Europe

Les mémoires partagées de l’Europe

Historien, Politiste

À l’approche des élections, l’Union européenne traverse une crise de sens, incapable de faire émerger un « nous » européen, souvent poreux et contradictoire, difficile à délimiter, et qui échappe irrémédiablement aux tentatives de grands récits unificateurs. L’histoire, parce qu’elle se raconte au pluriel et montre que les frontières ne définissent pas un peuple, pourrait bien dans ces conditions se révéler essentielle pour faire Europe.

Être ou ne pas être européen… Alors que le Brexit – convulsions encore en cours – semble démontrer jour après jour « l’impossibilité d’une île », la perte de sens de l’Union est partout sensible. Même sans trémolos shakespeariens, la question, qui porte d’ailleurs moins sur l’Europe que sur la question des appartenances, ne devrait pas surprendre : « “l’Europe” est et a toujours été une invention inachevée et contestée » selon l’historien indien Sanjay Subrahmanyam.

Site de l'Université Paris Dauphine-PSL
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À l’approche d’élections européennes que d’aucuns disent fatidiques, le contexte invite à s’interroger sur ce qui nous rassemble et ce qui nous divise. Deux paradoxes inversés se font face : malgré les malentendus et le retour en force des égoïsmes nationaux, le sentiment d’avoir quelque chose en commun demeure bien réel ; inversement, le national fête depuis quelques temps déjà son grand retour, alors même que la densité des imbrications n’a jamais été aussi apparente. Interroger la possibilité d’un « nous », certes fragile et souvent contradictoire, mais d’un « nous, quand même », telle est en somme la question.

L’histoire n’est pas la plus mal placée pour apporter des fragments de réponse. Notre conviction, mise en œuvre dans l’ouvrage collectif Europa. Notre histoire publié l’an passé, est que l’analyse de l’enchevêtrement des mémoires collectives est à même d’éclairer les enjeux complexes qui taraudent les opinions publiques européennes.

L’histoire est en effet mobilisée par tous les courants qui s’emmêlent. Sans doute, le délitement du projet européen va-t-il de pair, dans son substrat le plus profond, avec le « présentisme » diagnostiqué par François Hartog, à savoir l’essoufflement d’une manière de nous concevoir dans l’histoire et de (ne plus) nous projeter dans le futur. Si les raisons plus directement politiques du désenchantement sont légion, cette mutation fondamentale affecte assurément l’élan à la fois téléologique, providentialiste et éternaliste qui a plus ou moins inconsciemment accompagné la construction européenne, peut-être davantage encore après la chute du Mur dont nous fêtons cette année les 30 ans. Longtemps nous nous sommes couchés avec cette promesse d’une « fin » ou d’une « sortie » de l’Histoire (pour reprendre la formule désormais usée de Fukuyama) du moins pour les heureux élus du « Club ». Cette illusion n’est plus, et l’heure est au dégrisement — un moment « machiavélien » de prise de conscience, dirait Luuk van Middelaar.

Enfermer l’Europe dans un « grand récit » uniforme, comme cela fonctionna naguère pour les États-nations a-t-il du sens ?

Face à cette impasse, pouvons-nous dessiner les contours d’une histoire qui laisse précisément entrevoir la possibilité d’un « nous » ? On sait le terrain miné. Face à la demande identitaire, les « grands récits » prospèrent avec leur semblant de narration sécurisée. Face au désarroi actuel, forte est la tentation de se replier dans la forteresse d’une histoire idyllique, celle d’une civilisation chrétienne, blanche et sûre de son passé, sauvée du déclin par l’exaltation de « valeurs fondatrices ». Ces lectures obsidionales ne laissent pas de surprendre, pour un continent qui a laissé une telle empreinte, aussi ambivalente soit-elle, sur le monde.

Enfermer l’Europe dans un « grand récit » uniforme, comme cela fonctionna naguère pour les États-nations (au prix de quelles homogénéisations forcées d’ailleurs ?), a-t-il du sens ? Au vu de nos sociétés multiples et des clivages qui caractérisent encore et toujours le continent, la piste semble peu porteuse. Au-delà des « frontière fantômes » — ces géographies rémanentes, héritées de tracés anciens qu’étudie Béatrice von Hirschhausen, l’Europe est traversée de milles frontières invisibles. Des oppositions binaires plus ou moins imaginaires font retour sous nos yeux.

C’est l’Europe atlantique qui, regard perdu au loin, semble devenue myope sur ses attaches avec le continent. L’Europe bien-portante du Nord qui fait la leçon d’économie aux « cigales » méditerranéennes. L’Europe occidentale toujours encline au paternalisme face à « l’autre Europe » du Centre et de l’Est, qu’il s’agisse du « retard » économique hier et ou « d’illibéralisme » aujourd’hui.  C’est l’Europe des « racines chrétiennes », sous-entendu « non musulmane », qui marginalise du même coup la contribution de toutes les minorités religieuses ou athées à son histoire pluriséculaire. L’Europe des grands, chroniquement sourde aux petits, lesquels cultivent en retour leurs ressentiments. L’Europe des laissés pour compte de l’européanisation, proches à tant d’égards des « exclus de la globalisation ». L’Europe « issue de l’immigration » enfin, considérée, même des générations après, comme une Europe de seconde zone.

La crise aidant, les clivages se renforcent, dynamisés au passage par des réseaux sociaux enfermés dans leurs bulles idiosyncrasiques. Faut-il pour autant, pour parler d’Europe, se résoudre à une parole émiettée ou irrémédiablement groupusculaire, voire à l’aphasie ? Ou prendre à contrepied les suaves propositions d’un récit linéaire ?  À l’instar du pari de Pascal, il y a peu à perdre et tout à gagner : pied de nez donc à l’unité préétablie — prétendument reflétée dans un héritage, une histoire, une mémoire.

Si le cadre premier de l’écriture de l’histoire comme de la formation des mémoires demeure pour une très large part le cadre national, aucune histoire nationale, aucune mémoire collective n’existe en autarcie.

L’assomption critique de la pluralité mémorielle de notre continent semble être la condition pour échapper à ce type de descriptions figées, dénuées de toute épaisseur sociale. Le travail de mémoire ne peut être qu’un travail des mémoires, Ricœur l’avait déjà signalé ! Ce qui implique de tendre l’oreille, pour bien percevoir la polyphonie fondamentale qui se déploie à travers l’espace et le temps. Si le cadre premier de l’écriture de l’histoire comme de la formation des mémoires demeure pour une très large part le cadre national, aucune histoire nationale, aucune mémoire collective n’existe en autarcie. Toutes ne peuvent se comprendre que dans des jeux de miroir et de « transferts », dans un contexte qui est d’abord européen, avant même d’être global. « Il n’y a pas d’histoire de France, disait Marc Bloch, il n’y a qu’une histoire de l’Europe ». Propos prolongé par Fernand Braudel : « Il n’y a pas d’histoire de l’Europe, il n’y a qu’une histoire du monde ». L’évolution des concepts des memory studies témoigne de ces élargissement successifs — des « mémoires collectives », la notion inaugurale de Maurice Halbwachs (1925), aux mémoires « transnationales » étudiées à partir des années 1990, et des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1992) à la question posée par Jacques Le Goff en 1993 : « Y a-t-il des lieux de mémoire européens ? ».

Comme l’indique le moment où la question vint à Le Goff, l’interrogation sur les mémoires collectives à l’échelle européenne a indéniablement pris une dimension nouvelle après 1989-1991, époque-charnière et ligne de fuite de nombre d’interprétations du « court XXe siècle ». L’élaboration, durant les années 1990-2000, des concepts de « mémoires communes », « mémoires divisées », « mémoires partagées » voire « partageables », pour reprendre la belle idée de Luisa Passerini, porte la marque de la confrontation des héritages mémoriels du communisme et du nazisme, d’Auschwitz et du Goulag, caractéristique de ces années  — débats houleux dans lesquels Jean-Michel Chaumont avait vu une délétère « concurrence des victimes » (1997). Le concept de « mémoires-monde » proposée par le géographe Olivier Lazzarotti (2012) montre que la réflexion se poursuit aujourd’hui, dans le sillage de la globalisation et de la décolonisation.

Quelles leçons retenir d’une enquête sur les mémoires européennes, nécessairement profuse et rhizomique ? Classons-les, très schématiquement, en trois pôles.

Un premier ensemble s’organise autour de l’axe temporel. Est scrutée prioritairement la « présence du passé » – formule augustinienne –, à travers notamment l’ombre portée par la « dernière catastrophe » en date, pour reprendre un titre d’Henry Rousso : comment et pendant combien de temps guerres, génocides, expériences coloniales ou impériales constituent-ils ce que Willem Frijhoff appelle des « nœuds de mémoire », qui surdéterminent notre rapport à l’autre et à nous-mêmes ? À quel point affectent-ils rétroactivement la teneur des héritages plus anciens, jusqu’aux récits des origines ? À l’instar de ce que Tony Judt avait magnifiquement présenté dans Après-Guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945 (2008) et de la démarche « régressive » proposée dans le récent Europe’s Postwar Periods : 1989, 1945, 1918. Writing history backwards (M. Conway, P. Lagrou, H. Rousso, 2019), ce sont les réverbérations et les ricochets mémoriels, à rebours du temps, qui sont ici au centre de l’analyse. Y transparaît toujours une dialectique entre « poids du passé » et « choix du passé », selon la distinction mise en exergue par Marie-Claire Lavabre.

Dans leur dimension européenne, « empire du traumatisme » (Fassin et Rechtman), politiques du passé et construction/reconstruction de « grands récits » obéissent à la fois à des logiques singulières et des dynamiques communes, selon la situation des pays au temps des événements et au temps des mémoires. Par-delà les dichotomies persistantes et les différences de degré évidentes, certaines évolutions communes se font jour, comme la diffusion du paradigme de la « réconciliation » depuis 1945, le passage de mémoires héroïques à un plus fort souci des victimes dans les dernières décennies du XXe siècle, ou les diverses réactions à la prétendue emprise des « mémoires négatives » (Reinhart Koselleck) au profit de réaffirmations patriotiques aujourd’hui. Le volontarisme communautaire qui s’est exprimé au cours des années 2000 en matière d’européanisation des commémorations (autour de la libération d’Auschwitz les 27 janvier, et de la signature du pacte germano-soviétique les 23 août) n’est qu’un exemple parmi d’autres de politiques et de phénomènes sociaux tour à tour convergents et divergents, qui se déroulent aux échelles les plus variées.

Axe temporel pour le premier ensemble, grille spatiale pour le deuxième. Envisager dans l’espace ce que les Européens peuvent partager, c’est vite retrouver la référence passablement autosatisfaite à Athènes, Rome ou aux Lumières, ou encore à ces icônes de la Renaissance (Leonardo da Vinci, Gutenberg, Erasmus, Shakespeare), dont la mémoire est aujourd’hui largement consensuelle. Mais c’est aussi admettre l’ubiquité de figures négatives (incarnée au plus haut point par Hitler), ou plus ambivalentes comme Napoléon, à la fois exportateur des idées de la Révolution française et conquérant insatiable. « Villes millefeuilles, personnages caméléons, lieux à la croisée » (Pierre Monnet) : partager les mêmes référents n’empêche pas les sociétés voisines d’être porteuses de visions sensiblement différentes, parfois antagoniques, d’un passé commun.

Transparaît ainsi l’hétérogénéité historique, ethnoculturelle et linguistique de notre continent, constitutive de cette véritable marquèterie mémorielle. La notion de frontière affleure donc partout dans cet ensemble à la logique spatiale. Matérielles ou invisibles, les frontières courent entre tous ces espaces mémoriels — que nous avons appelés « les Europe ». Et la frontière elle-même peut être « lieu de mémoire » (du Mur de Berlin, emblème par excellence, à la limite ancestrale entre pays de la bière et du vin, en passant par les multiples actualités du limes : fiction révélatrice de Games of Thrones, retour des traumatismes anglo-irlandais autour du Brexit et du backstop, mémoires immédiates des drames humains sur la frontière extérieure de l’UE, qui ravivent des réminiscences plus anciennes).

Somme-nous engagés « sur la voie d’une culture mémorielle européenne » émergente, qui engage les sphères publiques bien plus profondément que les seuls cercles de décideurs européens ?

Temps, espace, mais aussi rapport au monde et à l’Autre : c’est la question du inside out et du outside in qui agrège le troisième et dernier ensemble, autour des figures des présences pluriséculaires, de l’échange et du conflit. Si le mythe de la Croisade ou la difficile historicisation « à froid » de l’expansion coloniale cristallisent des visions qui demeurent contradictoires et recèlent un potentiel conflictuel toujours aisément mobilisable (en Europe et ailleurs), la perméabilité du dedans et du dehors se manifeste dans les lieux de métissage et de réappropriation. Ces interfaces entre l’Europe et le monde sont caractéristiques d’une Europe dont le « propre », selon Rémi Brague, est précisément une « appropriation de ce qui lui est étranger ».

Le brouillage des frontières héritées de voisinages de longue date ou de l’expansion coloniale se lit également dans des espaces « tiers » emblématiques de l’intrication consubstantielle de l’Europe et du monde. Istanbul peut servir d’emblème, avec ses strates superposées (Byzance, Constantinople). Elle porte aussi la trace visible de cette volonté, naguère, d’être intégré à la culture occidentale ou, du moins, de s’en imprégner. Une ville comme Dakar, trahit l’ancienne présence du colonisateur à travers le simple nom des rues et des quartiers, ce qui ne l’empêche pas d’être également porteuse de mémoires pré- et postcoloniales. Ces mémoires coloniales sont d’ailleurs elles-mêmes le fruit de constructions locales métissées, bien plus qu’un simple implant imposé par le colon. La liste de tels croisements est infinie. Le Même et l’Autre sont parfois si intimement mêlés, la couture entre le dehors et le dedans si épaisse que toute volonté de la découdre conduit presque fatalement à la violence. C’est notamment le cas des mémoires de l’Islam, brûlantes et souvent mobilisées à des fins d’exclusion et d’auto-exclusion.

Somme-nous malgré tout, comme le pense Aleida Assmann, mentor des memory studies allemandes, engagés « sur la voie d’une culture mémorielle européenne » émergente , qui engage les sphères publiques bien plus profondément que les seuls cercles de décideurs européens ? Encore faudrait-il savoir ce que nous entendons par Europe ! Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, nous n’avons pas imposé de définition a priori. C’est à nos yeux tout le sens de notre tour d’Europe des mémoires de montrer que les aménagements identitaires sont incessants, d’une génération à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un groupe social à un autre. Dans le jeu fondamentalement dialogique des mémoires européennes, les enjeux des appartenances présentes et futures impulsent en permanence de nouvelles dynamiques. Le Brexit le montrera sans doute. Sous cet angle, les mémoires, ces présences du passé, nous viennent aussi de l’avenir — ou en tout cas des visions que nous en avons. D’où cette question : hier sera-t-il ce que demain requiert, ou bien ce qu’il redoute ?

NDLR : Étienne François et Thomas Serrier ont dirigé avec Valérie Rosoux, Pierre Monnet, Akiyoshi Nishiyama, Olaf B. Rader et Jakob Vogel l’ouvrage collectif Europa. Notre histoire, (Les Arènes, 2017)

 


Thomas Serrier

Historien, professeur à l’Université de Lille

Valérie Rosoux

Politiste, maître de recherche FNRS, professeure à l’Université Catholique de Louvain

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