Politique

L’impossible réussite du Grand Débat National

Chercheuse en gestion

La démocratie participative est une voie fréquemment empruntée par les dirigeants en contexte de crise, dans les organisations comme dans les États. Si elle constitue un puissant outil pour susciter de la satisfaction, de l’adhésion et, en un mot, éviter les révolutions, elle semble pourtant, en pratique, condamnée à échouer.

Le Grand débat national qui s’est tenu du 15 janvier au 15 mars dans un contexte de crise politique et sociale a donné lieu à de nombreux commentaires critiques, dubitatifs ou désabusés de la part d’observateurs comme du public ciblé par la participation. On a mis en cause la sincérité de la démarche, en regrettant qu’elle prétende permettre aux citoyens de participer, via une consultation ouverte à tous et organisée à l’échelon local, à l’élaboration « d’un nouveau contrat pour la Nation » tout en limitant fortement le périmètre du débat.

En corollaire des doutes sur la sincérité de la démarche, les doutes sur son utilité se sont fait entendre. S’est posée tout d’abord la question de la participation : quand Marlène Schiappa a justifié sa venue fin janvier sur un plateau télévisé par sa volonté de toucher ceux qui « n’auraient peut-être pas su comment participer au grand débat national et (…) transformer [leurs] plaintes en solution », elle a alimenté l’idée selon laquelle les personnes les plus concernées par ce débat ne sont pas celles qui s’y rendraient. Est venue ensuite la question de ce que l’on ferait de ce qui aura été produit. Alors que le débat vient de s’achever, les délais extrêmement courts que l’État se donne pour traiter la masse considérable des contributions qui en sont issues interrogent.

Si personne a priori ne remet en cause le principe d’une meilleure prise en compte de la parole des citoyens, alors à quoi tiennent les critiques ? On peut estimer qu’elles tiennent en large partie à la manière dont il a été conçu et dont il s’est déroulé – et donc à des limites relativement objectives –, mais pas seulement. Il semble en effet qu’il existe un doute assez partagé sur la possibilité qu’une telle initiative puisse faire réellement progresser la démocratie. On doute à la fois de la sincérité de ses initiateurs, à qui l’on prête des intentions cachées, et de la capacité à se mobiliser, voire à produire une contribution utile, de la cible visée par la participation. En d’autres termes, pour certains, le grand débat est de toute façon voué à l’échec. Dans ce contexte, il semble pertinent de s’intéresser à ce que la recherche sur les organisations nous dit sur ce qui se joue dans une initiative telle que celle du grand débat, pour mieux comprendre la manière dont il a été conçu et les réactions qu’il a suscitées.

En m’intéressant aux organisations dites démocratiques, j’ai eu l’occasion d’observer de près deux dispositifs de ce type, c’est à dire des dispositifs, initiés par des dirigeants, fondés sur la participation du plus grand nombre à des rassemblements s’étalant sur une certaine durée, et visant à élaborer un projet de nature stratégique. J’ai également pu lire un certain nombre de travaux qui analysent des expériences similaires dans un contexte organisationnel. À l’instar de la situation actuelle, ces initiatives « participatives » s’inscrivaient, dans les deux cas que j’ai observés, au sein d’une mutuelle d’assurance et d’une fédération d’associations, dans un contexte de crise de la gouvernance fondée sur la démocratie représentative, marquée par des élections de représentants en manque de candidats comme d’électeurs et des instances de gouvernance perçues comme des chambres d’enregistrement ou confrontées à des tensions latentes et menacées de blocages.

La littérature scientifique nous montre que la simple consultation peut suffire à susciter la satisfaction et résoudre des tensions.

Les leçons que je retiens de ces recherches sont les suivantes :

Tout d’abord, ça fonctionne. Il est un fait établi depuis longtemps que, dans les organisations, la participation à la prise de décision engendre de la satisfaction chez ceux qui participent, voire chez ceux qui ne participent pas s’ils se disent qu’ils auraient pu le faire. Plus largement, la littérature scientifique nous montre que la simple consultation peut suffire à susciter la satisfaction et résoudre des tensions – à produire des effets intégrateurs – si les rôles de chacun sont clairement établis. Au-delà de répondre à une volonté d’être écoutés, et – on l’espère toujours quand on participe – entendus, le caractère exceptionnel de ce type de dispositif participatif joue lui-même un rôle dans le ressenti positif des participants. Le fait qu’un nombre à la fois conséquent mais toujours limité de personnes participe renforce ce sentiment de vivre une expérience hors du cours commun des choses. À cela s’ajoute le caractère éminemment réflexif de l’exercice qui est proposé aux acteurs : le simple fait d’apporter un témoignage oblige à qualifier ce qui arrive et pour cela à prendre de la hauteur par rapport à la situation vécue. Cela renvoie à ce que le sociologue Luc Boltanski, dans son ouvrage De la Critique, paru en 2009, qualifie de « moment métapragmatique », par opposition aux moments pratiques du quotidien.

Au-delà de la satisfaction des participants, et en s’appuyant à nouveau sur les travaux de Luc Boltanski, on peut finalement estimer que ce type de dispositif fonctionne parce qu’il permet deux choses. Tout d’abord, et c’est parfois ce pourquoi il est officiellement prévu, un tel dispositif permet de faire émerger la critique portée par le public, mais cette fois dans un cadre légitime qui permettra de l’intégrer à l’ordre établi, dont sont garantes les institutions, sans besoin de bouleversement. Deuxièmement, dans sa dimension symbolique, sa forme répétitive et son caractère cérémoniel, il opère comme « instance de confirmation » de l’état des choses, ce qui permet de faire accepter, voire aimer, la réalité telle que décrite par les instances du pouvoir. (Boltanski parle d’effet de cohérence et de saturation satisfaisant aux attentes de vérité du public quant à la réalité de ce qui se donne pour étant, sans besoin de mettre à l’épreuve cette réalité.)

À partir de là, on comprend que c’est un outil puissant qui justifie que les dirigeants et représentants du pouvoir veuillent l’utiliser, en particulier en cas de crise. Pour autant, le succès de ce type de dispositif est soumis à conditions, or ces conditions semblent difficiles à réunir, ce qui justifie de le considérer avec précautions, voire avec scepticisme, tout en s’inquiétant éventuellement de l’usage qui puisse en être fait.

Dans un contexte de crise ou de défiance il faudra que les instances dirigeantes à l’initiative du projet donnent un certain nombre de gages qui leur permettent de s’acquitter de la nécessité d’avoir la confiance a priori du public visé.

La première condition est d’y croire. Le public visé par l’appel à participer tout d’abord doit croire dans la sincérité de la démarche et dans le fait qu’elle puisse déboucher sur quelque chose de positif pour accepter de participer. Au pire, on y va « pour voir », mais si on est convaincu que « tout est déjà écrit », ce n’est pas la peine de se donner la peine. Dans un contexte de crise ou de défiance il faudra alors que les instances dirigeantes à l’initiative du projet donnent un certain nombre de gages qui leur permettent de s’acquitter de la nécessité d’avoir la confiance a priori du public visé. Cela passe en particulier par la création d’instances ad hoc, voulues neutres, en tout cas tierces, pour coordonner le processus et être garantes de la transparence et de la traçabilité de ce qui sera produit. On pense ici au rôle donné à la Commission Nationale du Débat Public et à la difficulté de trouver des coordinateurs neutres et légitimes du débat. (Dans les organisations, le recours à des personnes extérieures, telles que des consultants, peut résoudre le problème de la neutralité mais pose la question de la légitimité.)

Évidemment, pour que l’on croit à la sincérité de la démarche, il est préférable qu’elle soit, en effet, sincère. Il faut alors que ses initiateurs croient à leur tour dans l’intérêt d’impliquer des citoyens ou des parties prenantes d’une organisation dans l’élaboration d’un projet. On peut bien entendu adopter une démarche purement instrumentale, qui répond à la logique : « il faut le faire parce que ça marche » et in fine n’avoir aucunement l’intention de tenir compte de ce qui aura été produit, ou seulement de manière marginale. On peut d’ailleurs supposer que cette posture n’est pas rare, même si cela suppose de prendre consciemment le risque de voir redoubler la critique au moment où les participants s’apercevront qu’ils ont été dupés.

Mes recherches m’amènent cependant à penser que ce qui fait le plus obstacle au succès de ce type de dispositif ce ne sont pas ces acteurs aux visées objectivement manipulatoires mais les acteurs qui sont sincères sans y croire. En effet, on peut tout à fait croire qu’il est légitime et même important de consulter l’ensemble des membres d’une organisation ou d’une société sans pour autant être disposé à croire que ce public soit en capacité d’émettre des avis éclairés ou des propositions intéressantes. On est alors tenté, de bonne foi en quelque sorte, de verrouiller le dispositif en amont pour ne pas avoir à considérer des propositions dont on est convaincu qu’elles ne seraient pas pertinentes. On renforce alors ainsi la défiance des participants et des observateurs.

Ce point de vue est en effet largement répandu dans les organisations que j’ai observées et on peut se poser la question de savoir à quel point il est répandu dans la société en général. Il renvoie à la fameuse « Loi d’airain de l’oligarchie » formulée par le sociologue Robert Michels, à partir d’une observation du parti socialiste allemand, dont il était membre, au début du XXe siècle[1]. Dans son livre Les partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, paru en 1911, l’auteur affirme que toute organisation finit inévitablement par à être gouvernée, dans les faits, par une poignée de dirigeants, rendant la démocratie impossible. Cette théorie est fondée sur l’idée d’une supériorité inévitable des dirigeants sur les autres membres de l’organisation. Cette supériorité s’appuierait à la fois sur leurs qualités individuelles, en lien notamment avec un meilleur niveau d’éducation, et sur la position de surplomb que les dirigeants occupent au quotidien dans l’organisation, position qui leur garantit un meilleur accès à l’information et leur permet d’affuter leurs compétences politiques. Face aux dirigeants, nécessaires au fonctionnement de toute organisation bureaucratique, les autres membres (et en particulier les membres extérieurs, tels les adhérents d’un parti politique ou, plus généralement, d’une association) sont perçus par Michels comme globalement incompétents et naturellement passifs.

Michels est encore aujourd’hui une référence majeure tant dans les champs de la sociologie, des sciences politiques que des sciences de l’organisation. Pourtant, il est tout à fait abusif de qualifier sa théorie de loi. Ainsi, plusieurs travaux viennent contredire sa thèse. On peut citer notamment ceux de la politiste Carole Pateman, publiés dans un ouvrage paru en 1970 intitulé Participation and Democratic Theory qui analyse l’expérience de démocratie participative à l’œuvre dans les entreprises yougoslaves dans les années 1960. Pateman reconnaît que les deux principales limites de la démocratie participative sont la volonté de participer et la compétence des participants mais montre qu’il est possible de les dépasser en accordant aux acteurs concernés le temps de l’apprentissage et en leur garantissant l’accès à l’information. Plus récemment, dans leur essai sur la « démocratie technique » publié en 2001, les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe ont observé que, même sur des sujets techniques tels que la gestion des déchets nucléaires ou la thérapie génique, à l’issue d’un processus participatif et d’un dispositif spécifique que les auteurs appellent « forum hybride », les participants « profanes » étaient non seulement en mesure de se saisir de questions complexes et de produire une réflexion de qualité, mais parvenaient in fine à enrichir le savoir des experts.

Pour contrer l’idée trop répandue selon laquelle la démocratie participative est louable en théorie mais impossible en pratique – et laisser ainsi aux initiatives qui en relèvent une chance de succès –, il faudrait que les représentations dominantes évoluent, mais, dans une société qui associe si étroitement savoir, expertise et pouvoir, cela s’annonce difficile. En montrant ce qui se joue dans les dispositifs de démocratie participative, l’objet du présent article est de permettre d’amorcer la réflexion.


[1] Il adhéra ensuite à l’idéologie fasciste et devint un fervent soutien de Mussolini à partir des années 1920.

Nathalie Lallemand-Stempak

Chercheuse en gestion, Maitresse de conférence à l'IAE Paris-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Notes

[1] Il adhéra ensuite à l’idéologie fasciste et devint un fervent soutien de Mussolini à partir des années 1920.