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Le Brésil de Bolsonaro ou le conservatisme libéral de l’homme moyen

Sociologue, Sociologue, Sociologue

Au Brésil, le début de mandat de Jair Bolsonaro, est entaché par une forte perte de popularité. Toutefois, ses partisans ont pris la rue le dimanche 26 mai pour le réassurer de leur soutien. Car, si une partie de l’électorat qui a porté Bolsonaro au pouvoir commence à se désenchanter du mythe qu’il représentait, une importante base sociale, incarnée par la figure de « l’homme moyen » est prête à aller jusqu’au bout pour le défendre.

« Chaotique », « incompétent », « polémique ». Au lendemain du bilan des cent premiers jours du gouvernement de Jair Bolsonaro dressé par les journaux brésiliens, le pays fut le scénario de manifestations populaires polarisées semblables au moment électoral de 2018. Aux syndicats, professeurs et étudiants ayant manifesté le 15 mai, en plus de 200 villes du pays, contre les coupes de 30% dans le budget des universités fédérales, ont suivi les manifestations en soutien du gouvernement et ses réformes, ce dimanche dans quelques 150 villes brésiliennes. Une partie de son électorat semble ainsi toujours mobilisée dans les rues à l’heure même où la désapprobation (36,2%) du gouvernement dépasse pour la première fois le taux d’approbation (28,6%, Atlas Político). Entre électeur fidèle et électeur désabusé, on s’interroge ici sur le profil d’une partie de l’électorat qui a placé le Brésil sur la carte des régions du monde où l’extrême droite avance.

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À travers une analyse sociologique exploratoire, nous nous efforcerons de comprendre le type social que nous dénommons l’« homme moyen ». Le comprendre permet, dans le même temps, de décrire et d’expliquer les raisons du succès électoral de Bolsonaro et de son programme que nous définissons comme relevant du conservatisme libéral. Refusant tout sens péjoratif, la notion d’« homme moyen » est sociologiquement appropriée pour comprendre le profil d’une partie de la base sociale et des leaders qui verbalisent les idées du nouveau gouvernement. Bolsonaro serait, dans le prolongement de cette base, cet homme moyen, un individu sans aucun caractère ou trait exceptionnel.

Or, comment un homme moyen devient-il un « mythe » – comme ses partisans le nomment – pour des millions de Brésiliens ? Même si la base électorale de Bolsonaro est plus large, cette fraction qui l’identifie comme un « mythe » – ou, mieux encore, qui s’identifie au « mythe » – partage avec lui une vie qui n’a rien d’exceptionnelle. Ils voient en Bolsonaro le Salut face à un quotidien devenu plus difficile depuis quelques années.

D’une part, les impacts de la crise économique et ses effets sur l’emploi et les revenus depuis 2014 ont fait rétrécir l’économie brésilienne. D’autre part, l’élargissement des droits sociaux et leur expansion à des secteurs historiquement marginalisés ont créé des opportunités pour des segments de la population jusqu’alors laissés à leur sort. Plus particulièrement, cet élargissement s’est produit dans le cadre de la Constitution de 1988 et s’est intensifié au cours du cycle des gouvernements du PT (Lula, 2003-2009 ; Dilma Rousseff, 2010-2016), jetant ainsi les bases d’un projet de renforcement de la citoyenneté dans le pays. Or, la contraction de l’économie brésilienne accompagnée de l’élargissement des droits ont produit une concurrence plus féroce pour des biens sociaux : la quantité de personnes prétendant à des biens, comme le revenu ou l’éducation, a augmenté en même temps que leur offre a chuté. Pour le dire autrement, la vie de l’homme moyen est devenue plus difficile.

Qu’est-ce qui caractérise l’homme moyen ? Une réponse synthétique reviendrait à affirmer qu’il s’agit du type social incapable de se maintenir ou d’avoir une ascension vers des positions privilégiées sans le poids des structures sociales qui reproduisent la tradition. Devant se soumettre aux mécanismes de la concurrence et de la sélection – que ce soit celle du marché ou des concours publics –, l’homme moyen ne peut se passer de l’inertie pour trouver des formes sûres de survie et pour satisfaire ses attentes. Il s’agit là de l’inertie d’un monde fermé aux conflits de classe, de genre, de race et de génération. Cette inertie rend le quotidien de l’homme moyen stable et certain. De la sorte, elle lui permet que le monde soit intellectuellement élaboré sans grands obstacles.

L’homme moyen est finalement quelqu’un se trouvant dans un espace déterminé sans appartenir pleinement et intégralement aux façons de vivre, de consommer et de s’éduquer de cet espace.

C’est au sein des classes moyennes et parmi les hommes que l’on trouve l’expression la plus achevée de l’homme moyen, même si ce type social ne se limite pas à ces catégories. Le sentiment de menace et de fragilité est peut-être le point clé de son amplitude et de sa transversalité en tant que phénomène social au Brésil. Son revenu, son titre universitaire et son mode de consommation semblent toujours insuffisants quand il les compare à ceux de ses pairs, mieux placés et dont les trajectoires de classe sont plus stables. Il s’agit finalement de quelqu’un se trouvant dans un espace déterminé sans appartenir pleinement et intégralement aux façons de vivre, de consommer et de s’éduquer de cet espace. Simultanément, la classe inférieure à sa position le hante comme le portrait de Dorian Gray, révélatrice de la face qu’il ne veut pas voir. Du mépris implicite de ses pairs au ressentiment comme force constructrice fondamentale de sa vision de monde, la peur mobilise l’homme moyen et fait de l’attachement à la tradition la stratégie fondamentale en vue de sa reproduction sociale.

Loin d’inventer de nouvelles traditions, sa vision du monde adhère au processus historique de formation nationale marqué par l’entretien des dominations patriarcale et capitaliste dans le pays. Dans sa version réactualisée, cette vision est si bien condensée dans le mariage entre Bolsonaro (un conservateur devenu libéral par opportunisme) et Paulo Guedes (un libéral radical, formé par l’École de Chicago [ ndlr en économie ], admirateur de la dictature chilienne de Pinochet et, aujourd’hui, le tout-puissant ministre de l’Économie). Il est vrai que la dispute électorale n’a pas respecté les règles traditionnelles du jeu partisan-politique. Elle a surtout permis l’ascension d’hommes politiques sans expression nationale et de faible tradition partisane, comme c’est le cas de Bolsonaro et des membres de son parti.

Cependant, les 100 premiers jours du nouveau gouvernement indiquent le maintien des stratégies de la politique traditionnelle mais, cette fois-ci, avec la participation de l’homme moyen. En atteste le début agité du Ministère de l’Éducation. Après trois mois de gestion catastrophique, l’inexpérimenté Ricardo Vélez est remplacé par le tout autant inexpérimenté Abraham Weintraub, autant engagé que son prédécesseur pour mettre fin à la « menace » du « marxisme culturel » dans le pays. L’annonce des coupes budgétaires dans les universités fédérales a déclenché des manifestations populaires et au sein du Congrès contraires au gouvernement fédéral, suivies de manifestations en faveur de Bolsonaro. Certains défenseurs du président ont alors accusé le Congrès et les juges du Tribunal Supérieur Fédéral de rendre le pays ingouvernable. Deux jours plus tard, les trois pouvoirs annoncent un pacte républicain. Ces échecs et turbulences n’ont ainsi pas remis en question l’accord avec des politiques du centre et de la droite au sujet de la présidence de la Chambre des députés et la négociation de postes dans l’Exécutif pour faire approuver la réforme des retraites. Au contraire, ces pratiques politiciennes traditionnelles perdurent. Il reste à comprendre comment l’homme moyen a réussi à gravir des positions de pouvoir remarquables dans l’actuel gouvernement alors qu’il n’est pas, le plus souvent, l’héritier immédiat de la tradition patriarcale ou le héros du capitalisme brésilien.

L’homme moyen arrive au pouvoir à travers la promesse électorale de faire que « la nation retrouve son destin ». Cette promesse, en ce moment, semble surtout signifier les possibilités symboliques d’existence sociale des individus qui ne peuvent vivre, faire face ou exister tout en étant entourés de différences. Plus encore, cette promesse trouve des échos dans une base électorale composée d’autres hommes moyens. C’est là que réside toute la nouveauté de ce type social non exclusif de notre temps : l’homme moyen se transforme en agent politique capable de devenir la base électorale de Bolsonaro et le soutien de son gouvernement. Une telle transformation a eu lieu, principalement, en réaction aux politiques publiques, comme celles de discrimination positive à contenu social et ethnico-racial. Ces politiques sont intervenues directement et de façon déstabilisatrice sur l’inertie de la reproduction sociale de l’homme moyen. Pour le maintien du statu quo, la limitation de la concurrence est décisive dans la mesure où ce type social détient un faible capital pour garantir ses positions.

Ainsi, une certaine tradition – exprimée dans les valeurs privées d’ordre familial et religieux – permet à l’homme moyen de re-signifier le mérite dans un sens très particulier. Il le rend synonyme de « faire des efforts », que ce soit dans le cadre du travail ou de quelque chose qu’il estime avoir mérité. Mais il mesure cet « effort » à partir de ce qu’il qualifie comme relevant de la bonne conduite morale. Dès lors, il ne semble pas contradictoire à ce sens particulier de la méritocratie vue par l’homme moyen qu’un gouvernement soit composé en grande partie par des individus sans compétence adéquate. Les qualifications professionnelles de ces ministres sont peu reconnues ou légitimées par les secteurs sociaux où, en théorie, ils devraient jouer un rôle de leader. Peu importe, ils sont après tout – ou avant tout, diraient-ils – de bons chrétiens, pères de famille, etc..

On peut décrire ce phénomène sous un autre angle. Comme l’homme moyen ne vit pas dans un vide social normatif, il a dû trouver un moyen de justifier les inégalités sociales en renouvelant le principe de légitimation libérale : ceux qui gagnent doivent le faire exclusivement grâce à leur seul mérite personnel (et moral), et non à travers des politiques publiques d’inclusion sociale. Le problème est que dans une écrasante majorité de cas, ils ne sont arrivés là où ils sont que dans la mesure où ils sont nés d’une certaine façon et pas d’une autre, au sein d’une certaine famille et pas à l’intérieur d’une autre. C’est la raison pour laquelle cette question doit être nécessairement présentée comme une dispute culturelle en faveur de la valeur des « personnes de bien », des « hommes de famille », qui méritent la place où ils se trouvent du fait d’un trait de caractère, de quelque chose de si personnel ou familial.

Selon l’homme moyen, le monde a besoin de redevenir politiquement indivisible, « sexuellement » binaire, intellectuellement superficiel ou encore dépourvu d’empathie et opposé à l’altérité.

L’homme moyen brésilien prétexte fréquemment que le monde est devenu ennuyeux à cause de la soi-disant hégémonie du « politiquement correct ». Celle-ci, selon lui, prendrait pour du racisme, du machisme et de l’homophobie des manifestations qu’il entend comme des traits d’humour et des blagues. De fait, cela cache une difficulté, très souvent sincère, à savoir comment procéder dans une sphère publique qui est plus complexe et qui présente des demandes d’un nouveau type. Les plaisanteries et les blagues donnaient auparavant une possibilité de participer au monde et on les faisait sans que cela ne dérange. Or, ces mêmes plaisanteries et blagues ont commencé à être remises en question, et même jusque dans les foyers familiaux. Bien que l’homme moyen ne sache pas pourquoi il ne pourrait plus les faire ou bien qu’il soit en désaccord avec les critiques soutenues contre lui, il a réagi à ce changement.

Pour paraphraser Marx, dépourvu des conditions de faire usage de « l’arme de la critique » dans les sphères socialement légitimées, l’homme moyen a eu recours à la nouvelle sphère publique des réseaux sociaux et au mythe qui promettait d’utiliser la « critique des armes » – dans le double sens du terme ici, car Bolsonaro a fait campagne et a signé un décret pour la libéralisation du port d’armes. Dans ce cadre, la violence, telle que les Brésiliens l’ont déjà naturalisée au quotidien, génère de la compréhension. Elle permet de la récupérer face à une société devenue trop complexe, trop nuancée. Ainsi, selon l’homme moyen, le monde a besoin de redevenir politiquement indivisible (comme dans le slogan du gouvernement Bolsonaro « Brasil acima de tudo » [le Brésil avant tout]), « sexuellement » binaire (comme l’affirme la ministre de la Femme, de la Famille et des Droits de l’homme : « les garçons en bleu, les filles en rose »), intellectuellement superficiel (« sans mimimi » [expression familière pour décrire ou imiter une personne qui se plaint] devient un argument) ou encore dépourvu d’empathie et opposé à l’altérité (critique du « victimisme »).

Il est important de le souligner à nouveau : il ne s’agit pas d’une quelconque incapacité d’ordre naturel. L’homme moyen se développe dans un contexte de financiarisation de l’économie et de déchiquetage du tissu social promu par la commercialisation croissante de toutes les sphères de la vie. Dans ce cadre, le libéralisme existant joue lourdement contre tout droit social qui cherche à atténuer l’instabilité et la concurrence de marché. Il postule qu’ainsi, l’efficacité économique règnera. Cependant, les promesses libérales de Bolsonaro n’ont pas grand-chose de concret à offrir à l’homme moyen, si ce n’est de doubler la mise sur les vertus de l’entrepreneuriat. À cet égard, il le fait de façon presque religieuse. Ainsi, en harmonie avec le libéralisme, il ne propose pas d’alternative au réseau de protection familiale, mais il redonne à la famille une place d’unité sociale centrale.

De l’éducation aux attentions à porter aux personnes âgées, les promesses de campagne du gouvernement Bolsonaro et ses premières politiques démontrent que l’entité responsable est de nouveau la famille – et non l’État. De cette façon, le libéralisme rejoint le conservatisme, main dans la main pour mettre en valeur la famille. Ce n’est pas un hasard si, pour atteindre les classes populaires, le libéralisme a besoin des églises – la base morale de la famille. Les églises, à leur tour, voient dans la défense libérale de l’entrepreneuriat un instrument pour faire des profits dans le marché du Salut des âmes. Cette stratégie électorale a eu du succès en instrumentalisant le débat autour de la corruption dans un registre moral sélectif.

Il est vrai que le type d’électeur qui a voté pour Bolsonaro est plus large et hétérogène que celui qui est ici présenté. Il est vrai aussi qu’une partie de cet électorat commence à se désenchanter du mythe, même si c’est parmi ses électeurs qu’on trouve toujours de l’optimisme sur le gouvernement. De même, il est certain que des fractions de la classe dominante – les « élites » – vont tirer profit du programme économique libéral accompagné, comme tant d’autres fois au cours de l’histoire, d’un bras conservateur pro-armes. La réduction des droits sociaux et du travail, ainsi que des impôts, est la dot qui fait briller les yeux des fractions dominantes. Ce sont les mêmes qui célèbrent le mariage entre le militaire et l’économiste libéral.

Toutefois, il est important de signaler qu’une base sociale est prête à aller jusqu’au bout pour défendre le mythe. Elle le fera au nom du soi-disant mérite pour défendre l’inertie, tout en replaçant la vie privée et les valeurs patriarcales à l’épicentre de la vie républicaine brésilienne. La possibilité de s’engager et de participer aux réseaux sociaux continuera d’entretenir la perception selon laquelle ils sont finalement les protagonistes de quelque chose de plus grand qui les dépasse, voire quelque chose d’exceptionnel. Cependant, les promesses libérales et les fake news ne garantiront pas des conditions de vie dignes à ceux qui se sont retrouvés dans l’informalité, à la tête d’une petite ou moyenne entreprise pour essayer de survivre ou à cet ensemble divers d’individus qui subit l’oppression du machisme et de l’homophobie au quotidien. Ce n’est qu’à partir de cette tension que la reprise d’un projet socialement inclusif et démocratique peut reprendre corps. Peut-être, alors, en tant que forme de civilisation de l’homme moyen.


Sávio Cavalcante

Sociologue, Enseignant-Chercheur à l’Institut de Philosophie et de Sciences humaines de Universidade Estadual de Campinas (IFCH, Unicamp)

Mariana Chaguri

Sociologue, Enseignante-Chercheuse à l’Institut de Philosophie et de Sciences humaines de Universidade Estadual de Campinas (IFCH, Unicamp)

Michel Nicolau Netto

Sociologue, Enseignant-Chercheur à l’Institut de Philosophie et de Sciences humaines de Universidade Estadual de Campinas (IFCH, Unicamp)