Politique

Le Grand Débat National, dernier Acte ?

Sociologue

Le Grand débat national (GDN) s’installe cette semaine à l’Assemblée Nationale, les députés vont pouvoir discuter des quatre grands thèmes de la consultation, sans voter ce qui n’a rien d’anodin. Alors qu’il touche à sa fin, l’heure du bilan approche pour ce Grand Débat : soit il aura créé les conditions pour dégager les bases nouvelles d’une vie sociale et politique restructurée, soit il ne sera qu’un dispositif participatif de plus, dernier acte de la décomposition du vieux monde sans offrir de perspectives de recomposition.

Par bien des aspects inédit, le Grand débat national s’inscrit aussi dans un mouvement général qui, en France comme ailleurs, a vu les esprits, les normes et les pratiques publiques être gagnés par l’impératif participatif. Or, près de 30 ans d’institutionnalisation continue de la participation n’ont pas effacé les diagnostics de crise. La défiance n’a cessé de croître à l’égard des institutions et des acteurs en responsabilité, qui, devenus plus proches, restent perçus comme indifférents, défaillants, impuissants.

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Les citoyens n’ont sans doute jamais eu autant d’opportunités de prendre part à la chose publique, aux processus de décision comme à la vie des institutions. Pourtant c’est la déploration du mépris et de l’absence d’écoute qui l’emporte. Aussi, à l’aune de ce que nous apprend l’histoire récente de la démocratie participative, en quoi le Grand Débat National, en dépit – ou en raison même – de la mobilisation qu’il a suscitée, peut-il éviter la déception ?

L’institutionnalisation de la participation n’a cessé de s’étendre en près de 30 ans. Conseils de quartier, procédure organisée par la Commission Nationale du Débat public, débats nationaux (sur l’école, la transition énergétique…), consultations en ligne sur les projets de décisions réglementaires, conseils citoyens dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, saisines par voie de pétitions du CESE… Sans oublier que les citoyens peuvent aussi contribuer en ligne aux consultations publiques européennes. Sans oublier non plus une participation accrue au sein même des institutions, des comités d’usagers aux comités d’éthique à l’hôpital, et jusque dans une institution totale comme la prison. De la gestion de proximité aux défis globaux, l’éventail des questions débattues concerne la quasi-totalité des secteurs d’intervention publique.

Ce processus s’accompagne d’une réflexivité continue. Les bilans critiques s’enchaînent. Ils nourrissent de nouvelles orientations qui se traduisent à leur tour dans l’arsenal réglementaire. Un dispositif participatif chasse l’autre (les budgets participatifs sont la tendance du moment). Mais les politiques participatives s’étendent sans que l’on sache véritablement en mesurer les effets. Sans que l’on sache non plus décoder les aspirations de la population, bien ambivalentes. Les enquêtes d’opinion mesurent une demande toujours accrue de participation, mais la base sociale des participants ne s’élargit pas.

La participation est encouragée ; elle reste coûteuse et différenciée socialement. La légitimité des citoyens est toujours douteuse, y compris à leurs propres yeux (sont-ils/sommes-nous, suffisamment représentatifs, capables, responsables, soucieux de l’intérêt général ?). Les participants mesurent mal le poids de leurs contributions, même quand elles sont prises en considération. Les plus motivés finissent par être désenchantés, et passent à autre chose. Les dispositifs s’usent vite. Et ceux qui les remplacent suscitent d’abord scepticisme et sarcasmes.

Conflictualité irréductible

« Mascarade », « enfumage », « Grand-blabla ». Le Grand Débat National n’a pas échappé à l’accueil réservé à toute offre institutionnelle de participation. Quels que soient les mobiles, les critiques politique, sociale et scientifique se rejoignent, souvent au nom de l’idéal démocratique que chacun entend défendre, pour dénoncer les intentions comme les cadres des dispositifs participatifs. Le caractère descendant et octroyé, la restriction des thèmes soumis à discussion, les contraintes régissant l’expression, l’instrumentalisation politique, l’opération de communication …. Pas un registre critique n’a manqué.

Ces critiques sont somme toute nécessaires pour mettre à l’épreuve la robustesse d’une procédure de débat. Elles sont attendues dès lors que le développement de la participation institutionnalisée des dernières décennies relève moins du sursaut démocratique que d’une réponse pour prévenir, contenir et réduire les conflits, crises et contentieux quand les mécanismes ordinaires de légitimation, de représentation et de régulation se révèlent inopérants. A fortiori quand elle s’ouvre dans un contexte de crise aigue, l’appel au débat compte de fait parmi les instruments de gouvernement de la conflictualité.

Pourtant, même stratégiquement pensée, une offre publique de participation ne se résume ni à ses intentions ni à ses éléments de cadrage. Elle n’est que ce que les acteurs en font, selon leurs ressources et compte tenu des rapports sociaux et des rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris. Ainsi parvient-elle rarement à réduire et contourner les forces conflictuelles. En  matière de grands projets d’aménagement, l’histoire longue du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et son issue, rappellent que l’opposition à des infrastructures perçues comme inutiles et imposées est irréductible au dialogue. Des décisions ouvertement et longuement débattues ne gagnent pas toujours en légitimité. La multiplication des méthodes (débat public, concertations, référendum…) peut n’y rien changer.

Le Grand Débat National n’a de fait épuisé ni la contestation ni la violence. Il a même servi de carburant à la poursuite de la mobilisation collective, à l’investissement des arènes médiatiques, à l’activation des réseaux sociaux. Un cadre institutionnel de débat génère sur ses bords des espaces publics oppositionnels, selon la formule d’Oskar Negt. Ils sont investis par celles et ceux qui cherchent à maîtriser leurs capacités d’action et leurs capacités réflexives, comme ce collectif de Gilets jaunes à l’initiative de la plateforme du Vrai débat. Un débat peut toujours être envisagé comme une tactique de réduction de la conflictualité ; il en est aussi un principe actif.

Mobilisation générale

La crise ouverte par le mouvement des Gilets Jaunes a constitué un accélérateur des particules élémentaires de la sphère publique démocratique. Elle a construit un public pour le Grand débat national. L’ampleur de la participation, en dépit du scepticisme, témoigne d’abord de la force de l’interpellation. Le mouvement suscite, c’est selon, adhésion, compassion, identification ou incrédulité, hostilité et panique morale. Dans tous les cas, il impose de prendre position sur les revendications comme sur les modalités d’action ; il place chacun face à ses propres conditions d’existence, intérêts et convictions, comme à ses propres contradictions et aux contradictions devant laquelle la société toute entière est placée.

La crise révèle de façon aigue un point limite de la gouvernabilité d’une société fragmentée et divisée, au moment même où elle a pourtant à affronter des défis multiples. Outillée par des mécanismes diversifiés de participation, l’étendue des enjeux de discussion, caractéristique d’un moment politique et social qui affronte tout en termes de transitions (écologique, démocratique, démographique, numérique…), élargit le cercle de ceux qui se sentent ainsi autorisés à témoigner, dénoncer, proposer.

Si après d’autres, les garants ont regretté les « interférences de l’exécutif », à commencer par celles du président, on retiendra aussi qu’une offre de participation est d’autant plus mobilisatrice qu’elle paraît pleinement articulée avec les mécanismes, instances et acteurs de la décision. « Les discussions ne gouvernent pas », écrit Habermas. Les citoyens sont d’autant plus enclins à s’engager, qu’ils prennent, même sans trop d’illusions, le pari pascalien que leur voix parviendra à bon entendeur. C’est une de ces ambivalences de la demande sociale : les autorités sont suspectées lorsqu’elles pilotent et s’engagent dans les débats, mais on regrette aussi leur absence ou leur neutralité, au motif que garder le silence permet de structurer tout rapport de pouvoir à son avantage.

Enfin, la mobilisation des élus, des institutions, des corps intermédiaires, souvent à l’origine des réunions d’initiative locale et qui ont aussi activé leur propre instance de dialogue, se sont rappelés au bon souvenir de l’exécutif comme des citoyens. Ils sont jugés inutiles, coûteux, obsolètes, mais ils ont saisi là l’opportunité de faire la démonstration de leur rôle de médiation et de régulation sociale et politique. Avec en retour une occasion de dialogue avec les composantes singulières du corps social, pouvant constituer une source de régénération, voire de re-légitimation.

Si des voix en viennent à souhaiter que le débat devienne « permanent », c’est sans doute que l’expérience d’un moment précipitant – au sens chimique – la rencontre entre citoyens, société civile organisée et acteurs institutionnels, et ce autour d’enjeux cruciaux, paraît répondre à une attente : articuler ingénierie participative, méthodes activistes et mécanismes délibératifs et représentatifs pour revivifier l’économie générale de la Ve République.

Refaire du politique

Mais le Grand débat national peut-il constituer le dernier acte de la crise ou sera-t-il le dernier sursaut avant la décomposition finale ? Au moment où l’analyse des contributions est lancée, où déjà s’annoncent des mesures pour corriger les maux de la démocratie représentative et pour étendre encore les mécanismes participatifs et délibératifs, on peut craindre la poursuite du malentendu. Car on aurait tort de réduire le problème à une stricte question d’ingénierie participative, qu’il s’agirait d’articuler avec une démocratie représentative rénovée. C’est à une crise du politique que nous sommes confrontés, et pas seulement depuis novembre dernier. La question demeure donc de savoir autour de quels enjeux, et avec quels acteurs collectifs, la vie sociale et politique peut-elle se structurer dans un contexte de délitement des intermédiaires.

L’offre institutionnelle de participation n’est pas parvenue en près de 30 ans à enrayer l’affaiblissement des structures et des acteurs de l’intermédiation sociale et politique. Elle y a contribué de surcroît. Déjà, au tournant des années 90, le regain d’intérêt pour la démocratie participative tenait à un constat partagé : les corps intermédiaires, bien intégrés au cœur de la démocratie spécialisée, exerçaient une emprise sur l’action publique, tout en paraissant de moins en moins capables de relayer une nouvelle culture politique portée par des mobilisations citoyennes affranchies des fonctions de représentation et de négociation, concentrées sur celles de vigilance et de dénonciation – caractéristiques d’une contre-démocratie selon Rosanvallon –, et dessinant un espace de l’action collective de surcroît très fragmenté.

Fort de ce diagnostic, le législateur a maintenu une ambiguïté : cherchant à intégrer des citoyens récalcitrants aux processus de décision, l’institutionnalisation de la participation s’est développée contre des corps intermédiaires jugés à la fois trop faibles et trop forts. En retour, l’appel à la participation des citoyens a réactivé une défiance ancienne de la part des acteurs de la société civile organisée. Les syndicats, pour ne prendre que ce seul exemple, dénoncent encore les mécanismes de participation directe des salariés, comme l’ont fait les premiers promoteurs du syndicalisme, qui contre tout «démocratisme », défendaient cette forme intermédiaire, fondée sur l’organisation économique de métier, sur l’organisation de la production et sur l’identité d’intérêts.

Dans le même temps, l’introduction d’une dose de démocratie participative a légitimé les aspirations des citoyens à la participation directe et stimulé l’imaginaire démocratique. Sans parvenir à imposer des mécanismes solides d’intermédiation, leurs imperfections nourrissant les frustrations. Aussi les dynamiques participatives se sont-elles déplacées ces dernières années, actant toujours davantage la fin des intermédiaires traditionnels. Des individus s’assemblent afin de se (ré)approprier des capacités d’action dans toutes les dimensions de la vie (cultiver, créer, consommer, apprendre, habiter….) et autour de ce « commun » qu’est la vie démocratique même. Ils cherchent des solutions alternatives aux modalités d’action dominantes et routinières.

Leur aspiration à agir autrement repose sur une critique plus ou moins manifeste, plus ou moins articulée, d’un modèle de développement et d’intégration sociale qui exploite trop ou trop peu ou trop mal des ressources diverses (naturelles, humaines, fiscales, cognitives,….). Des supermarchés coopératifs aux pétitions en ligne, des jardins partagés à l’habitat participatif, du crowdfunding au co-voiturage, de Nuit Debout à la Primaire citoyenne …. Les passages à l’acte sont remarquables, sans rien attendre des cadres de régulation de l’action publique, ni du relais des corps intermédiaires. La revendication du circuit-court en toute chose ouvre sur le court-circuit généralisé. Et cela vaut pour tous les modes d’organisation de la vie sociale.

Une nouvelle matrice normative émerge. Quand ils pensent l’action collective, les acteurs n’imaginent pas agir autrement que sur un mode participatif, coopératif, collaboratif. Les principes d’ouverture et d’accessibilité, de partage et de gratuité, d’équivalence et d’égalité gouvernent les modes d’action contributifs, distributifs et auto-régulés. Les modes peer-to-peer et Wiki diffusent au-delà de leur source web originelle, et irriguent les représentations de l’action sociale. Les questions d’autorité et de responsabilité sont reconfigurés –No boss ! Les citoyens veulent du pouvoir d’agir sans exercer de pouvoir. Ils veulent des listes sans tête de liste, des mouvements sans leader, des associations sans président, des entreprises sans patron.

Le tout horizontal rompt avec les organigrammes conventionnels, sans autre critère de légitimité que celle que l’on s’accorde à soi-même. Comme le développement de l’imprimé et de la presse au 19e siècle ont servi l’avènement d’une société civile autonome entre l’État et le Marché, source de consolidation du fait démocratique, les ressources numériques servent et élargissent les aspirations contemporaines à l’autonomie. Elles ont donné en une décennie un coup d’accélérateur à la tendance longue à l’affranchissement à l’égard des structures sociales et politiques.

Le moment politique et social est à la turbulence. Il en rappelle d’autres, si l’on envisage  l’histoire longue des mouvements sociaux, de l’autogestion, de l’éducation populaire, de l’associationnisme, des coopérativesOn pense particulièrement au dernier tiers du 19e siècle, à une différence notable près : le moment structuré par le mouvement ouvrier était celui d’un fort degré de réflexivité où des forces sociales et politiques s’opposaient pour maîtriser les modes de constitution et de distribution du pouvoir, autour d’un enjeu conflictuel central et lisible. Il a configuré pour des décennies tant le système social que politique.

Or les dynamiques contemporaines, qui malmènent tout autant la forme des mouvements sociaux, des institutions que celle des organisations, ne se réfèrent ni aux idéologies structurées d’hier, ni à un socle idéologique nouveau et univoque. Elles ne sont pas toutes progressistes et humanistes ; elles ont aussi leurs penchants impolitiques et crédules, leurs passions tristes. Du côté de l’offre politique, chacun se dispute pour proposer des débouchés politiques à ces aspirations qui n’en cherchent aucun.

Pourtant, il y a fort à parier que la matière recueillie dans le cadre – et aux bords – du Grand débat constitue une opportunité pour penser les limites des régimes d’action et de coordination dominants, non seulement à faire face aux défis contemporains mais aussi à produire de l’égalité, de la solidarité et de la liberté. Elle est tissée de propositions multiples, sans doute ouvrant sur de nouvelles contradictions. Mais elle résulte de la façon dont la société française contemporaine se pense et souhaite agir sur et pour elle-même. En cela, elle est la matière même du politique.

Personne ne peut dire si le Grand Débat national restera, comme les cahiers de doléances aux yeux de Tocqueville, « le testament de l’ancienne société française, l’expression suprême de ses désirs, la manifestation authentique de ses volontés dernières. » Mais au « rien ne sera plus comme avant » exprimé par des Gilets jaunes, a fait écho la formule du président : « nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, (…), sans que rien n’ait été compris et sans que rien n’ait été changé. » (10 décembre 2018). Si le Grand débat national peinait à proposer les conditions pour dégager les bases nouvelles sur lesquelles la vie sociale et politique peut se structurer, alors il ne serait qu’un dispositif participatif de plus, peut-être celui de trop, enterrant avec lui tous les autres. Ce qui ne serait pas le plus tragique. Il pourrait aussi être le dernier acte de la décomposition du vieux monde sans offrir de perspectives de recomposition. Il laisserait alors la démocratie bien fragile face aux réponses politiques populistes, simplistes et donc puissantes.


Sandrine Rui

Sociologue, Maître de conférences en sociologie, chercheure au Centre-Emile Durkheim, Université de Bordeaux