« Nous ne sommes que de passage » : quand les émigrés africains aspirent au retour
La figure populaire des chibanis est devenue symbolique. Ces travailleurs immigrés, isolés et vieillissants, qui passent leur retraite en France, et dont seuls les cercueils connaîtront le dernier retour vers le village natal, sont le symbole d’une immigration qui perdure, même chez les oubliés de l’intégration, entretenant ainsi le « mythe » d’un retour sans cesse différé. La sociologie de l’immigration, longtemps focalisée sur les politiques d’intégration et leurs conséquences sociales, s’est jusqu’à très récemment désintéressée de ces migrations de retour, pourtant nombreuses.
Si les immigrés pionniers ont longtemps envisagé l’immigration comme temporaire, tout comme les pouvoirs publics qui ont rapidement initié des programmes d’aides au retour[1], beaucoup de familles immigrées se sont installées en France à partir des années 1980. L’immigration s’inscrit progressivement dans un « provisoire qui dure », voire dans du « définitif vécu avec l’intense sentiment du provisoire » (Abdelmalek Sayad). À partir des années 1990, la sociologie fait peu de cas de ces aspirations au retour, considérées comme un « mythe » qui ne sert à l’échelle individuelle que des fonctions psychologiques, et à l’échelle collective qu’à affirmer la survivance identitaire des origines communes.
Pourtant, en 2015, l’INSEE a rendu publiques des données montrant que les retours d’immigrés augmentent. En 2006, près de 30 000 étudiants, travailleurs ou retraités immigrés ont quitté la France. En 2013, ils étaient plus de 95 000 à quitter le territoire. Cette brusque accélération pourrait simplement s’expliquer par le durcissement des politiques inhospitalières à l’encontre des immigrés et des étrangers. Mais elle semble s’inscrire dans des logiques sociales plus durables[2]. Quand on cherche à identifier les facteurs qui encouragent ces retours, ou les causes qui les freinent, trois types d’arguments sont spontanément évoqués : la personnalité des immigrés, leurs valeurs culturelles et leur parcours en immigration. Les immigrés eux-mêmes décrivent régulièrement ce retour comme une vocation, « un défi » ou « un saut dans le vide », faisant du goût du risque le moteur de ce nouveau départ. Les acteurs publics ciblent davantage l’entretien de valeurs culturelles et de liens sociaux au pays d’origine – toujours décrits comme « traditionnels » ou « communautaires » – comme vecteur principal de l’intention de retour. L’intégration en France, et l’acculturation qui en découlerait, est au contraire envisagée comme un frein à ces départs. Quand elle n’est pas lue sous l’angle culturel, c’est la dimension sociale de l’intégration qui est soulignée. Les immigrés en échec seraient plus prompts à vouloir partir, quand ceux qui réussissent s’installeraient plus durablement, en rompant progressivement les liens qui les unissent à leur lieu d’origine. C’est cette approche qui a justifié la création d’aides financières à la réinstallation.
Dans mes propres enquêtes, menées auprès de plus de 200 émigrés et émigrés de retour comoriens et togolais, aux profils migratoires et aux propriétés sociales contrastées, j’ai pu constater que les aspirations à la réinstallation tiennent davantage aux représentations sociales associées à l’émigration, et à la manière dont elles se sont forgées dans les entourages familiaux depuis le pays d’origine. Une analyse sociologique des retours démontre qu’ils ne sont les produits ni d’une personnalité individuelle, ni seulement d’attaches affectives ou culturelles. Les migrations ont leurs logiques sociales, et je voudrais ici pointer quelques enseignements qui permettent de mieux les saisir.
Un rapport au retour qui reste consensuel
Dans leurs récits de vie, les émigrés accordent une place très importante à l’éventualité d’un retour. Ils se montrent très prolixes quand il s’agit d’évoquer les cas de proches qui sont déjà revenus, d’amis qui ont tenté l’expérience ou au moment de décrire leurs espoirs et leurs craintes face à leur potentielle réinstallation. Dans la grande majorité des cas, les émigrés enquêtés envisagent de revenir vivre dans leur pays d’origine. 76 % d’entre eux l’envisagent, et 10 % sont en train de préparer leur réinstallation au moment de l’enquête. Quel que soit le pays d’origine (Comores ou Togo), quels que soient les motifs du départ (étudier, travailler, rejoindre un proche, etc.), et quels que soient les parcours vécus en immigration, les intentions de retour demeurent prégnantes.
Très peu d’émigrés ont expliqué qu’ils n’avaient aucune intention de revenir, même à long terme, et que leur installation en France pouvait être pensée comme définitive. « Dans l’immédiat non je n’y pense pas », « non, non, moi ma retraite ça va être ici, piano bar, piano à queue si possible, jazz tout le temps […] les Comores, ça reste un pays de cœur, mais non », « Une vie aux Comores ? Non, je l’imagine plus ! ». Ces refus les plus catégoriques viennent de celles et ceux qui n’ont pas connu cette pratique du retour dans leur entourage, ou qui ont vu l’un de leurs proches tenter l’expérience et revenir très rapidement, et ont donc associé ce retour à un échec, souvent financier.
Le retour, une affaire d’hommes ?
Au fil des conversations, nombre d’hommes ont avancé que les femmes émigrées rentrent moins que leurs homologues masculins, parce qu’elles seraient d’après eux plus promptes à s’intégrer en France, à rompre leurs liens avec le pays d’origine, et ne voudraient pas laisser leurs enfants seuls à l’étranger. « C’est plus facile de laver la tête des filles, c’est plus difficile pour elles de revenir », affirmait ainsi un jeune responsable associatif togolais. Cette vision qui veut que les immigrées s’émancipent dans la société française, alors que les immigrés s’épanouissent dans un modèle plus communautaire, construit de manière abstraite une opposition monolithique entre hommes et femmes, pays d’accueil et d’origine. Ces dernières années, plusieurs enquêtes ont relativisé l’existence « d’attitudes sexuées » face à la migration[3].
Dans notre enquête, les aspirations au retour des enquêtés apparaissent légèrement moindres chez les femmes, sans être marquées (78 % des émigrés, contre 73 % des émigrées). Plus qu’une absence de réinstallation engagée par les femmes, on observe plutôt que ce sont souvent les hommes qui rentrent en premier, « en éclaireur ». En ne revenant pas en même temps, les deux membres d’un couple minimisent les risques. Dans la quinzaine de cas observés, les femmes sont restées habiter dans le logement du couple et ont conservé leur emploi en France, ce qui permettait d’assurer des revenus suffisants pour prendre en charge les enfants, si les hommes ne parvenaient pas à envoyer de l’argent depuis le pays d’origine. Cela permet également aux maris de revenir en France si leur projet professionnel échoue. En cas de réussite, au contraire, les femmes et les enfants peuvent rentrer à leur tour.
Si ces modalités d’organisation des réinstallations sont très répandues, les aspirations au retour doivent être pensées de manière intersectionnelle. L’articulation entre les rapports de genre et de classe s’avère particulièrement éclairante pour comprendre comment les unes peuvent être dissuadées de rentrer, quand les autres sont encouragées à revenir rapidement.
Retours populaires, retours bourgeois
Les intentions de retour sont largement consensuelles, et les retours semblent s’accélérer aux Comores comme au Togo depuis les années 2000, mais tous ne souhaitent pas revenir à n’importe quelle condition. Aspirer à revenir, c’est aspirer à une certaine réussite sociale. « Si c’est revenir pour être un autre pauvre, ça sert à rien », résume un émigré de retour togolais. Les retours ne sont envisagés, et encouragés par les proches, qu’à la condition qu’ils permettent d’accéder à une promotion sociale, ou qu’ils soient en tous les cas perçus comme une expérience sociale ascendante. C’est pour cette raison que les représentations associées au retour et que les chemins empruntés lors de la réinstallation ne prennent pas les mêmes voies selon son milieu d’origine.
Schématiquement, deux pôles s’opposent alors. Chez les émigrés issus des milieux populaires africains, la petitesse du statut social de départ, l’étroitesse des ressources économiques et l’éloignement par rapport aux capitaux culturels et scolaires[4], complexifient l’insertion professionnelle et sociale en France, qui reste souvent marginale. Pourtant, dans ces milieux sociaux modestes, l’expérience de la migration est en grande partie perçue comme une opportunité d’accès à des ressources économiques. Elle s’accompagne donc d’attentes matérielles et financières importantes, d’autant plus fortes quand les familles se sont récemment engagées dans la mobilité internationale. Ces émigrés sont encouragés plus ou moins tacitement dans le cadre familial, et très explicitement dans les éventuelles sociabilités associatives, à prendre soin de leurs proches à distance, et à assurer l’amélioration de leurs conditions de vie en étant tout à la fois : pourvoyeurs de ressources, bâtisseurs, développeurs à l’initiative de projets associatifs et commerciaux, passeurs appuyant l’émigration future de membres de leur famille. Au regard de ces responsabilités collectives, les possibilités d’un retour sont peu évoquées au sein du cercle familial, et elles peuvent même être très directement dissuadées. Dans ces milieux populaires, la réinstallation durable reste un horizon souhaitable, mais s’ajuste au gré des devoirs familiaux et des aspirations économiques collectives. Dans les familles populaires anciennement dispersées, les grands-parents et les parents sont plus souvent revenus au terme de leur carrière professionnelle menée en immigration. Ces exemples familiaux forgent une inclination à n’envisager sereinement le retour qu’au moment de la retraite. « Quand je suis à la retraite, je fais même pas un jour de plus en France », affirment ainsi en chœur tous les enfants de familles rurales aux situations modestes en France.
À l’inverse des milieux populaires, les membres des catégories supérieures africaines ont tendance à cumuler le prestige des emplois occupés, l’importance des revenus économiques et du patrimoine accumulés, et la distinction qu’offre un accès courant aux ressources scolaires et culturelles. Chez les émigrés issus de ces familles bourgeoises, les récits de la vie en migration n’évoquent jamais ces attentes collectives localisées. Ce sont au contraire les pratiques individuelles de circulation, les attaches transnationales ou les valeurs cosmopolites qui sont placées au centre des propos. Pourtant, ces expériences migratoires élitaires restent matériellement encadrées et symboliquement contrôlées par les parents. De génération en génération, la mobilité internationale est très pratiquée, et est généralement associée à la période des études. De manière indistincte, les filles et les fils de ces familles aisées partent se former à l’étranger. Dans ces familles, le rapport au retour est là encore constitutif du départ. Les différentes expériences concrètes de réinstallation vécues par les parents, puis par les aînés, et enfin par les amis participent à rendre le retour bien plus familier que dans les milieux populaires. En haut de l’échelle sociale, l’émigration est vécue comme une expérience sociale valorisante dans la mesure où elle mène à des études couronnées de succès, susceptibles d’être valorisées au retour, et permettant de maintenir une position sociale dominante. Au contraire des familles populaires, les familles bourgeoises découragent les retours différés, et vont jusqu’à arrêter les soutiens financiers assurés aux enfants, pour les obliger à rentrer le plus tôt possible après leurs études.
Des réinstallations socialement sélectives
Mais ces aspirations ne demeurent pas que de lointains espoirs, sans cesse repoussés. Les intentions de retour donnent lieu à des réinstallations effectives. Si les projets se forgent de manière contrastée d’un milieu social à l’autre, les émigrés sont d’autant plus inégaux au moment de la mise en œuvre de ces projets, tant la migration de retour s’avère socialement sélective. Une réinstallation dans le pays d’origine se prépare. Peu nombreux sont celles et ceux qui souhaitent revenir vivre au sein du foyer familial. Avoir investi dans un terrain et bâti sa propre maison est donc une condition préalable. C’est ensuite la future situation professionnelle qui est au cœur de toutes les attentions. Les plus diplômés cherchent à devenir cadres du secteur public, et plus souvent du secteur privé. Mais la concurrence étant rude pour accéder aux postes les plus valorisés, il est alors nécessaire de posséder des diplômes reconnus, délivrés par des établissements prestigieux. Les moins diplômés doivent créer leur propre entreprise, ce qui implique d’investir des sommes importantes dans l’achat de matériel et d’un local, dans des villes où l’activité économique est la plus importante, et où les prix sont les plus élevés. Les émigrés qui souhaitent revenir doivent d’abord compter sur leurs propres moyens, et cumuler des ressources multiples (revenus, épargne, diplômes). Dans notre enquête, les enquêtés qui avaient des situations professionnelles instables ou peu rémunératrices en immigration sont moins nombreux à s’être engagés dans la migration de retour (13 % d’employés, 5 % d’ouvriers, 3 % de personnes sans activité professionnelle), ou l’ont fait en construisant leur projet de retour à très long terme.
Au-delà de ces aspects matériels, ce sont avant tout les ressources sociales qui jouent un rôle crucial dans les réinstallations. Les informations obtenues sur le marché de l’emploi ou de l’immobilier, les contacts professionnels établis, la circulation du CV ou d’un dossier de candidature, tous ces appuis déterminants passent par les liens familiaux et amicaux. Pour les plus dotés en ressources, l’entourage ne fait que multiplier les chances de se réinstaller. Dans les milieux plus modestes, ce capital social vient compenser l’absence ou la faiblesse des ressources matérielles et donne accès à des soutiens décisifs. Dans tous les cas, l’entourage joue un rôle symbolique majeur. Quand les émigrés se conforment aux visions du retour encouragées, la famille apporte un soutien affectif et moral, met à disposition ses relations sociales, et investit collectivement du temps et de l’argent dans ces projets individuels.
Les logiques sociales des migrations de retour invitent à renverser la perspective, et à considérer qu’elles se jouent en grande partie dans le pays d’origine. Les aspirations au retour se forgent tout au long du parcours. Dès le départ, l’émigration est conçue comme une expérience provisoire, mais dont les chemins varient d’un milieu social à l’autre. Au fil de l’immigration, la propension à revenir peut se renforcer à distance, au gré des exemples, des pratiques et des incitations des proches. Plus qu’un projet individuel, les retours doivent être pensés comme une expérience pleinement collective, ancrée dans l’entourage familial et amical.
Mais que les partisans d’une politique de fermeture des frontières et de rejet des étrangers ne se réjouissent pas trop rapidement à la lecture du titre de cet article. En effet, la trajectoire sociale vécue en immigration joue tout de même un rôle important, en devenant un accélérateur ou un frein à ces retours. Ce que l’enquête a démontré, de manière contre-intuitive, c’est que ce sont souvent les immigrés les plus intégrés en France qui peuvent envisager et réaliser plus sereinement leur retour.