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En Irlande, le Brexit a redonné un souffle au nationalisme

Politiste

La mort d’une journaliste lors d’émeutes à Derry dans la nuit du jeudi 18 au vendredi 19 avril a ravivé le spectre de la guerre civile en Irlande du Nord. Les ingrédients semblent réunis pour voir s’enclencher un nouveau mécanisme de violence, et le Brexit a précipité une situation politique déjà très tendue entre unionistes et républicains. Aujourd’hui, la question de la réunification des deux Irlande se pose de nouveau, au-delà des cercles les plus radicaux.

Ce jeudi 2 mai 2019, les électeurs nord-irlandais étaient appelés à voter pour leurs conseils municipaux. Brexit, unification irlandaise, droits sociaux, absence d’assemblée et de gouvernement etc, la liste des sujets abordés durant la campagne électorale fût assez vaste.

Les résultats ne sont pas encore connus mais ils devraient confirmer un processus initié depuis le Brexit. Si les médias mentionnent surtout les élus nord-irlandais du Democratic Unioniste Party (DUP) qui empêchent par tous les moyens une solution de backstop à Westminster, en Irlande du Nord ce sont surtout les républicains irlandais revendiquant la réunification qui sortent renforcés de cette crise politique.

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Le 22 août 2016, deux mois après le référendum, le Sinn Féin, le parti nationaliste majoritaire et membre du gouvernement de coalition, organise un débat public pour lequel il invite Gregory Campbell, membre du DUP et député au parlement de Westminster. Très majoritairement nationaliste, l’audience n’aura de cesse de défier Mr. Campbell et de tenter de le pousser dans ses retranchements. Parmi ces tentatives, une en particulier mérite d’être signalée. Un homme provoque l’hilarité générale en demandant si la hausse de demande de passeports irlandais engendrée par le Brexit ne signifiait pas qu’il était temps de réunifier l’Irlande.

Là où Mr. Campbell surjoue le rire pour faire comprendre qu’il n’en est pas question, l’assistance rie franchement devant cette petite provocation ayant le mérite d’énoncer ce que tout le monde avait en tête sans vraiment croire à sa possible réalisation. Un tel échange ne ferait plus rire personne actuellement tant la question d’une possible réunification irlandaise est prise au sérieux. Pour comprendre comment s’est opéré ce changement, il convient de revenir sur les transformations politiques et sociales opérées en Irlande du Nord à la suite du Brexit. Paradoxalement, ce dernier a contribué à renforcer la position des nationalistes au point que ceux-ci réclament ouvertement quelque chose qu’ils semblaient avoir oublié depuis longtemps : l’indépendance.

Le Brexit a obligé les républicains à réinscrire la réunification dans leur agenda.

Le Brexit a amené les nationalistes à reposer la question du statut de l’Irlande du Nord. Si la réunification a toujours été leur objectif, celle-ci était renvoyée dans un futur lointain lorsque les conditions politiques, sociales et économiques seraient réunies. Ce renvoi perpétuel à un avenir indéterminé déprimait des militants de la lutte armée ayant le sentiment que leur engagement avait été vain. Par exemple [1], un ancien commandant de brigade de l’IRA à Belfast m’a affirmé qu’une unification irlandaise n’aurait aucune chance de se produire avant un siècle minimum. Un ancien combattant reconverti en journaliste estimait quant à lui que celle-ci ne pourrait tout simplement jamais avoir lieu maintenant que l’IRA avait déposé les armes. Tous les deux considéraient comme un terrible gâchis toutes les années de guerre, leurs engagements dans la lutte armée et en prison, ainsi que le sacrifice de leurs camarades morts pour la cause.

Le Brexit a obligé les républicains à réinscrire la réunification dans leur agenda. En effet, devant un risque de renforcement de l’emprise britannique sur l’Irlande du Nord, notamment à travers le rétablissement d’une frontière irlandaise, les républicains réalisent que la réunification n’est plus un objectif lointain et inatteignable, mais une urgence qui seule pourrait les protéger de l’écueil d’une nouvelle séparation. Le Sinn Féin a fait du rétablissement d’une frontière contraire à l’esprit des accords de paix de 1998 une véritable ligne rouge. Quelle que soit la forme prise par le Brexit, s’il devait aboutir au rétablissement d’une frontière, le parti nationaliste exige l’organisation d’un référendum sur l’unité irlandaise dans les plus brefs délais.

Le Brexit fait  peser une menace très claire sur l’unité irlandaise, mais il représente aussi une incroyable opportunité de promouvoir l’unification irlandaise.

De plus, les républicains pensent que la réunification est un moyen d’obtenir gain de cause sur une série de revendications, comme le mariage homosexuel ou l’avortement, adoptées en République d’Irlande mais pas au Nord en raison du blocage opéré par les élus unionistes. Pour les républicains, la réunification permettrait enfin à l’Irlande du Nord d’entrer dans la « modernité », de ne plus être l’arrière monde de l’Union Européenne en matière d’accès aux droits individuels. Pour toute une partie des militants, la question n’est plus seulement une Irlande unifiée contre un Royaume-Uni, mais une Irlande et une Europe unifiée contre un Royaume-Uni. En conséquence, si l’on reprend les exemples des deux vétérans de l’IRA, le premier déclare à présent que « le Brexit est un putain de miracle donné par Dieu pour mener à une Irlande unifiée » en estimant la réalisation de celle-ci à une vingtaine d’année maximum alors que le second estime qu’il existe désormais une chance pour que cela arrive.

Le Brexit fait donc peser une menace très claire sur l’unité irlandaise, mais il représente aussi une incroyable opportunité de promouvoir l’unification irlandaise. Outre l’appel au référendum sur l’unité irlandaise lancé par le Sinn Féin au lendemain du Brexit, on a vu plusieurs autres partis politiques mettre en œuvre des campagnes de promotion d’une Irlande unifiée, l’organisation d’un référendums fictif par l’Irish Republican and Socialist Party (IRSP), l’usage du Brexit comme argument électoral pour discréditer les partis politiques le soutenant, etc. En définitive, le moindre élément est mobilisé pour se servir du Brexit comme moyen d’aboutir à une réunification irlandaise.

Les militants républicains sont ainsi fortement impliqués dans les manifestations sur la frontière, où ils ont pu apporter leurs savoirs faire et leurs compétences à des personnes — tel le Border Communities Against Brexit — qui se mobilisaient pour la plupart pour la première fois. Deux facteurs viennent renforcer dans leur esprit l’opportunité de s’engager d’avantage. D’une part, les républicains ont l’impression que pour la première fois ils ont réussi à rallier certains unionistes à leur cause, notamment dans les rangs des exploitants agricoles exportant leur production en République d’Irlande si on en croit certains sondages sur un possible référendum. D’autre part, la démographie s’inverse au profit des nationalistes et  les derniers recensements leur font espérer une majorité en âge de voter autour de 2033.

Tous les républicains misent donc sur le Brexit pour faire aboutir une réunification de l’Irlande, mais les stratégies diffèrent selon les réseaux. Au sein des partis institutionnels, tel le Sinn Féin ou le Social Democratic and Labour Party (SDLP), on préfère la solution du backstop pour préserver l’accord de paix et l’absence d’une frontière puis arracher l’indépendance dans une deuxième temps, ou proposer un référendum en cas de no-deal. Ces réseaux espèrent un effacement progressif de la présence britannique qui conduirait à la réunification. En revanche, dans les partis politiques plus radicaux — comme Saoradh ou l’IRSP — et dans les groupes armés encore en activités, on mise davantage sur un no-deal ou à minima une hard border afin de montrer clairement la colonisation britannique sur l’Irlande du Nord et l’impasse politique dans laquelle se sont enfermés les partis nationalistes conventionnels. Chez ces radicaux, on espère un renforcement de l’emprise britannique sur l’Irlande du Nord pour éveiller un sursaut de la communauté nationaliste pouvant relancer la lutte pour l’indépendance, et l’obtenir.

Cet enjeu de la redéfinition du statut de l’Irlande du Nord par les républicains, et l’ensemble des activités qu’ils mènent pour promouvoir la réunification, est central puisqu’il réinscrit à l’agenda politique ce qui fonde l’identité nationaliste. Chez les républicains institutionnels, cela se traduit par une volonté très claire de relever la tête face aux unionistes, et de réaffirmer leur identité avec fierté face à des unionistes jugés méprisants. Comme me le disait un ancien membre de l’IRA : « c’est difficile de pouvoir négocier avec quelqu’un qui te dit en permanence : tu es un bâtard, tu es un bâtard, tu es un bâtard ».

Les militants ont pu constater chez les électeurs cette volonté générale de renverser le rapport de force, et de retrouver une certaine dignité à s’affirmer irlandais.

Sur ce point, les législatives anticipées du 2 mars 2017 sont un bon exemple. Elles ont été provoquées par la démission de Martin McGuinness, le Vice-Premier ministre membre du Sinn Féin, devant le refus de démissionner d’Arlene Foster. La Première ministre, membre du DUP, était en effet accusée de corruption dans une affaire d’attribution de marchés publics, mais s’accrochait à son poste. Au cours de la campagne électorale qui a suivi, les militants ont pu constater chez les électeurs cette volonté générale de renverser le rapport de force, et de retrouver une certaine dignité à s’affirmer irlandais. Lors d’un porte-à-porte auquel j’ai pu assister, un homme a ainsi déclaré qu’il trouvait que « le DUP traite le Sinn Féin comme de la merde ! Et si on traite le Sinn Féin comme de la merde, c’est me traiter comme de la merde ! Vous avez trop attendu pour leur faire fermer leur gueule. Ils doivent nous respecter ! J’espère que vous ne siégerez pas tant qu’Arlene Foster ne sera pas mise en examen ».

À la suite de cette élection, les unionistes ont perdus leur majorité parlementaire pour la première fois de l’histoire de l’Irlande du Nord, signe selon les républicains que le rapport de force est bien en train de s’inverser. Étant donné que le DUP continue de vouloir proposer Arlene Foster comme Première ministre, le Sinn Féin refuse de siéger à l’Assemblée et de participer au gouvernement. À la question de la participation d’Arlène Foster au gouvernement s’est ajoutée celle de l’obtention de droits civiques (mariage homosexuel, avortement, reconnaissance officielle de la langue irlandaise etc.) exigée par le Sinn Féin comme un préalable à tout retour à l’assemblée.

Depuis plus de deux ans, l’Irlande du Nord est dépourvu de pouvoirs exécutifs et législatifs locaux, et les élus républicains ne comptent pas céder puisqu’ils bénéficient du soutien de leurs électeurs. Comme l’affirme un député du Sinn Féin : « les gens me disent de ne pas retourner siéger tant que nous ne sommes pas traité en égaux. Nous voulons que notre droits soient reconnus ». La mort de la journaliste Lyra McKee, tuée par la New IRA le 18 avril 2019 lors d’une émeute à Derry, a relancé le débat sur l’absence d’assemblée et de gouvernement. Au delà des effets d’annonce, les négociations ont peu de chances d’aboutir tant les républicains veulent tenir bon face au DUP qui refusent d’accorder les droits demandés.

Du côté des réseaux radicaux, la réunification et la mise en avant d’une identité nationaliste n’ont jamais quitté l’agenda politique. Ces principes justifiaient leur non-participation aux institutions (assemblée, conseil municipal etc.), au nom d’une certaine pureté idéologique qui permettait aussi de dénoncer les compromissions du Sinn Féin. Mais au-delà de cette position défensive, la création en 2016 de Saoradh, un parti politique républicain d’extrême gauche qui entretiendrait des liens la New IRA, a apporté un nouveau souffle et permis de relancer le militantisme radical. Fort du constat, comme l’exprimait un cadre de Saoradh, que « le républicanisme était en train de mener nul part », plusieurs réseaux  se sont réunis pour discuter et définir la ligne politique de ce nouveau parti.

Il s’agit aujourd’hui du parti radical le plus organisé, le plus actif, renouant avec une forme de mythe révolutionnaire et d’imaginaire de la lutte armé. Bien que cela reste encore marginal, il parvient également à contester le Sinn Féin sur le terrain de l’occupation territoriale, par les peintures murales ou le collage d’affiches, à un niveau que les précédents réseaux n’ont jamais pu atteindre. Une des conséquences,  c’est que Saoradh attire sur lui la répression, contrôles,  fouilles, arrestations,  procès et parfois détentions se multiplient. Selon un cadre, il se fait arrêté trois fois par semaine depuis la création du parti, alors que ce n’était qu’une fois par semaine lorsqu’il était membre du 32 county soverainety mouvement.

Selon les militants nationalistes, le sud ne s’était jamais autant préoccupé du nord ; signe que la dynamique est en train d’évoluer et qu’un rapprochement est possible.

Enfin, un dernier point conforte les républicains dans leur sentiment que le processus peut aboutir rapidement à une réunification : l’action du gouvernement de Dublin. L’éventualité du rétablissement d’une frontière terrestre entre les deux Irlande, qui déstabiliserait l’économie tant transfrontalière que nationale, a poussé le gouvernement irlandais à si’mpliquer fortement dans les négociations et la promotion de l’option du backstop. Mais on a vu aussi certains élus de partis non nationalistes au sud appeler de leur voeux la réunification, et produire une série de documents et d’argumentaires pour en démontrer la pertinence. Pour les militants nationalistes, le sud ne s’était jamais autant préoccupé du nord ; signe que la dynamique est en train d’évoluer et qu’un rapprochement est possible.

Dans ce contexte, qu’en est-il d’un retour de la violence si redouté, et que le backstop est sensé éviter ? Les attentats du 19 janvier à Derry (explosion d’une voiture piégée et deux autres tentatives) et du 5 mars 2019 (envoi de colis piégés aux aéroports de Londres et Heathrow ainsi que la station de métro Waterloo) et le meurtre de Lyra McKee le 18 avril 2019 à Derry pour la New IRA, et une bombe à Lurgan le 18 avril 2019 par la Continuity IRA, semblent confirmer cette hypothèse. Cela faisait longtemps que les groupes armés en activités ne possédaient plus une telle capacité de « régularité » dans leur action, ce qui laisse supposer que leur soutien grandit et qu’ils se réorganisent. L’entraînement spécifique au terrain nord-irlandais fourni dès mi-janvier 2019 à un milliers de policiers anglais et écossais prêts à être déployés en Irlande du Nord en cas de no-deal montre que le gouvernement de Londres prend ce problème au sérieux. De la même manière, la probabilité que des émeutes éclatent au moment du Brexit semble assez élevée.

Au delà d’une remontée de souvenirs traumatisants et de la peur d’un retour de la violence, le meurtre de Lyra McKee a surtout obligé l’ensemble des partis politiques, et surtout le Sinn Féin, à tenir compte des dissidents. Ignoré en permanence, Saoradh se retrouve au centre de l’attention et est condamné moralement de toute part, tant pour ses liens avec la New IRA que pour ses commémorations en tenue paramilitaire intervenues seulement deux jours après le meurtre. À Derry, il est contesté partout où il est visible. Ses peintures murales sont taguées avec le slogan « not in our name », ses graffitis sont modifiés (par exemple de « undefeated army » à « defeated army » et de « IRA » à « IRA are done ») et lors d’un rassemblement le 22 avril 2019, les proches de Lyra McKee ont recouvert leurs mains de peinture rouge avant de les poser sur la façade du local de Saoradh.

Le parti s’est également vu supprimé ses comptes facebook et tweeter et risque de perdre son local à Derry. Quant aux militants de Saoradh, après s’être caché pendant quelques jours, ils reprennent leur routine, affirment que la révolution doit se poursuivre jusqu’à la victoire et se moquent entre eux du slogan « not in our name ». Plutôt que d’imploser, le parti risque davantage de se souder et de poursuivre sa radicalisation. Mais cet événement révèle aussi la méconnaissance des réseaux dissidents de la part du reste des républicains comme le prouve le fait que les peintures murales de l’IRSP, pourtant étranger et même opposé à Saoradh, ont été tagué ou qu’une bombe « anti-dissident » ait été déposée devant le domicile de Gary Donnelly, un élu municipal indépendant et ancien membre de la Real IRA.

En dehors de ce genre d’événement, la plupart des républicains ne pense pas qu’il soit possible de revenir à une situation comparable aux heures les plus violentes du conflit nord-irlandais même si aucun n’écarte la possibilité d’attaques sur les postes frontaliers et les douanes en cas de hard border. Les militants prédisent plutôt un mécanisme d’escalade de la violence. Ils sont, comme la population à commencer par celle qui vit à la frontière, déterminés à user de la désobéissance civile face aux contrôles, et à retirer ou casser tout élément matérialisant une frontière (caméra, barrière etc.).

Ils pensent alors que l’État devra mobiliser des effectifs policiers ou militaires pour protéger ces installations, offrant de nouvelles cibles pour les groupes armés etc. La grande majorité des nationalistes souhaitent la conservation de la paix mais si le gouvernement de Londres veut éviter la résurgence d’une forte violence nationaliste, il devra se souvenir qu’une répression brutale et indistincte face à des manifestants largement pacifiques a poussé plusieurs générations à rejoindre l’IRA.

A l’heure actuelle, les militants républicains se réjouissent de la déclaration de l’ancien premier ministre John Major le 31 mars 2019. Selon lui, un no deal menace de faire éclater le Royaume-Uni  à travers le départ de l’Écosse et l’Irlande du Nord. Cette annonce conforte les républicains dans leur principale impression : le Brexit a créer les conditions pouvant mener à la réunification irlandaise.


[1] Les exemples et citations de cet articles sont tirés d’entretiens et d’observations directs par l’auteur.

Hadrien Holstein

Politiste, Doctorant à l'Université Paris Nanterre, ISP

Mots-clés

Brexit

Notes

[1] Les exemples et citations de cet articles sont tirés d’entretiens et d’observations directs par l’auteur.