiques était bien présent.
Les marches pacifistes sont une réponse à un régime ayant fait de la police anti-émeute son outil de gestion du mécontentement par excellence.
Dans ce contexte, l’élection présidentielle prévue en avril 2019 a fourni une occasion pour la convergence des mécontentements. Avant même la première marche le 22 février, les fans de football et les militants berbéristes avaient bruyamment exprimé leur rejet du cinquième mandat. Le mouvement révolutionnaire doit être compris comme l’aboutissement d’une mutation du répertoire de contestation algérien. Pendant plus d’une décennie, les mouvements sociaux algériens ont développé des moyens d’exprimer la dissidence en-dehors des arènes politiques. Qu’il s’agisse des anciens islamistes de Rachad à partir de 2007, des coordinations locales étudiantes en 2011, ou du mouvement des chômeurs en 2013, tous ces acteurs ont développé un discours dénonçant le régime en insistant sur les thèmes de la non-violence et de la dignité.
La mobilisation massive qui prend place depuis un mois dans l’espace public algérien est donc largement liée à la forme du processus de démocratisation, et notamment à la représentation tronquée qu’il faisait des algériens. Par ailleurs, l’expression publique du mécontentement, sous des formes diverses, est une autre conséquence concrète de la démocratisation. Si celle-ci ne permettait pas une alternance politique, elle reposait largement sur une répression non-létale, qualifiée de « gestion démocratique des foules » par l’ancien chef de la police Abdelghani Hamel. De fait, les mouvements sociaux cités plus haut ont construit leur répertoire de contestation en s’adaptant à la répression policière.
Les marches pacifistes sont une réponse à un régime ayant fait de la police anti-émeute son outil de gestion du mécontentement par excellence. Ce qui se joue donc actuellement dans les rues d’Alger, Annaba, Oran, Constantine ou Ouargla, c’est la confrontation entre un style de manifestations défini par le slogan « pacifisme et civilité » et des pratiques policières faisant partie d’un arsenal globalisé. Sans surprise, après avoir proposé son aide à Ben Ali en pleine révolution tunisienne, la France a déclaré à de nombreuses reprises vouloir renforcer sa coopération policière avec l’Algérie ces dernières années.
Dans les rues d’Algérie, les manifestants ont pris acte des différentes aspects du processus de démocratisation appliqué au pays depuis plusieurs décennies. L’un des plus saillant est une représentation politique que l’on peut qualifier de caricaturale et paternaliste. Ainsi, avant même de passer par des élections, les manifestants s’efforcent consciencieusement de représenter un idéal du peuple souverain. Cela passe par différentes pratiques telles que la non-violence, le port de drapeaux, le nettoyage des rues ou les marques de respect à l’égard des femmes. C’est aussi un thème omniprésent dans les discours de protestataires, sur les pancartes, sur les réseaux sociaux, dans les chansons.
À l’heure de l’auto-représentation, ces délégués cooptés voient leur légitimité tomber en lambeaux.
Les Algériens mobilisés affirment vouloir donner une leçon au monde, comme l’affirme les « 18 commandements du marcheur pacifiste et civilisé » publié par le journaliste Lazhari Labter. En opposition, les figures du régime sont moquées, criminalisées. Leur droit à représenter le peuple est nié méthodiquement, dans les caricatures et les chants des supporters de foot. L’auto-représentation implique le rejet des délégués. Ceux qui se posaient en garant de la démocratisation dans l’ordre du pays sont vus comme des traîtres. C’est par cette mise en scène dichotomique de leur communauté nationale (« le peuple contre le système ») que les Algériens mènent à bien la « révolution contre la cléricature politique » jadis évoquée par Pierre Bourdieu.
L’appropriation du processus de démocratisation a servi les efforts de cooptation du régime algérien. Depuis les années 1990, la coalition dirigeante s’est ainsi diversifiée en intégrant des figures représentant les fractions de la société (travailleurs, patrons, berbéristes, islamistes, féministes…). À l’heure de l’auto-représentation, ces délégués cooptés voient leur légitimité tomber en lambeaux. Le Forum des Chefs d’Entreprise et l’Union Générale des Travailleurs Algériens sont secoués par la dissidence. Il est périlleux d’être contre le peuple quand celui-ci se matérialise indépendamment des discours convenus des dominants, au plus fort d’une crise politique.
En réponse au mouvement révolutionnaire qui secoue le pays, la présidence a annoncé l’annulation des élections et le début d’une phase de transition sous la houlette d’un « gouvernement de compétence nationale ». Le diplomate Lakhdar Brahimi, très apprécié à l’étranger, est de retour pour piloter une « conférence nationale inclusive » qui devrait rédiger une constitution et préparer des élections. Pendant ce temps, deux technocrates et anciens ministres, Noureddine Bedoui (wali) et Ramtane Lamamra, sont chargés de piloter le pays.
Une nouvelle fois, le régime remet en branle la transition démocratique, pour ne pas perdre le contrôle. Compte tenu du succès historique de l’exercice d’auto-représentation auxquels les manifestants se livrent depuis un mois, il est peu probable qu’ils se satisfassent d’une telle manœuvre dilatoire. Ils réclament un changement radical de système. On voit mal des serviteurs de l’état cooptés être en mesure de s’acquitter de cette tâche.
NDLR : Thomas Serres vient de publier L’Algérie face à la catastrophe suspendue (Karthala-IRMC, 2019)