Société

À qui faut-il interdire de voir au cinéma l’aventure sulfureuse d’une miche et d’une saucisse ?

Sociologue

Il y a quelques semaines le Conseil d’État a tranché la question de savoir à partir de quel âge il était possible de voir, sur un écran de cinéma, une saucisse et une miche de pain, représentés « de manière anthropomorphique », se livrer à « des pratiques sexuelles ». Mais pourquoi la plus haute des juridictions de l’ordre administratif a-t-elle eu à se pencher sur les aventures d’une saucisse, d’une miche de pain, d’un tacos, d’un bagel et d’un pain lavash ?

Le 4 mars 2019, l’éminente institution du Conseil d’État s’est prononcée sur la question de savoir à partir de quel âge il était possible de voir, sur un écran de cinéma, une saucisse et une miche de pain, représentés « de manière anthropomorphique », se livrer à « des pratiques sexuelles ».

Il s’agissait de l’ultime dénouement d’une affaire débutée trois ans plus tôt, lors de la sortie d’un film d’animation américain, intitulé Sausage Party, réalisé par Conrad Vernon et Greg Tiernan. Mais pourquoi la plus haute des juridictions de l’ordre administratif a-t-elle eu à se pencher sur les aventures d’une saucisse, d’une miche de pain, d’un tacos, d’un bagel et d’un pain lavash, entre autres aliments ?

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Grand succès commercial États-Unis en 2016, Sausage Party y avait néanmoins été déconseillé aux mineurs de -17 ans non accompagnés (R). Interdit aux -18 ans en Pologne et en Hongrie, il ne l’a été qu’aux  moins de 11 ans en Suède et au Danemark. En France, le film est sorti en salles le 30 novembre 2016 en étant interdit aux moins de 12 ans.

Or, le film à peine sorti, une association se présentant comme défendant la jeunesse, Promouvoir, qui avait été à l’origine de l’annulation du visa du film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi en 2000, a contesté ce visa, l’estimant trop bas. Elle a saisi le 1er décembre le tribunal administratif de Paris d’une requête visant à l’annulation du visa de ce film d’animation, car il n’interdisait pas le film aux -16 ans et n’était pas accompagné d’un avertissement. C’est que, pour l’avocat de cette association, André Bonnet, s’exprimant dans Valeurs actuelles publié le même jour, Sausage Party « est d’abord un film libertaire et antireligieux, avec un fort contenu philosophique et politique caché, en faveur de la jouissance “libre et sans entraves“ ».

Le député des Yvelines, ancien maire de Rambouillet, Jean-Frédéric Poisson, alors président du Parti chrétien-démocrate (droite catholique), fondé par Christine Boutin, a publié sur son compte Twitter, toujours le 1er décembre, une lettre ouverte à la ministre de la Culture et de la Communication, réclamant une interdiction aux -16 ans, « voire aux -18 ans », car « ce film présente notamment une scène finale qui est très clairement une scène de partouze, avec des répliques extrêmement crues et violentes telles que : « Tu veux m’embrasser, putain de ta mère ? Je vais te baiser comme jamais on ne t’a baisé » ou « Tu veux ma purée épaisse salope ? » », citations qui ont conduit le député à préciser : « Je suis désolé de devoir écrire sous ma signature des phrases d’une telle obscénité ».

Comme chaque film en France, Sausage Party n’a été autorisé à être distribué sur les écrans des salles de cinéma qu’après une décision du ministère de la culture et de la communication qui lui a délivré un visa.

L’association Juristes pour l’enfance a emboîté le pas de Promouvoir dès le lendemain. De très nombreux courriers, postaux ou électroniques, ont été envoyés à la ministre et au CNC, se scandalisant d’une interdiction trop limitée. Parmi les motifs d’indignation : « Les saucisses (masculinisées) ne pensent qu’à “fourrer” les brioches (féminisées) alors que celles-ci recherchent l’amour », et « la scène finale montre de manière explicite plusieurs pratiques sexuelles utilisées dans les films pornographiques, notamment une orgie, du sadomasochisme, l’utilisation de sextoys ». L’un des auteurs d’une lettre adressée à la directrice du CNC, expliquait qu’« [il] n’[irait] pas voir ce film pour ne pas polluer [sa] conscience », et s’interrogeait : « Qui apportera la lumière dans ces ténébreuses horreurs ? Allons-nous vers les Sodome et Gomorrhe modernes ? ».

Comme chaque film en France, Sausage Party n’a été autorisé à être distribué sur les écrans des salles de cinéma qu’après une décision du ministère de la culture et de la communication qui lui a délivré un visa. Pour fonder sa décision, le ministre s’appuie sur un avis, qui lui est transmis par le Service des visas et de la classification, au Centre National de la Cinématographie et de l’Image Animée (CNC). Et l’élaboration de cet avis, pour Sausage Party, a nécessité deux niveaux de discussion. En effet, le film a d’abord été vu par les personnes composant un comité de classification le lundi 12 septembre 2016. Le sujet du film, résumé en une phrase dans le procès-verbal du dossier, peut sembler inoffensif : « une petite saucisse ose l’aventure pour découvrir le mystère de son existence ».

Mais après visionnage, les membres de ce comité se sont partagés sur la manière de prévenir ou non les spectateurs autorisés à regarder une telle aventure, une partie penchant pour une simple interdiction aux enfants de -12 ans, l’autre partie souhaitant y adjoindre un avertissement. Le comité ayant estimé qu’un tel film n’était pas destiné à tous les publics, il a ensuite été visionné par la Commission de classification des films. Cette commission a été mise en place en 1990, lors d’une réforme initiée par le ministre de la Culture et de la Communication d’alors, Jack Lang. Elle a succédé à une Commission de contrôle des films, considérée jusqu’alors comme une commission de censure parce qu’elle pouvait subordonner ses avis à des modifications ou coupures dans un film. La Commission de classification, elle, peut supprimer l’accès à un film à des catégories de spectateurs, en fonction de leur âge, sans directement contraindre le réalisateur à une suppression d’une partie de son film.

Ayant visionné à leur tour Sausage Party, et en avoir débattu juste après, les membres de la Commission de classification se sont majoritairement prononcés pour une interdiction aux -12 ans, une minorité ayant défendu que le film soit visible par tous les publics, mais accompagné d’un avertissement. L’avis de la commission, rédigé à l’issue du débat et transmis à la ministre, Audrey Azoulay, motivait cette interdiction par le fait que le film d’animation comporte « de très nombreuses scènes à caractère sexuel et un langage cru qui, en dépit de leur second degré, ne sont pas appropriés à un jeune public ».

L’attribution d’une capacité à comprendre le 2e degré d’interprétation parmi les spectateurs mineurs en fonction de leur âge dépend des commissaires.

Lorsque les membres de la commission de classification de film se réfèrent à des degrés d’interprétation, ils se considèrent comme ayant accès aux degrés 1+xe. En revanche, ils considèrent le plus souvent que les mineurs, ou les plus jeunes d’entre eux, n’ont accès qu’au 1er degré. Cette différence d’accès aux degrés d’interprétation en fonction des âges peut être attribuée à des capacités corporelles, et à l’expérience des films déjà vus. Mais l’attribution d’une capacité à comprendre le 2e degré d’interprétation parmi les spectateurs mineurs en fonction de leur âge dépend des commissaires. Certains défendent qu’une telle capacité ne serait attribuable, compte tenu des classes d’âge à leur disposition, qu’aux plus de 16 ans, d’autres dès 12 ans.

Suivant l’avis de la Commission, la ministre a donc délivré le 29 septembre 2016, un visa autorisant Sausage Party sauf pour les spectateurs de -12 ans. Le tribunal administratif ayant rejeté, le 14 décembre, les deux requêtes des associations ayant contesté ce visa, celles-ci ont fait appel de la décision.

Or, le lundi 27 février 2017, le Conseil d’Etat a annulé le visa de la version doublée de Sausage Party. Mais la raison invoquée n’était pas celle d’un problème d’âge : les juges ont sanctionné le fait que la demande formelle de visa de la société Sony n’avait été déposée que le 25 novembre 2016, postérieurement à la délivrance du visa par la ministre le 29 septembre. Le film a donc été visionné à nouveau par un comité, puis par la Commission de classification lors d’une séance le 2 mars, qui a reconduit son avis à l’identique, cette fois à l’unanimité, pour une interdiction aux -12 ans, et un nouveau visa a été délivré par la ministre le 6 mars, se conformant à nouveau à l’avis de la Commission.

L’association Juristes pour l’enfance n’en a pas moins continué son combat auprès des juges, jusqu’à ceux du Conseil d’État qui se sont exprimés ce 4 mars 2019. Certes, reconnaissent les juges, les aliments s’expriment « dans un langage grossier et parfois vulgaire ». Certes, les aliments « consomment de l’alcool et de la drogue et se livrent à des pratiques sexuelles ». Mais, pour les juges, « ces scènes sont représentées sans recherche de réalisme et d’une façon qui se veut humoristique », s’insérant « de manière cohérente dans la trame narrative du film dont le propos est de dénoncer, dans un esprit subversif, la société de consommation et de promouvoir l’hédonisme ». Pour ces raisons, le Conseil d’État a rejeté le pourvoi de l’association Juristes pour l’enfance.

Quelques semaines plus tard, le Conseil d’État rendait une décision à propos d’un autre film, le documentaire Salafistes de François Margolin et Lemine Ould Mohamed Salem, sorti lui aussi sur les écrans français en 2016. La ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin, avait alors décidé d’interdire le film aux -18 ans en l’assortissant d’un avertissement, suivant l’avis de la Commission de classification. Cette fois, c’est la société de production, Margo Cinéma, qui a contesté la décision ministérielle. Et le 5 avril 2019, le Conseil État a considéré que la protection de l’enfance et de la jeunesse et le respect de la dignité humaine n’impliquaient pas que le visa de ce film comporte une interdiction aux -18 ans.

Deux films donc, une fiction, et un documentaire, sortis en 2016, l’un interdit aux -12 ans, l’autre aux -18 ans, et deux contestations allant dans des sens opposés : l’une d’associations de défense de la jeunesse pour restreindre la circulation d’une œuvre, l’autre d’une société de production pour défendre une plus grande circulation d’une œuvre. Trois ans plus tard, le Conseil d’État a tranché en faveur de la liberté d’expression dans les deux cas. Il n’en a pas toujours été ainsi depuis le début des années 2000, et d’autres films ont, au contraire, eu leur accès restreint à la suite de décisions du Conseil d’État. À l’origine de ces décisions, se trouvent des associations se présentant comme défendant la jeunesse, qui ont attaqué, entre autres, des films des réalisateurs Larry Clark, Lars von Trier ou Gaspard Noé.

On pourrait considérer, parce que l’accès à la grande majorité des films est autorisé à tous les spectateurs, que ces cas n’entament guère le territoire de la liberté d’expression dans un État se présentant comme démocratique. Et cela d’autant moins que les ultimes décisions des juges du Conseil d’État ne sont prononcées que plusieurs années après la sortie en salles des films, comme Sausage Party et Salafistes, qui peuvent être, par ailleurs, accessibles sur internet. Mais c’est oublier, tout d’abord, que toute décision de restreindre l’accès à un film dans une salle de cinéma a pour conséquence une programmation à un horaire plus tardif sur une chaîne de télévision gratuite, voire de ne pas être diffusé si le film est interdit aux -18 ans, et qu’une telle diffusion est aussi une composante économique dans la production d’un film. C’est, ensuite, ne pas comprendre qu’est en jeu la frontière entre ce qui est montrable et ce qui ne l’est pas, ce qu’on peut voir et ce qui est interdit d’être vu. Et c’est à la frontière, souvent, que se préparent de plus amples mouvements.

(NDLR : Arnaud Esquerre a publié au mois d’avril Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma aux éditions Fayard)


Arnaud Esquerre

Sociologue, Chercheur