La démocratie en Égypte – arbre mort ou graine en germe ?
Dans le paysage politique de l’Égypte d’aujourd’hui, presque rien ne rappelle désormais les tentatives de changements démocratiques entamées dans le pays il y a seulement quelques années. Le président Abdel Fattah Al-Sissi, un officier de l’armée, dirige d’une main de fer. Il effectue déjà un deuxième mandat qui était supposé d’achever en 2022 et, selon la Constitution actuelle, devrait être le dernier. Toutefois, le 16 avril 2019, le Parlement, composé en majorité de partisans du président et de ses services de sécurité, a apporté des amendements constitutionnels qui permettront notamment au président Al-Sissi de prolonger son mandat jusqu’en 2024 et lui permettront de rester en fonction jusqu’en 2030. Les amendements constitutionnels adoptés étendent aussi les pouvoirs présidentiels sur le pouvoir judiciaire et confèrent à l’armée un rôle politique en lui octroyant un pouvoir protecteur de la stabilité de l’État. Ces amendements constitutionnels furent aussi approuvés par référendum en avril 2019.
Depuis son accession au pouvoir présidentiel en 2014, Al-Sissi a promulgué de nombreuses lois visant à contrôler la vie politique et l’espace public en vertu de la légalisation des pratiques autoritaires : de l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi sur les manifestations qui rend presque impossible d’obtenir une autorisation pour un rassemblement pacifique, à l’adoption de nouvelles règles pour les universités d’État restreignant de manière significative les libertés académiques ; de la promulgation de lois draconiennes sur les médias qui font courir à la liberté d’expression un risque juridique éloquent ; à une loi sur les ONG qui soumet les organisations non gouvernementales à la surveillance complète par une autorité composée des services de sécurité[1].
Pourtant, ces pratiques autoritaires ne rencontrent parmi la population égyptienne aucune résistance notable inspirée de la démocratie. Contrairement aux années 2011 à 2013 qui furent marquées par une intensification de l’activisme politique, l’arrivée au pouvoir d’Al-Sissi s’est accompagnée de la disparition de multiples formes de participation civique pacifique aux affaires publiques. À part quelques manifestations limitées d’étudiants et de travailleurs et quelques manifestations sporadiques à l’occasion de cas connus de brutalité policière, la « rue égyptienne » est restée en grande partie silencieuse depuis 2014. Il ne fait aucun doute que le président Al-Sissi emploie une variété de stratégies de légitimation comme justification essentielle à l’attitude de son régime, telles que l’utilisation de la lutte contre le terrorisme qui sévit dans la péninsule du Sinaï ou de la lutte contre l’extrémisme religieux. De la même manière il donne des accents populistes, religieux et nationalistes à ses discours officiels et sur les médias contrôlés par l’État, il se présente comme le chef de la nation égyptienne, à la fois pieux et mondain, prônant une compréhension tolérante de la religion, favorisant efficacement l’amélioration de la situation économique et sécuritaire et promouvant aussi l’égalité des femmes dans la société.
Ainsi, le président Al-Sissi évoque « l’islam modéré » à propos des jours fériés islamiques, ouvre des cathédrales nouvelles ou restaurées de la communauté copte pendant les fêtes chrétiennes, négocie devant la caméra des contrats commerciaux favorables avec des représentants de grandes sociétés internationales, rencontre régulièrement les ministres égyptiens de la Défense et de l’Intérieur pour discuter de la situation sécuritaire, et charge son cabinet – également devant la caméra – d’améliorer la protection juridique des femmes à l’encontre des violences domestiques.
En retour de cette prise en charge parfaite des intérêts de l’Égypte, Al-Sissi exige des Égyptiens qu’ils se rassemblent derrière lui et acceptent une restriction de leurs droits politiques.
Malgré certains éléments inédits, ces stratégies de légitimation des pratiques autoritaires n’ont rien d’une surprise pour les citoyens, puisqu’elles relèvent, certes dans des variantes diverses, de l’inventaire habituel des régimes égyptiens qui se sont succédés depuis l’émergence de la République en 1952. Ce qui est inédit, cependant, c’est la grande confiance que la majorité de la population place dans ces stratégies après des années de scepticisme, voire de malaise. L’objectif de cette analyse est d’enquêter sur les causes de ce phénomène de pratiques autoritaires non contestées et de manque de résistance démocratique.
Il faut rappeler qu’en janvier 2011 un large pan de la société égyptienne avait réclamé la fin du régime autoritaire d’Hosni Moubarak et était finalement parvenu à lui faire déposer le pouvoir. Une ouverture politique avait suivi cette victoire, rencontrant une large mobilisation de la société civile, et procurant aux Égyptiens des élections libres. Une ouverture toutefois de courte durée. Elle s’acheva en juillet 2013 avec la destitution d’un président élu et la prise du pouvoir du ministre de la Défense Al-Sissi.
Deuxièmement, la perte de confiance par la majorité de la population dans le rôle de la société civile. Les dissensions au sein de la société civile égyptienne, la conception non démocratique de la politique par ses acteurs laïques et islamistes et son incapacité à répondre aux besoins quotidiens de ses citoyens ont entraîné entre 2011 et 2013 une perte de confiance considérable. Et la principale victime de cette perte de confiance fut l’idée de démocratie qui perdit tout écho positif auprès du public. À ce jour, l’idée de la démocratie ne s’en est pas remise.
Troisièmement, le désenchantement que subit l’idée de démocratie et l’acceptation des pratiques autoritaires s’accompagnent d’un changement radical dans les intérêts de la majorité de la population.
Comme le montrent les sondages d’opinion indépendants, l’amélioration de la situation économique est actuellement la principale priorité de la majorité (près de 90 % de la population). En revanche seule une minorité d’à peine 3 %, et en diminution continuelle, considère la formation d’un gouvernement démocratique comme une priorité. Le soutien à une Égypte démocratique était beaucoup plus élevé en 2011, même si la majorité espérait aussi qu’une amélioration de la situation économique et sécuritaire se produirait dans le prolongement du soulèvement démocratique. Or aussitôt que cet espoir s’évanouit, l’adhésion à la démocratie s’effondra également. Par conséquent, en 2013, un grand nombre de citoyens apportèrent leur soutien à la fin de l’expérience démocratique, associant leur espoir de meilleures conditions de vie au rétablissement d’un gouvernement autoritaire. Les sondages d’opinion des années 2016 à 2018 attestent que de plus en plus d’Égyptiens ont aujourd’hui une vision plus positive de la situation économique et sécuritaire. Et ce en dépit d’un taux de pauvreté de 30 %, d’une inflation à 14 % et d’un niveau de chômage atteignant les 9 %.
Aujourd’hui l’Égypte vit à nouveau une époque d’autoritarisme populaire.
Sur la délégitimation du soulèvement démocratique de 2011
Le président Al-Sissi a toujours décrit les protestations qui ont balayé le Moyen-Orient en 2011 comme « une mauvaise gestion des crises des pays arabes sur la base d’un diagnostic erroné ». Ainsi, les « incidents » de 2011 auraient nui à l’Égypte et exposé à la fois l’État et la société à des risques considérables. Pour le président et l’élite dirigeante du pays, composée de membres de l’armée, l’appareil de la Sûreté et de la bureaucratie étatique, les « incidents » de l’époque étaient tout simplement néfastes et ne devaient en aucun cas se reproduire[2].
Le terme « incidents » employé par le président permet de faire oublier que les manifestations de 2011 avaient été précédées d’une vaste mobilisation démocratique. Les « incidents » (en arabe : ahdāṯ) sont davantage compris dans le cadre politique comme des actions spontanées ou inattendues. Dans le discours officiel égyptien, cet emploi existait déjà avant 2011 : les émeutes du pain en janvier 1977, par exemple, ou les manifestations des troupes paramilitaires en octobre 1986 ont également été décrites à l’époque par les présidents respectifs Sadate et Moubarak comme des « incidents », conférant ainsi aux manifestations une connotation insolite, voire criminelle. À l’époque, et comme aujourd’hui, il s’agissait pour les dirigeants de délégitimer les protestations citoyennes en les désignant comme des délits violents menaçant la stabilité du pays.
Bien sûr, les manifestations de 2011 ne furent pas exemptes de violence. Les islamistes et autres groupes eurent recours à la violence contre les postes de police, les prisons et autres lieux représentant le pouvoir de l’État. Cependant cette violence d’une partie de la population avait été précédée par la violence de l’État. Car dans l’ensemble, les manifestations se déroulèrent de manière largement pacifique, comme le montrent les images de la place Tahrir et d’autres lieux. Ce que l’on ne put objectivement imputer au soulèvement démocratique de 2011, lui sera attribué par la suite au moyen de l’expression connotée d’« incidents ».
Le fait de qualifier le soulèvement démocratique contre Moubarak de « mal géré » présentait aussi un avantage supplémentaire : de cette manière, les évènements de l’année 2011 sont désignés comme la véritable cause de la situation économique et sécuritaire difficile que connaît l’Égypte aujourd’hui. Le président Al-Sissi a parlé dans de récents discours du « prix humanitaire, financier et moral que l’Égypte a payé » qui n’aurait pas été aussi élevé « si les conditions qui prévalaient avant 2011 étaient demeurées les mêmes ». Et qu’au lieu de cela, cet imprudent « mouvement de la population » aurait, selon les dires d’Al-Sissi, ouvert les « portes de l’enfer ».
Ce sont précisément ces déclarations qui révèlent la conception autoritaire de la politique du président égyptien : elles rabaissent les citoyens du pays arabe le plus peuplé au rang de personnes politiquement immatures qui auraient causé des dommages considérables à l’État et à la société pour avoir « appelé de manière irréfléchie à la démocratie ». Le président accuse ainsi ses citoyens d’ignorance, pour avoir cru brièvement pouvoir changer la réalité de leur vie par un processus de démocratisation.
Cette conception autoritaire de la politique force les citoyens à dépendre entièrement d’un régime omniscient assimilé à l’État. Seul le régime a le monopole de savoir ce qui est vraiment bon pour l’Égypte. Seuls ceux qui sont au pouvoir peuvent introduire des changements ou mettre en œuvre des réformes. Eux seuls savent comment protéger le bien-être du pays. Et cela signifie ne pas répéter le soulèvement démocratique de 2011. On attend des citoyens qu’ils fassent confiance au président et à ses partisans pour sauver l’Égypte de la catastrophe qu’engendreraient de nouvelles manifestations, et si nécessaire, qu’ils soient prêts à accepter la répression des « citoyens incompréhensifs ».
Sur la discorde de la société civile
Aujourd’hui le régime et sa conception autoritaire de la politique font face à une société civile égyptienne affaiblie et divisée. Cette société civile qui a participé au soulèvement démocratique de 2011 avec ses nombreux réseaux de jeunes militants, avec les médias traditionnels et les réseaux sociaux ainsi qu’avec les courants politiques laïques et islamistes, est réprimée par des lois restrictives et des mesures répressives du régime et par conséquent, marginalisée[3].
La marginalisation de la société civile égyptienne, toutefois, ne résulte pas seulement des pratiques de pouvoir du régime, mais aussi de la discorde idéologique régnant entre ses acteurs et leur propre conception non démocratique de la politique.
Les courants politiques laïques – composés en Égypte de mouvements libéraux, de gauche et nationalistes – après une brève période de critique du régime et une période encore plus éphémère de solidarité avec les Frères musulmans (entre 2005 et 2011), diabolisent aujourd’hui l’islamisme comme le principal obstacle à la démocratie. Ils placent une fois de plus leur espoir dans un État moderne chargé d’écraser les mouvements islamistes rétrogrades et de promouvoir des structures laïques.
Dans leur vision séculière du monde, l’émergence de la démocratie, l’amorce d’un processus de démocratisation et même l’établissement d’un État de droit sont, certes, bienvenus, mais secondaires.
Sous les auspices de cette conception non-démocratique de la politique, les courants laïques de l’été 2013 étaient disposés à soutenir la prise du pouvoir par l’armée et à accepter tacitement de graves atteintes aux droits de l’homme contre les islamistes.
On rappellera qu’à la suite des manifestations massives contre le président islamiste démocratiquement élu Mohamed Morsi, Al-Sissi, à l’époque ministre de la Défense, limogea Morsi en juillet 2013, abrogea la Constitution adoptée en 2012 et forma un gouvernement de transition avec la participation de nombreux politiciens laïques. Une escalade de violence s’en suivit entre les organes de l’État et les islamistes, au cours de laquelle les services de sécurité perpétrèrent de graves violations des droits de l’homme. Il s’en suivit une marginalisation progressive des politiciens laïques impliqués dans le gouvernement de transition, et l’ascension au pouvoir présidentiel d’Al-Sissi ainsi que d’une nouvelle élite d’officiers de l’armée, des services secrets et du ministère de l’Intérieur, qui lui avaient apporté leur soutien.
Les raisons pour lesquelles les courants laïques ont considéré la fin de l’éphémère expérience démocratique de 2011-2013 comme un prix acceptable à payer pour écraser les islamistes, sont profondément enracinées dans le développement social et politique de l’Égypte. Ainsi, les politiciens et les intellectuels laïques n’ont jamais cru à une complète volonté de paix du mouvement islamiste le plus influent, les Frères musulmans, en raison des débuts de ce mouvement dans la première moitié du XXe siècle qui ne furent pas exempts de violence. Dans le milieu séculier, on doutait et l’on doute encore que les Frères musulmans reconnaissent la légitimité de l’État-nation égyptien, étant donné que le mouvement se réfère toujours dans son discours à des concepts qui diffèrent de ceux de l’État.[4]
Mais le malaise des courants séculiers vis-à-vis de l’islamisme résulte surtout de la complète revendication par ce dernier de la vérité basée sur la religion, revendication qui s’oppose fondamentalement à une conception démocratique de la politique et une vision libérale de la société. Ce sont les signes de cette revendication d’une vérité entièrement islamiste qui opposèrent entre 2011 et 2013 les courants séculiers aux islamistes, conduisant finalement au soutien des laïques à la prise du pouvoir par l’armée.
Lorsqu’un référendum sur les amendements constitutionnels se voit transformé en un « djihad » (guerre sainte) contre l’Égypte laïque (mars 2011) ; qu’une reconnaissance sans équivoque de l’égalité des droits pour les Coptes égyptiens ne se produit jamais (2011-2013) ; que la Constitution non seulement n’est pas reconnue comme le cadre de référence ultime des politiques et des procédures des organes étatiques mais qu’elle est également remise en question au moyen de références obscures à la loi islamique (2011-2013) ; lorsque les élections sont réinterprétées comme des évènements religieux et que des fronts d’électeurs se forment le long d’un dualisme fascisant de croyants et d’incroyants égyptiens (2011-2013), émerge alors une réalité sociale et politique dans laquelle l’incertitude des courants laïques est patente ; une réalité sociale et politique qui recouvre la réalité de l’Égypte entre 2011 et 2013.
Lorsqu’il devint évident pour les courants laïques que les islamistes savaient comment se servir à la fois de la religion et de son capital social (services) pour gagner dans les urnes et étendre leur domination au Parlement et dans l’exécutif entre 2011 et 2013 à une position de monopole dans la politique, les courants laïques préférèrent rapidement mettre fin à l’expérience démocratique et soutenir l’armée qui souhaitait elle aussi se débarrasser des islamistes.
Le fait qu’entre 2013 et 2019 l’élite dirigeante des officiers qui évoluait autour du président Al-Sissi réduisait graduellement la participation des politiciens laïques au gouvernement et persécutait les militant-e-s laïques qui critiquaient la conception autoritaire de la politique du régime, n’a pas encouragé la majorité des courants séculiers à s’engager dans une résistance pacifique contre l’autoritarisme. Sur ce point l’Égypte laïque semblerait même plutôt paralysée, persistant dans l’idée d’une alliance avec le régime qui n’existe plus en tant que telle, et refusant de reconnaître sa marginalité sociétale et sa perte de crédibilité démocratique.
Par ailleurs, les courants islamistes stigmatisent les partisans politiques et intellectuels de l’État moderne et de l’Égypte laïque comme la véritable cause du mal politique de l’autoritarisme et de la déchéance morale de la société. Selon certaines interprétations de l’Islam et suivant une politique basée sur la loi islamique (siyāsa šarciyya en arabe), remodeler la société dans son ensemble en partant du sommet nécessite, du point de vue islamiste, de s’emparer de l’appareil de l’État par le biais de mouvements d’opposition et de mobilisation à orientation religieuse tout en s’appuyant sur la participation aux élections qu’il est indispensable d’étendre tant dans la sphère politique (comme pour les élections parlementaires et présidentielles) que dans la sphère intermédiaire de la société civile (les syndicats, associations professionnelles et associations étudiantes).
Telle est la façon dont les courants islamistes interprétèrent le soulèvement démocratique de 2011 auquel ils participèrent après une phase initiale d’indécision. Entre 2011 et 2013, les Frères musulmans et d’autres islamistes usèrent de l’expérience démocratique pour pénétrer la sphère politique et la société civile. Les Frères musulmans, en particulier, réduisirent l’utilisation de l’idée démocratique à un seul élément, la participation aux élections, immédiatement après la destitution de Moubarak, le président de l’époque. Ils étaient davantage disposés à coopérer avec les frères salafistes ultra-conservateurs et cherchaient la proximité de l’armée.
Il s’en suivit une polarisation de la politique sur le dualisme laïco-religieux et l’échec de la société civile égyptienne à développer un consensus porteur de démocratie. Puis les Frères musulmans se tournèrent vers les idées ultra-conservatrices des salafistes qui ne s’étaient engagés ni pour l’égalité des droits civils des Coptes égyptiens ni en faveur de l’égalité des femmes dans la société et refusaient catégoriquement de reconnaître la Constitution comme dernière instance. Puis les « longues barbes » lancèrent des cris de guerre pour l’islamisation de l’État et de la société, inquiétant les Coptes et les Égyptiens laïques (la Constitution de 2012). Ce tournant donna également lieu à une rivalité entre islamistes pour former une alliance avec l’armée et l’appareil de sécurité, au cours de laquelle des violations considérables des droits de l’homme furent tolérées entre 2011 et 2013.
Cependant, lorsque la formation d’une alliance entre les Frères musulmans et l’armée échoua sous la présidence de Morsi (2012-2013) et que la direction militaire se résolut à s’emparer de l’autorité suprême, les Frères musulmans ne trouvèrent aucun allié pour résister efficacement à cette dernière. La plupart des politiciens et des intellectuels laïques avaient en effet apporté leur soutien l’armée. Quant aux militants laïques qui avaient mené le soulèvement de 2011, ils ne faisaient plus confiance à la Fraternité, et préféraient rester en dehors de la lutte de pouvoir se déroulant entre le mouvement et l’armée. Même certains salafistes, qui avaient poussés les Frères à des accords ultra-conservateurs, approuvèrent l’arrivée au pouvoir de l’armée.
La conception antidémocratique de la politique prônée par la Fraternité eut des conséquences fâcheuses. Et c’est l’ensemble du peuple égyptien qui en paya le prix, confronté à la fin de l’expérience démocratique et à l’émergence d’un nouveau régime autoritaire. Les persécutions des Frères musulmans entrainèrent des violations des droits de l’homme et l’ascension d’une nouvelle élite d’officiers signalait un revirement politique, loin de l’ouverture de 2011-2013 ainsi qu’un retour au régime autoritaire des nombreuses décennies précédant 2011.
La conception non démocratique de la politique que partageaient les courants laïques et islamistes avec l’élite d’officiers est donc responsable de l’échec de la démocratie.
À l’instar des courants laïques, fixés sur le présent et qui ne discernent pas les conséquences de leurs actions antidémocratiques, les islamistes manquent aujourd’hui encore de recul critique sur leur rôle social et politique des années qui précédèrent 2013. Il n’existe pas de différences entre les islamistes restés en Égypte et les islamistes vivant en exil (au Moyen-Orient comme en Europe). Les Frères musulmans, en particulier, dont la plus grande partie des membres dirigeants sont derrière les barreaux, soit conservent une vision du monde dans laquelle ils sont principalement victimes ; ils étayent ce point de vue par les violations des droits de l’homme commises contre leurs membres et le silence de la majorité des courants laïques à cet égard. Ou bien ils pratiquent une forme de radicalisation conduisant à l’émergence de groupes dissidents prêts à user de la violence.
Depuis 2011, seuls quelques militants laïques et islamistes échappèrent à cette conception non démocratique de la politique profondément enracinée dans la société civile égyptienne. Ces militants se sont fermement opposés au poids du religieux dans les référendums et les élections, à la Constitution de 2012 non consensuelle, et à la destitution sans procédure démocratique en 2013 du président islamiste élu. Bien qu’ils ne représentent qu’une petite minorité dans la vie publique, ils ont été persécutés et diabolisés par les principaux acteurs politiques – exclus des rangs des courants laïques qui travaillent avec le régime ; exclus du puissant établissement financier des Frères musulmans, qui soutient les frères fidèles ; et harcelés par le régime sous forme de représailles des services de sécurité et sous forme juridique par des interdictions de voyager et des peines d’emprisonnement.
Et pourtant, c’est uniquement là où ces quelques militants à l’esprit démocratique agissent que des approches antiautoritaires émergent – que ce soit dans les universités, dans les associations professionnelles, comme dans les associations de médecins et de journalistes, dans les initiatives en faveur des droits de l’homme ou sur les réseaux sociaux. Ce sont les seuls endroits où l’on voit germer une graine démocratique. D’un point de vue politique, toutefois, en dehors de temps de mobilisation devenus rares depuis 2013 et essentiellement déclenchés par la violence policière, ces militants à l’esprit démocratique ne parviennent à se réunir qu’autour de stratégies de boycott et se sentent ignorés par la population.
Le revirement d’intérêt de la majorité de la population
Et les citoyens ordinaires ? Dans quelle mesure soutiennent-ils les acteurs de la politique ? Se sentent-ils trahis par le fait que le potentiel de démocratisation ait été brimé dans son déploiement ? Sont-ils toujours intéressés par l’émergence d’un gouvernement démocratique ? Quels sont leurs centres d’intérêts actuels ?
Le taux de participation aux élections, qui avoisinait les 50 % entre 2011 et 2013, a chuté à environ 25 % depuis 2013. Les sondages d’opinion actuels – je m’appuie sur les sondages d’opinion du projet « Arab Barometer » menés par l’Université de Princeton – montrent que la majorité des Égyptiens s’éloignent actuellement d’une demande de démocratie.
En 2011, une majorité de près de 80% avait soutenu la formation d’un gouvernement démocratique.
En 2016, cependant, le soutien à une forme de gouvernement démocratique est tombé à 53 %. Un groupe fort de 21 % de la population s’est même prononcé en faveur de la formation d’un gouvernement non démocratique.
La diminution du soutien à la démocratie par la population égyptienne est clairement liée au changement spectaculaire du public dans sa perception de la situation économique et sécuritaire ainsi que dans la confiance qu’il place désormais dans les acteurs politiques de la société civile.
En 2013 par exemple, seulement 7 % de la population jugeait bonne la situation économique, tandis qu’en 2016, trois ans après la fin de l’expérience démocratique, 30 % se déclarait satisfaite de l’économie.
Dans ce contexte, il est important de noter qu’une grande majorité des Égyptiens considère l’amélioration de la situation économique comme leur priorité absolue – près de 90%. En revanche seule une petite minorité de 3 % de la population considère la formation d’un gouvernement démocratique comme prioritaire.
L’évaluation par la population de la situation sécuritaire est encore plus dramatique : d’une évaluation plutôt positive de 52 % en 2011 elle est passée à seulement 19 % en 2013, puis à 79 % en 2016 – à nouveau trois ans après la fin de l’expérience démocratique.
Alors que la confiance des citoyens dans les organes de l’État, en particulier dans l’armée, est restée la même entre 2011 et 2016, cette confiance dans la société civile et dans les partis politiques a sensiblement diminué au cours de la même période. Ainsi, les partis politiques ont chuté de 58% en 2011 à 20% en 2016 sur l’échelle de confiance des citoyens.
La vision actuelle de la démocratie par la majorité de la population égyptienne semble donc correspondre au discours actuel du régime autoritaire. Celui-ci décrit en effet de façon négative le soulèvement démocratique de 2011 et les changements politiques qui en découlèrent – ou « incidents » de 2011, comme le régime les qualifiait – et les juge indésirables pour l’avenir. En 2016, par exemple, une majorité de 82 % de la population estimait que si l’on procédait à des réformes politiques, il faudrait les introduire progressivement, et que cette introduction devait être contrôlée par le gouvernement (en 2016 la confiance des citoyens dans le gouvernement était de 65 %).
La démocratie en Égypte est-elle aujourd’hui un arbre mort ou une graine en germe ? L’analyse de la conception politique du régime et des acteurs de la société civile, ainsi que l’analyse des modèles actuels de perception et des intérêts de la majorité de la population, indiquent un abandon de la demande de gouvernance démocratique. Ces éléments témoignent de la position centrale, voire de la primauté d’une conception non démocratique de la politique et du désenchantement à l’égard de l’idée de démocratie de la majorité de la population qui place une fois encore ses espoirs de voir ses conditions de vie s’améliorer dans les régimes autoritaires. Certes, cette majorité souhaite aussi que le régime lutte contre la corruption en plus de ses efforts pour améliorer la situation économique et sécuritaire (48 % de la population). Mais que ce régime soit légitimé démocratiquement ou que les principes des droits de l’homme guident ses actions, demeurent, si tant est, des éléments secondaires.
Enfin, pour reprendre l’intitulé de cette analyse : l’arbrisseau de la démocratie, qui avait poussé sur le sol égyptien entre 2011 et 2013, avait souffert dès le début d’une croissance inhibée, et finit par mourir ces dernières années. Néanmoins, les graines de la démocratie continuent de germer dans certaines failles de la société civile, où les jeunes femmes égyptiennes en particulier s’opposent à la primauté de l’autoritarisme et articulent progressivement une culture démocratique de résistance pacifique. Cette culture, que l’on retrouve dans les universités et les associations professionnelles, sur les réseaux sociaux et sur la scène musicale underground, suscite l’espoir.
Texte traduit par Svetlana Tamitegama