Le péril milicien au Sahel
Le récent massacre de 160 Peuls à Ogossagou au Mali s’insère comme un nouvel épisode particulièrement dramatique dans un cycle infernal de représailles entre terroristes islamistes et milices diverses dans le centre du pays, après la mort récente de 33 soldats maliens suite à une attaque jihadiste dans la même région.
Comme une réplique sinistre, des tueries intercommunautaires viennent de survenir le 3 février au nord du Burkina Faso, mêlées là aussi à une attaque jihadiste. Aujourd’hui, meurtres individuels et collectifs perpétrés par les jihadistes et les milices se multiplient dans le Sahel, comme si le triste exemple donné depuis quelques années par le Nord-Mali se diffusait progressivement et implacablement dans toute la région, sans souci des frontières.
Attribué par la plupart des commentateurs à une milice dogon (version parfois contestée au Mali), ce massacre n’est qu’un pas de plus non seulement dans l’horreur, mais aussi dans la lente descente aux enfers de l’État malien, et, plus généralement, dans la dégradation de la situation au Sahel.
Ce conflit apparemment « ethnique » (si on en fait une lecture sommaire) renvoie en réalité à un enchevêtrement de plus en plus complexe d’antagonismes, de rivalités, de représailles et de violences qui a pour épicentre le Mali mais qui le déborde largement : concurrence de plus en plus aiguisée entre éleveurs et agriculteurs dans l’accès aux ressources et dans la gestion de l’espace, généralisation de la circulation des armes aujourd’hui facilement accessibles à tous à bas prix, multiplication et diversification des trafics en tous genres (drogue, cigarettes, armes, migrants), implantation des groupes jihadistes bien au-delà de leurs bases du Nord Mali (dans le Mali central, dans le Nord et l’Est du Burkina Faso, aux frontières Ouest, Nord et Est du Niger, sans parler des sanctuaires terroristes dans le Nord-Est du Nigéria, les confins du lac Tchad, et le Sud de la Lybie), prolifération des groupes armés et des milices à base communautaire, et enfin activité croissante d’ « entrepreneurs politico-ethniques » et « politico-religieux » qui font se superposer ou se croiser les clivages confessionnels, socio-économiques, politiques et identitaires au profit de leurs projets personnels.
Le fait que le Front de libération du Macina, qui porte le jihadisme et sème la terreur dans le centre Mali, soit animé par des dirigeants en particulier peuls (mais pas seulement) et compte une majorité de Peuls (mais pas seulement) en ses rangs, suffit hélas pour que tous les Peuls soient considérés comme des ennemis par nombre de victimes des menaces incessantes et des attaques meurtrières de ce Front, comme par certains Maliens prêts à écouter les sirènes racistes (sous la forme ethniciste), ou comme par certains groupes d’agriculteurs en compétition avec les bergers peuls (comme les Dogons). Les références historiques à l’empire peul du Macina, foyer de jihad au 19ème siècle, viennent parfois alimenter diversement les argumentaires des uns ou des autres, de ceux qui dénoncent la collusion ou même la confusion entre milices peules et jihadistes, de ceux qui dénoncent une épuration ethnique anti-peule, ou de ceux qui ciblent la communauté dogon.
Les propos intolérants, racistes, ou haineux d’où qu’ils viennent engendrent une mécanique infernale qui mène à des tueries relevant de crimes contre l’humanité.
Les propos intolérants, racistes, ou haineux d’où qu’ils viennent engendrent une mécanique infernale qui mène à des tueries relevant de crimes contre l’humanité. Les abominations du Front de libération du Macina alimentent les abominations anti-peuls qui engendrent à leur tour le recrutement de nouveaux Peuls par le Front de libération du Macina ou par des milices peules qui engendrent à leur tour le recrutement de jeunes Dogons par des milices anti-peules ou anti-jihadistes…
Ce cycle meurtrier se retrouve hélas ailleurs au Mali. Le ralliement il y a quelques années de nombreux Peuls à la bannière islamiste du Mujao à la suite des exactions menées par des Touaregs dans la vallée du Niger sous la bannière indépendantiste, les razzias et attaques réciproques entre éleveurs peuls et éleveurs touaregs à la frontière du Mali et du Niger (où des massacres mutuels ont aussi eu lieu récemment), les affrontements entre tribus imrad, touaregs pro-gouvernementales et tribus aristocratiques touaregs indépendantistes et/ou islamistes dans la région de Kidal sont autant d’exemples relativement bien connus de clivages en partie « ethniques » mais qui renvoient en fait à bien d’autres types de conflits emmêlés.
Ce n’est pas propre au Mali, on retrouve ce phénomène dans tout le Sahel, avec par exemple la création au Niger de milices arabes ou peules appuyées par l’État face aux indépendantistes touaregs dans les années 1990, les vendettas sanglantes récurrentes entre agriculteurs chrétiens et éleveurs musulmans dans l’État du plateau du Nigéria, ou l’adhésion des ethnies insulaires du lac Tchad à Boko Haram suite à la répression des armées nigérienne et tchadienne. D’autres facteurs interviennent simultanément comme les antagonismes personnels, le simple brigandage, ou les luttes pour le contrôle des trafics de la région. Les enchevêtrements qui se sont tissés ces dernières années ne sont pas nécessairement explosifs. Ce qui les rend particulièrement incontrôlables et dangereux, c’est la présence simultanée des armes et de l’idéologie jihadiste, laquelle sert désormais tout à la fois de ciment, de prétexte, ou d’accélérateur pour les frustrations, les haines, et les revendications des uns et des autres, et qui leur procure à la fois une légitimité, un langage, et des cibles.
Comme dans bien d’autres régions du monde, la coalescence des conflits dans des camps antagonistes se renfermant progressivement dans des identités ethniques et/ou religieuses fanatiques s’excluant mutuellement avant de s’entretuer intervient là où nul n’aurait pensé que cela serait possible un jour. Non comme un héritage du passé, mais au contraire comme un déni du passé, un outrage au passé. Rappelons-nous la catastrophe impensable qui dressa les Serbes orthodoxes contre les Croates catholiques (groupes autrefois mêlés et souvent inter-mariés), après l’implosion de la Yougoslavie, comme bien d’autres catastrophes analogues survenues dans d’autres espaces du globe où auparavant les cohabitations étaient pour l’essentiel tranquilles et la violence contrôlée, comme au Sud Soudan avant le pétrole, l’indépendance et la guerre, ou comme en Palestine, lorsque Arabes et Juifs s’y cotoyaient pacifiquement aux débuts du 20ème siècle. Au Mali aussi, il fut un temps pas si lointain où Peuls et Dogons, Touaregs et Songhay s’inter-mariaient et se livraient aux jeux sympathiques de la parenté à plaisanterie, où le Mali était une terre d’hospitalité paisible, où l’Islam y était tolérant et cultivé.
Au cœur de cette situation de plus en plus inquiétante, il y a bien sûr la question centrale de l’État. Ou l’absence de l’État. Ou le délitement de l’État. Qui ne voit l’incapacité de l’État malien à assurer une sécurité de proximité dans le pays, à délivrer santé et éducation en milieu rural, à régler les problèmes d’accès aux ressources des différents groupes socio-professionnels, à freiner la progression du djihadisme ? Cet État est miné par des décennies de corruption, de clientélisme, d’affairisme, d’arrivisme, de trafics, mais aussi de querelles incessantes des élites, d’instabilité politique et d’élections contestées, d’ambitions politiciennes, de dégradation des services publics, d’absence d’initiatives et d’investissements dans le bien public, et de dépendance envers les institutions internationales, tout ceci sur fond de progression constante de l’idéologie religieuse salafiste au sein de la population. Mais il ne faut pas s’y tromper : le Mali reflète de façon caricaturale ou exacerbée une situation plus générale. On retrouve les mêmes tendances à l’œuvre au Burkina Faso et au Niger, même si les politiques menées depuis l’indépendance y ont été plus habiles vis-à-vis des groupes minoritaires, même si les gouvernements actuels contrôlent mieux leurs pays respectifs, et même si les replis identitaires y sont moins visibles.
Trois institutions sont plus particulièrement au centre du cyclone, au Mali d’abord, mais aussi dans les autres pays sahéliens : l’institution militaire, l’institution policière (deux institutions de l’État) et l’institution religieuse (une institution de la société civile).
L’armée malienne, en miettes suite à la corruption, à l’incompétence de ses gradés, à la démoralisation de ses soldats et aux défaites face aux indépendantistes et jihadistes touaregs, n’arrive pas à se reconstituer malgré les financements et l’assistance technique des pays occidentaux. Les déploiements de forces militaires étrangères conséquentes (l’opération Barkhane de la France qui est le seul contingent vraiment opérationnel, la Minusma de l’ONU cantonnée à des tâche statiques, la force conjointe du G5 Sahel qui se met tout doucement en place à partir d’unités des forces armées des 5 pays de la région, et la présence discrète mais de plus en plus affirmée de forces spéciales et de drones de l’armée américaine) sont globalement impuissants, malgré quelques succès ponctuels, face à un jihadisme qui non seulement perdure sous d’autres formes au Nord mais aussi gangrène de plus en plus le Mali.
Dans les pays voisins, la situation n’est pas sur le fond radicalement différente, bien qu’elle soit moins dégradée. L’armée burkinabée a subi les contrecoups des épisodes douloureux de la fin du régime Compaoré. L’armée nigérienne, qui apparait comme la plus solide, après l’armée tchadienne (elle a vaincu militairement la seconde rébellion touareg du MNJ) est néanmoins à la peine face à Boko Haram et sous tension face à l’encerclement du pays par les menaces terroristes. Toutes deux ne sont pas adaptées face à la guerre asymétrique imposée par les jihadistes, et aux opérations de harcèlement que mènent ces derniers. Une certaine inquiétude, voir un certain ressentiment de la « troupe » se fait plus ou moins discrètement entendre face à une hiérarchie militaire souvent contestée, soupçonnée d’être plus soucieuse de ses privilèges que du sort des soldats exposés aux attaques terroristes, et souvent accusée de s’être enrichie dans les trafics.
La fuite des fonctionnaires encore présents en milieu rural, forces de l’ordre en tête, détricote ainsi encore plus le déjà faible maillage de l’État dans le pays profond.
Du côté des forces de l’ordre, cette seconde institution, à qui incombe la sécurisation interne du pays, et qui a en charge la prévention comme la répression des tueries entre milices et communautés et la lutte contre les harcèlements et attaques jihadistes, la situation est plus mauvaise encore. La police et la gendarmerie maliennes sont totalement incapables d’accomplir leur mission. Premières cibles des terroristes, en sous effectifs dramatiques à l’intérieur du pays, dénués du minimum de logistique nécessaire (moyens de transports, armes, télécommunications), ces deux corps doivent quitter les postes isolés et donc toute ambition d’un encadrement de proximité des populations, qu’ils abandonnent totalement à elles-mêmes. La fuite des fonctionnaires encore présents en milieu rural, forces de l’ordre en tête, détricote ainsi encore plus le déjà faible maillage de l’État dans le pays profond. La police a par ailleurs une forte mauvaise réputation dans le pays du fait des divers rackets auxquelles elle se livre et de la corruption qui y règne, et elle est en outre plus occupée à protéger les élites urbaines qu’à pacifier les zones rurales.
Une même insuffisance des forces de police en milieu rural et une même incapacité à assurer un véritable quadrillage sécuritaire se retrouvent peu ou prou dans les pays limitrophes, qui ont manifestement bien du mal à contenir la lente progression simultanée du jihadisme et des milices communautaires. Le nord et l’est du Burkina Faso sont de plus en plus délaissés par les policiers et les instituteurs, et il en est de même à l’extrême ouest du Niger, près de la frontière burkinabée comme près de la frontière malienne. Au Niger et au Burkina Faso, la tentation est forte pour l’État d’utiliser certaines milices contre les groupes armés qui lui sont le plus hostiles, comme il l’a fait au Mali (d’abord dans le nord, puis dans le centre), ce qui contribue à aggraver les relations intercommunautaires et l’escalade de la violence.
Quant à l’Islam malien, troisième institution majeure du pays, il est divisé, fragmenté, et de plus en plus dominé par le fondamentalisme salafiste, à l’image du Haut conseil islamique, souvent soupçonné de complaisance face au jihadisme, et qui récupère habilement les sentiments anti-occidentaux et anti-élites locales d’une majorité de la population. L’État n’est pas en mesure de contrôler ou de contrecarrer la propagande salafiste ou même jihadiste, d’autant plus que lors des élections, le soutien des imams et des oulémas est décisif, ce qui amène les politiciens à courtiser sans vergogne ces derniers.
La situation est la même au Niger et au Burkina Faso (malgré l’existence d’une très forte minorité chrétienne dans ce dernier pays). Au Niger l’État a retiré sous la pression islamiste un projet de loi progressiste de code de la famille et a fait marche arrière sur l’introduction de l’éducation sexuelle à l’école : ce même processus avait déjà eu lieu au Mali. En termes gramsciens, le salafisme a gagné la bataille idéologique au Sahel, il s’est installé partout, dans les Universités, dans les médias, dans la rue, sur les marchés, et jusque dans les administrations, qui ont toutes des mosquées dans leurs locaux. Certes le salafisme n’est pas le jihadisme, et la grande majorité de ceux qu’il influence est pacifique. Mais il lui fournit un environnement favorable et peut parfois, pour certains, en constituer la première marche.
La crise profonde et durable de ces trois institutions est donc au centre de la dégradation des relations intercommunautaire comme de la progression du terrorisme jihadiste au Mali , mais aussi, à une moindre échelle, dans les pays voisins.
La défaillance des deux institutions majeures de protection des populations que sont l’armée et les forces de l’ordre signifie que la délivrance du bien public « sécurité » n’est plus assuré dans une partie importante des campagnes sahéliennes (pas plus que ne le sont les biens publics « santé » et « école », qui vont de pair). Ce vide sécuritaire est la cause majeure de la prolifération des milices. À chaque communauté d’assurer sa propre sécurité, quitte à régler désormais par la force les comptes avec les communautés voisines. Partout au Sahel, ces milices prolifèrent, sous des formes le plus souvent néo-traditionnelles (en particulier comme des associations de chasseurs, à l’image des dozo mandingues), et donc avec une apparence plus ou moins « ethnique ». Des lors que l’État ne peut plus assurer son monopole en matière de violence, la violence collective privée devient légitime, et tous les débordements sont possibles. D’ailleurs, avant que n’éclate la forme paroxystique des tueries, partout ces milices sont accusées d’excès et de brutalités. Et une économie du vol, du trafic, de la prédation, voire de la razzia se développe en toute impunité autour des milices comme autour des jihadistes ou des bandes de brigands.
De son côté, la défaillance de l’institution religieuse comme ciment moral du pays et dispositif de pacification des relations humaines a laissé le champ libre aux fanatismes de tous bords, aux excommunications mutuelles, à la prise en otage de l’Islam par les fondamentalistes, à la perte de valeur de la vie humaine.
Face à ce désastre, les pays occidentaux sont démunis. Toute intervention dans le fonctionnement des États et dans la vie politique locale serait contre-productive, voire catastrophique, d’autant plus qu’ils sont soupçonnés (et en particulier la France) par une partie non négligeable de l’opinion publique des trois pays de vouloir mettre la main sur les ressources minières du Sahel sous prétexte de lutte anti-terroriste. L’aide militaire, l’aide humanitaire et l’aide au développement, toutes trois nécessaires (y mettre fin aurait des conséquences catastrophiques), et qui sont toutes trois abondamment déversées dans les pays du Sahel, entre autres comme des freins aux processus migratoires qui obsèdent les Européens, renforcent la dépendance à l’aide, qui est justement une des sources du problème en ce qu’elle ne favorise pas, bien au contraire, les initiatives, les innovations et les réformes internes de l’État.
Pourtant, toute solution, tout sursaut, ne peuvent venir que de l’intérieur. Seule des acteurs issus de la société malienne peuvent mettre sur les rails le chantier de la réhabilitation de l’État, de la lutte contre le jihadisme et du désarmement des milices, trois composantes indissociables, et le conduire, espérons-le, au succès. Il en est de même au Burkina Faso et au Niger.