Europe

Élections européennes : le risque référendaire

Politiste

Loin d’être un scrutin véritablement européen, les élections du 26 mai seront à coup sûr en France marquées par le caractère très national du vote. Du fait de la combinaison de multiples raisons, il faut donc s’attendre à une forte abstention, un important vote sanction et une prime aux listes protestataires.

En France, un risque majeur plane sur les élections européennes du 26 mai 2019 : celui de n’être que marginalement européennes et très nationalisées. Pour cinq raisons.

La première raison tient à un changement des règles du jeu. La régionalisation du scrutin, mise en place en 2004, 2009 et 2014 est abandonnée. Les huit grandes circonscriptions euro-régionales disparaissent au profit de la circonscription nationale unique (loi du 25 juin 2018) qu’on avait connue aux européennes de 1979 à 1999. Or, ce changement contribue à puissamment nationaliser cette élection. Cela se manifeste concrètement au niveau du nombre de listes et au niveau des thèmes de campagne.

En 1999, lors du dernier scrutin européen qui s’était joué dans une circonscription unique, on comptait en tout et pour tout 20 listes. En 2004, la régionalisation des circonscriptions avait largement ouvert l’offre électorale avec une multiplication des listes (168), qui avait atteint un record en 2014 (193 listes, dont 31 rien que dans la circonscription Ile de France). En 2019, l’offre électorale s’est refermée mécaniquement puisque le nombre de listes est limité par l’obligation de présenter des listes nationales portant chacune 79 noms (soit le nombre équivalent de sièges à pourvoir pour la France).

Certes 34 listes en 2019 c’est plus que 20 en 1999 : on peut y voir une manifestation de l’éclatement et de la fragmentation du système partisan. Mais aussi le cumul d’un triple effet d’aubaine : le scrutin proportionnel, à la différence du scrutin majoritaire, ouvre « l’accordéon électoral » (selon la formule de Jean-Luc Parodi) puisque chaque liste ayant obtenu au moins 5% des suffrages bénéficie d’un nombre de sièges proportionnel à son nombre de voix ; chaque liste en présence bénéficie désormais d’un accès aux chaînes de radio et télévision publiques ne serait-ce que pour une durée d’émission forfaitaire de 3 minutes (loi du 25 juin 2018 modifiant les règles de la campagne audiovisuelle officielle, qui doit débuter le 13 mai 2019) et d’une prise en charge par l’État de toutes les dépenses liées à la campagne audiovisuelle officielle ; enfin le remboursement du plafond des dépenses électorales (porté à 9,2 millions d’euros par liste) bénéficie à toute liste ayant obtenu au moins 3% des suffrages exprimés.

Ensuite, la même cause produit les mêmes effets : à circonscription nationale unique, listes nationales et campagne nationale. Les thèmes susceptibles d’être abordés pendant la (courte) campagne risquent, là encore mécaniquement, de suivre la même logique de nationalisation en raison du changement de règle du jeu et ce d’autant plus que le quarté des sujets de préoccupations des Français est figé depuis plusieurs mois : pouvoir d’achat, chômage, immigration, terrorisme.

La deuxième raison renforce la première. Nous sommes en effet à un moment particulier dans le cycle électoral. L’instauration du quinquennat et la quasi concomitance des élections présidentielle et législatives ont installé en France un tempo qui évoque celui des cycles électoraux à l’américaine. Ce tempo permet de différencier et hiérarchiser les élections en opposant celles, décisives, qui attribuent le pouvoir national et celles, « intermédiaires », qui se jouent dans l’entre deux sur des territoires plus limités ou à enjeu secondaire (ou en tout cas perçu comme tel) comme les européennes. Or, cette élection de 2019 va être la première depuis la longue séquence électorale de 2016-2017. Et elle précède d’un peu moins d’un an les élections municipales. De plus, elle prend place dans la deuxième année, réputée la plus difficile (avec la troisième), du cycle électoral d’un mandat exécutif. Autrement dit, cette élection intermédiaire de milieu de cycle va ressembler à s’y méprendre à une élection de mi-mandat… ce qui là encore va contribuer à la nationaliser.

Autrement dit, nous sommes face à une élection de mi-mandat à fort handicap présidentiel.

La troisième raison pouvant contribuer à nationaliser ces élections européennes relève de la forte impopularité présidentielle et gouvernementale actuelle. Les dernières mesures de popularité du Président et du Premier ministre confirment la faible popularité du couple exécutif et leur orientation baissière depuis plusieurs mois (le croisement des courbes de satisfaction/insatisfaction remontant à février 2018). Le dernier sondage IFOP-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio (terrain du 2 au 3 mai 2019) enregistre un fort taux d’insatisfaction des personnes interrogées puisque 70% d’entre elles déclarent ne pas approuver l’action d’Emmanuel Macron comme président de la République. Le Premier ministre suit la même pente avec 67% de désapprobation.

À ces mesures de l’insatisfaction des Français s’ajoutent celles établissant déception et défiance à l’issue du grand débat, ce qui fragilise encore plus le Président dans sa relation avec les Français. En effet, 78% des personnes interrogées par ELABE pour BFM TV (26 avril 2019) pensent que « le grand débat national et les annonces faites lors de l’intervention d’Emmanuel Macron ne permettront pas une sortie de la crise que traverse le pays », 77% ne sont pas d’accord avec la proposition : « Emmanuel Macron a répondu aux demandes des gilets jaunes », de même que 74% ne sont pas d’accord avec la proposition : « les mesures annoncées vont améliorer votre situation personnelle ». Enfin 76% des personnes interrogées à la suite de l’intervention télévisée (25 avril 2019) du Président à l’issue du grand débat national pensent que « cela ne va pas marquer de changement de style et de méthode dans le quinquennat d’Emmanuel Macron ».

Autrement dit, nous sommes face à une élection de mi-mandat à fort handicap présidentiel. Dans ce contexte, la tendance des oppositions sera de chercher à nationaliser au maximum la campagne pour accentuer l’expression des jugements négatifs sur l’action présidentielle et gouvernementale. Il est probable qu’on va voir réapparaître comme un mantra le thème du « vote-sanction », qui est un thème bien connu des élections intermédiaires (comme aux élections européennes de 1984, 2004 ou 2014). Ce serait un singulier retournement pour Emmanuel Macron dont la campagne présidentielle puis la présidence se sont ostensiblement arc-boutées sur le thème européen. Mais aussi pour LREM qui escompte des bénéfices électoraux d’un mode de scrutin proportionnel et d’une circonscription unique, a priori favorables pour un parti à faibles attaches territoriales.

La campagne engoncée dans l’alternative « progressistes » contre « nationalistes », simplifiée parfois en « pour ou contre l’UE », risque vite d’être convertie en binarité référendaire « pour ou contre Emmanuel Macron ».

La quatrième raison tient au cadrage simplificateur entretenu depuis l’élection présidentielle dans l’alternative « progressistes » versus « nationalistes », cadrage d’autant plus fallacieux dès lors qu’il est transposé à l’Europe et à la campagne des élections européennes. En effet, des travaux de science politique démontrent, depuis quelques années déjà, la bi-dimensionnalité des opinions des Français vis-à-vis de l’Europe : à une première dimension opposant les opinions les plus favorables aux plus défavorables au principe même de l’intégration européenne (pro/anti UE) et mal corrélée à des opinions politiques gauche-droite s’ajoute une seconde dimension opposant cette fois les opinions sur les modalités de l’intégration européennes qui elle, en revanche, est nettement liée aux opinions politiques en termes de gauche et de droite (État providence/souveraineté nationale). Ce qui revient à dire que l’alternative « progressistes » / « nationalistes » est réductrice au regard des attentes, craintes et demandes des électeurs vis-à-vis de l’Union européennes (et de ses politiques) puisque rentrent en ligne de compte non seulement une logique pro/anti européenne mais aussi une logique gauche-droite (protection des acquis du « welfare » versus libéralisme économique, libéralisme culturel versus craintes identitaires et/ou souveraineté nationale).

La cinquième raison tient au fait que ce cadrage est non seulement fallacieux mais qu’il est aussi risqué politiquement. En effet, la campagne engoncée dans l’alternative « progressistes » contre « nationalistes », simplifiée parfois en « pour ou contre l’UE », risque vite d’être convertie en binarité référendaire « pour ou contre Emmanuel Macron ». Et ce, avec le concours actif d’Emmanuel Macron qui a choisi de dramatiser les enjeux d’ « un choix absolument crucial » (déclaration au sommet européen de Sibiu, 9 mai 2019) et surtout de personnaliser ce scrutin : « Moi je suis patriote français et européen. Ils (le Rassemblement National) sont nationalistes » et veulent « la déconstruction de l’Europe ». Ambition qui trouve son écho au sein du parti d’extrême-droite déterminé à gagner son « référendum anti-Macron » en rejouant mimétiquement l’affrontement du second tour de la présidentielle.

Cette personnalisation est d’ailleurs assumée visuellement par le président de la République : un très visible « Avec Emmanuel Macron » vient surligner le bas des affiches de campagne sur lesquelles le nom de Nathalie Loiseau, tête de la liste Renaissance, n’apparaît même pas ; une photo de lui et le mot de la fin lui appartiennent à la page 32 du programme de la liste LRM avec un « Liberté. Protection. Progrès. Nous devons sur ces piliers bâtir une Renaissance européenne ». Ce fort engagement présidentiel n’est pas sans évoquer l’implication de Nicolas Sarkozy dans la campagne des européennes de 2009 : mais encore faut-il rappeler que le parti présidentiel n’était arrivé en tête du scrutin (27,9% des suffrages exprimés pour l’UMP) que grâce à la division de la gauche (16, 5% pour le PS et 16,3% pour Europe Écologie).

Ce faisant, une partie non négligeable de l’électorat pourrait être tentée le 26 mai 2019 d’utiliser son vote européen comme un vote national de défiance : actuellement, 32% des personnes ayant exprimé une intention de vote « souhaitent exprimer leur mécontentement vis-à-vis de la politique d’Emmanuel Macron et du gouvernement d’Edouard Philippe » (ELABE, 30 avril 2019). L’entrée en campagne du président de la République pourrait, certes, contribuer à mobiliser ses soutiens … mais aussi ceux qui pensent que le « Président des riches » et que l’Europe des gagnants ne savent pas prendre leurs demandes en compte.

Si on suit le modèle des « second-order national elections » proposé, dès les premières élections européennes de 1979, par deux politistes allemands Karlheinz Reif et Hermann Schmitt, trois conséquences électorales peuvent être anticipées : une importante abstention, souvent associée à des élections de second rang ; un vote sanction contre le pouvoir en place ; enfin un bonus électoral pour les forces de protestation d’autant plus fort que l’enjeu européen (perçu comme mineur par un certain nombre d’électeurs) permet d’extrêmiser des votes, ce qu’autoriseront moins des élections municipales inscrites au calendrier de 2020. Pourtant, il n’y a pas une loi d’airain qui labellise à tout jamais les élections européennes en élections de second ordre. Mais pour ces élections de 2019, n’est-il pas déjà trop tard pour extraire les élections européennes du piège paresseux de leur nationalisation ?


Sylvie Strudel

Politiste , Professeure des universités