Le centre du Mali, angle mort de l’intervention française ?
Le 26 mars, à la suite du massacre de plus de 160 civils, majoritairement peuls, dans le village d’Ogossagou, à proximité de Mopti – un carnage attribué aux miliciens d’autodéfense de Dana Amassagou liés aux confréries de chasseurs « traditionnels » dogons – le président de la Jeunesse de l’association Tabital Pulaaku cria au génocide :
« [Ces événements sont] sans précédents dans l’histoire du Mali, depuis la création de l’empire du Ghana, jusqu’à nos jours […] ; l’association Tabital Pulaaku invite tous les Maliens et toutes les Maliennes […] à marcher avec elle pour dire stop au génocide peul, car toutes les ethnies du Mali ont vécu en parfaite harmonie depuis des millénaires […]. Rappelez-vous que c’est exactement comme ça que certains pays africains ont connu petit à petit le génocide, notamment le Rwanda et le Burundi. Que Dieu nous en garde ».
L’évocation du scénario rwandais est doublement intéressante. Si, d’un côté, elle s’inscrit dans l’ethnicisation du discours politique de ces vingt dernières années, elle renvoie aussi aux lourdes responsabilités – directes ou indirectes – de la politique française et de la communauté internationale dans les massacres de 1994, qui se déroulèrent sous les yeux de la MINUAR. Or, au Mali, on le sait, la force française Barkhane et la MINUSMA, force onusienne, sont déployées sur le terrain.
L’analogie est supposée être frappante. Les deux missions, tout en disposant d’importants moyens financiers, politiques, militaires et civils, s’inscrivent dans une multiplicité de dispositifs mis en place après l’éclatement de la rébellion de 2012 : l’Accord d’Alger de 2015 et le Comité de Suivi de l’Accord (CSA), le G5 Sahel, l’EUTM Mali, l’EUCAP Sahel Mali vont de pair avec les actions que mènent les représentations diplomatiques in loco (Coopérations suisse, allemande, canadienne, néerlandaise…) et les financements conséquents attribués à toute une série d’ONG internationales et locales, sous le couvert d’une jungle de sigles dans laquelle on se perd aisément.
Le spectre d’un génocide qu’évoque le président de la Jeunesse de l’association Tabital Pulaaku – quelles que soient ses finalités politiques – questionne de manière provocante les objectifs, les modalités et les effets de ces interventions étrangères. Car l’année 2018 a vu deux fois plus de morts qu’en 2012. Pour les seuls trois premiers mois de 2019, le nombre de victimes a presque égalé celui de l’année 2012 toute entière.
Six ans après l’opération Serval, et en dépit des différentes forces d’intervention à l’œuvre, la tendance semble être à l’augmentation de la violence plutôt qu’à sa diminution, et l’ampleur des programmes ou des dispositifs de coopération internationale ne paraît pas devoir l’inverser. Pis encore, le conflit s’est étendu au centre du Mali et aux pays avoisinants, notamment au Burkina Faso et au Niger, depuis 2015. Comment expliquer cette escalade de la violence ? Quelques clefs de lecture peuvent y aider.
L’attaque d’Ogossagou semble plus symptomatique d’une forme de « gouvernement dans la violence », tel que le décrit Jacobo Grajales à propos de la Colombie, que d’une logique de purification ethnique au détriment des Peuls, dans le centre du Mali. Y contribuent la circulation des armes à feu depuis la rébellion touarègue de 1990, mais aussi l’insertion des lignages du Nord dans les flux économiques globaux – licites et illicites –, dans les activités très lucratives de kidnapping, et dans le business de la « lutte contre le terrorisme » qui leur ont octroyé une nouvelle capacité financière.
En outre, une bonne partie des armes utilisées par les différents groupes combattants proviennent des arsenaux de l’armée malienne, qu’elles aient été volées, vendues par des militaires maliens, ou saisies lors de la désertion de nombreuses unités, notamment entre la fin des années 1990 et les années 2000.
À cette aune, l’apport du djihadisme international a été marginal. Et plus encore au regard du retour de combattants maliens enrôlés dans l’armée de Kadhafi ou de simples travailleurs émigrés, à la suite de la calamiteuse intervention occidentale en Libye, en 2011. Le pillage des arsenaux de Tripolitaine et de Cyrénaïque a favorisé la socialisation par les armes de ces individus en mal de réinsertion dans leur société d’origine.
Dans un contexte d’explosion démographique et de marasme économique – qu’a aggravé la chute de Kadhafi – les réseaux d’hommes en armes représentent la première voie d’accession à un statut social et au marché matrimonial, grâce aux ressources matérielles et symboliques que permet d’acquérir l’exercice de la violence. Rappelons, par exemple, que le MUJAO octroyait à ses combattants une solde bien supérieure aux salaires de la fonction publique.
Le gouvernement « dans la violence » est d’abord celui de la terre, plutôt que celui d’identités ou d’obédiences désincarnées.
La réponse militaire que la communauté internationale oppose au djihadisme a renforcé cet état de fait et banalisé le « gouvernement dans la violence » des conflits locaux en réalignant les alliances entre mouvements armés et en fournissant à certains d’entre eux des moyens militaires, un soutien logistique, une légitimité politique. Certains acteurs locaux se sont eux-mêmes appropriés les caveat de la « lutte contre le djihadisme » pour poursuivre leurs propres objectifs, notamment agraires, dans une situation de croissance démographique et de pénurie récurrente d’eau. Le gouvernement « dans la violence » est d’abord celui de la terre, plutôt que celui d’identités ou d’obédiences désincarnées.
Autrement dit, la violence des groupes dits d’autodéfense et des mouvements djihadistes a pour premier enjeu le contrôle des terres arables, des pâturages, de la ressource hydrique. Dans la région de Mopti, et plus précisément dans le cercle de Djenné, un affrontement avait opposé les chasseurs à des éleveurs à Ké-Macina, dès juillet 2017. Sur fond de contentieux foncier, des chasseurs attaquèrent un hameau peul en mesure de rétorsion, à la suite de l’assassinat de l’un d’entre eux, en accusant les éleveurs de collusion avec les djihadistes présents dans la zone.
L’intensification des affrontements provoqua le meurtre de plusieurs agriculteurs dans leurs champs et le vol de bœufs de labour. Elle cibla vite les grands lignages d’éleveurs peuls sédentarisés qui contrôlaient l’accès aux riches pâturages du delta intérieur du fleuve Niger, les contraignant à laisser passer des troupeaux conduits par des bergers armés de kalachnikovs et refusant le paiement des droits coutumiers aux chefs de terre.
Il faut ici se garder de l’imagerie d’origine coloniale qui réifie les clivages entre nomades et sédentaires, ou entre agriculteurs et éleveurs. Certains « nomades » sont sédentaires, éventuellement sur une base saisonnière ou pour une partie de leur vie, et, en dehors même de la complémentarité historique entre l’élevage et l’agriculture, certains cultivateurs possèdent des troupeaux, ou certains éleveurs des terres.
L’accumulation de bétail par des fonctionnaires et des commerçants issus de lignages historiquement sédentaires s’est ainsi accompagnée de la sédentarisation de plus en plus marquée des anciens lignages peuls pastoraux, alors que les lignages peuls demeurés nomades se sont vus paupérisés par les sécheresses et l’accaparement des terres, dans le nouveau contexte stato-national hérité de la colonisation. L’État a délégitimé les autorités dites traditionnelles, de pair avec la transformation des références politiques ou religieuses au gré des changements de régime.
Aujourd’hui, les djihadistes remettent en cause la propriété lignagère des pâturages puisque « la terre et la pluie n’appartiennent qu’à Dieu » – un argument qui conforte l’alliance entre bergers armés et djihadistes en vue de se réapproprier des pâturages dont les droits historiques d’exploitation conjointe par une pluralité d’acteurs ne sont plus garantis, du fait de leur accaparement de facto ou de jure.
À l’opposé, la (ré)ouverture des pâturages à leur exploitation conjointe contrarierait les cultivateurs, quel que soit le statut de l’utilisation qu’ils en ont, par leur occupation de fait, par leur acquisition titres fonciers à l’appui, ou par le biais de normes coutumières. Il est plausible que la mobilisation des chasseurs traduise cette inquiétude.
Le processus de fermeture de la terre, au détriment de certains éleveurs ou de certains agriculteurs, n’est pas sans affinités avec le mouvement pluriséculaire d’ « enclosure » en Angleterre.
En bref, les éléments ethniques et identitaires sont certes importants dans la formulation d’une narration politique des conflits, mais ils demeurent transversaux par rapport aux dynamiques agraires de terroir, beaucoup plus complexes que ne le donnent à penser les oppositions binaires entre ethnonymes – Peuls versus Dogons – ou entre activités – éleveurs nomades versus agriculteurs sédentaires. Par exemple, des éleveurs sédentaires peuvent avoir un droit foncier sur une terre, provoquer un contentieux avec d’autres ayants-droit, porter le cas devant le tribunal, et en obtenir un titre en bonne et due forme les rendant propriétaires au sens capitaliste du terme.
Mais l’inverse peut aussi se produire, et ils peuvent être déboutés. Dans tous les cas, la pelote des contestations, voire des affrontements se déroule, et les djihadistes, lorsqu’ils sont sur le terrain, peuvent avoir leur mot à dire, plus rapidement et moins onéreusement que la justice de l’État dit « de droit ».
Mutatis mutandis, ce processus de fermeture, voire de titrisation de la terre, au détriment de certains éleveurs ou de certains agriculteurs, n’est pas sans affinités avec le mouvement pluriséculaire d’ « enclosure » en Angleterre, du XVIe au XIXe siècle. Celui-ci s’accompagna lui aussi de nombreux conflits, révoltes et rébellions qui ont été une part intégrante de l’histoire de l’État-nation : « Enclosure (when all the sophistications are allowed for) was a plain enough case of class robbery », écrivait Edward P. Thompson.
Les attaques dont plusieurs villages ont été la cible dans le centre du Mali s’inscrivent dans ce genre de logiques foncières. L’identification de la menace djihadiste aux Peuls, ou, à rebours, la dénonciation du génocide des Peuls que s’apprêteraient à commettre les milices de Dana Amassagou interviennent au point de rencontre des revendications pastorales et de la circulation d’hommes en armes. De même, bien des villages dogons, dans la plaine du Seeno, se reconnaîtraient dans le discours salafiste, voire djihadiste, si celui-ci n’était pas porté par leurs compétiteurs dans l’accès à la terre avec lesquels ils peuvent entretenir un antagonisme historique qui n’excluait pas pour autant des formes de coopération et de relations contractuelles.
Dans ce climat de terreur et de suspicion généralisées, les villageois naviguent au mieux pour échapper à l’arrestation, aux exactions des milices ou aux exécutions publiques dont sont friands les djihadistes.
Dans la région, les vols armés de bétail étaient une pratique courante dans les rapports socialement conflictuels entre les cadets et les notables. Mais la généralisation de la violence, depuis les années 1990, a changé la donne du problème en provoquant le ralliement, tantôt volontaire tantôt forcé, de villages ou de bandes de « coupeurs de route » aux groupes armés, soit pour se protéger, soit pour s’enrichir.
Souvent, les djihadistes s’infiltrent dans des hameaux de cultivateurs ou de bergers proches du village choisi pour cible, et y imposent leur présence par la menace. Une fois l’attaque réalisée, les représailles de l’armée ou des milices d’autodéfense frappent les habitants de ces hameaux plutôt que les groupes armés qui les ont instrumentalisés. Dans ce climat de terreur et de suspicion généralisées, les villageois naviguent au mieux pour échapper à l’arrestation, aux exactions des milices ou aux exécutions publiques dont sont friands les djihadistes.
La faiblesse des moyens militaires de l’État, le retrait de la « brousse » de ses services publics, à peu près complet depuis 2017, conduisent à la privatisation de sa violence légitime au bénéfice de milices et à l’affirmation sur le terrain de patrons locaux, y compris de leaders djihadistes.
Ainsi, Amadou Kouffa, chef de la Katiba Macina du JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), dont la mort avait été annoncée par les gouvernements malien et français à la fin de l’année 2018, mais qui semble avoir ressuscité début 2019, contrôlerait la quasi-totalité de la zone inondée du centre du Mali, ce qui le rendrait capable d’imposer son propre ordre à la succession des troupeaux qui se présentent sur les riches pâturages du Delta intérieur, à la fin de l’hivernage, en privilégiant les uns et en pénalisant les autres, et aussi de prélever la zakat sur les bêtes circulant dans les zones sous son emprise. Et, dans de nombreux villages, l’éducation et l’administration de la justice sont redevenues des compétences exclusives de figures religieuses, plus ou moins affiliées aux djihadistes.
De façon similaire, les miliciens de Dana Amassagou, qui s’affichent en tant que défenseurs de la « tradition » des communautés dogons, sont en train d’opérer une transformation des hiérarchies lignagères et redessinent le périmètre de la « dogonité ».
Dans plusieurs localités du pays dogon, des autorités historiques, telles que des chefs de village, qui abritèrent des fugitifs peuls recherchés par la milice, furent châtiés par celle-ci sur l’espace public du village, en violation de certains codes historiques, comme le respect dû aux aînés ou les relations d’ « hospitalité » (djatiguiya) entre lignages peul et dogon. Opérant à la limite entre le respect de la légitimité de certaines des normes communautaires et la violation d’autres d’entre elles, les miliciens se réservent aussi le droit de ne pas intervenir pour protéger un village réputé réfractaire à leur présence.
La défense de la « dogonité » – ou de Dieu, dans le cas des djihadistes – prend alors des connotations bien plus prosaïques, car elle est plongée dans la dimension conjoncturelle du jeu politique, sous couvert de continuité et de légitimité historique de la société dogon ou de la société pastorale, selon les cas.
En définitive, la situation du centre du Mali met en exergue l’inadéquation des interventions militaires internationales, et notamment de l’intervention française, contre le « terrorisme ». Elle en est l’angle mort. Les enjeux sécuritaires représentent moins le cœur du problème que le symptôme de l’« État de distorsion » qui s’est instauré dans le Sahel, lors du passage d’un monde fluide d’empires à un monde d’États-nations territorialisés et bureaucratiques, dont l’accaparement privé et la titrisation de la terre est l’une des manifestations ( Jean-François Bayart, Ibrahima Poudiougou, Giovanni Zanoletti, L’État de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation, 2019).
La vache en est l’héroïne involontaire. Non pas que sa centralité, dans l’économie politique du « gouvernement par la violence », soit une manifestation de la résilience des descendants locaux d’Abel, selon le stéréotype éculé : à savoir les Peuls. Certes, les troupeaux continuent d’incarner des stratégies d’investissement, d’épargne et d’accumulation, en même temps qu’ils sont un symbole fort du prestige social. Mais ils révèlent des enjeux complexes, et tout ce qu’il y a de plus modernes, inhérents aux transformations de la société malienne.
Ainsi, un même troupeau peut être composé de vaches appartenant aux nouvelles élites urbaines, fonctionnaires ou commerçants, à des agriculteurs que la titrisation de la terre a enrichis, à des Peuls de sédentarisation récente qui ont gardé des liens avec leurs anciens bergers, à des groupes de pasteurs nomades autres que peul… et à des djihadistes ou à d’autres groupes armés, désireux de blanchir l’argent des rançons ou des trafics, ou encore de sécuriser les primes de désarmement que leur ont attribué les programmes internationaux de retour à la paix.
Le rapport de la violence à l’élevage ne peut pas être sous-estimé, et n’a pas grand-chose d’ « ethnique » en soi. Ces trois dernières années, les différents groupes armés qui opèrent en pays dogon et dans les cercles de Djenné et Macina en auraient extrait quelque 20 000 têtes de bétail, parfois exportées jusqu’en Mauritanie, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire.
Les gains réalisés lors de leur revente sont réinvestis dans l’achat d’armes, ou blanchis par leur monétisation directe. Une autre pratique consiste à échanger les bêtes volées contre d’autres animaux « propres », qui sont réintroduits dans les troupeaux. L’acquisition coercitive du bétail, plutôt que l’ « assainissement ethnique », explique largement l’escalade de la violence à laquelle on assiste dans le centre du Mali.
Il semble plus urgent de prendre en considération cette nouvelle « gouvernementalité rurale »[1] que de chasser le « djihadiste » sans aucune perspective de règlement politique de la question agraire.