Société

On ne pourra pas loger tout le monde dans Paris : le marché immobilier se pense au-delà du périphérique

Docteur en géographie

Alors que les taux de crédit immobilier ne cessent de reculer, les prix du logement continuent leur ascension, en particulier dans Paris. Au cœur de cette hausse : un déséquilibre entre une offre immobilière insuffisante et une demande toujours croissante. La crise du logement est ainsi porteuse de profondes inégalités générationnelles, entre ceux qui ont eu accès à la propriété avant la hausse des prix, et ceux qui cherchent aujourd’hui à y accéder.

Le compte-à-rebours semble définitivement enclenché : si l’on en croît les notaires, la commune de Paris dans son ensemble va atteindre selon toute vraisemblance la barre symbolique des 10000 euros le m² au cours de l’été. Qu’on s’intéresse de près ou non aux problématiques immobilières, difficile de ne pas être au courant tant les médias semblent décidés à suivre, de manière quasi-obsessionnelle, tous les soubresauts de cet indicateur jusqu’au moment fatidique.

De manière plus générale, les commentateurs tendent essentiellement à se focaliser sur les marchés immobiliers « extrêmes » : problématiques des « quartiers » les plus dévalorisés versus inflation immobilière dans les quartiers centraux les plus attractifs. Le lecteur en viendrait même à se demander comment ces espaces – qui, présentés tels quels, semblent relever de réalités alternatives et inconciliables – peuvent bel et bien cohabiter dans un seul et même ensemble territorial. Les marchés intermédiaires intéressent moins, si ce n’est le statisticien également soucieux des situations « moyennes » ; ils sont cependant incontournables pour connecter ces extrêmes entre eux et saisir le fonctionnement du marché immobilier francilien dans son ensemble – et même plus largement le fonctionnement des marchés immobiliers des métropoles en général. Il s’agira ici de rappeler certaines évidences à ce sujet, préalables nécessaires pour faire avancer le débat sur ces questions et esquisser des pistes de solution réalistes.

Puissance symbolique du périphérique parisien

L’éternel-retour des commentateurs vers la commune-centre parisienne (le reste de l’agglomération étant bien souvent simplement ignoré) fait bien entendu écho au poids symbolique certain qu’exerce le franchissement du périphérique sur les acquéreurs : les prix immobiliers baissent de façon plus ou moins marquée dès qu’on franchit celui-ci en direction de la banlieue, même dans le cas de communes limitrophes très bien connectées en transports en commun au centre parisien. Le marché parisien est toujours autant considéré (à tort ou à raison, selon les quartiers) comme un investissement largement plus sûr que sa banlieue proche, même cossue. Et effectivement, Paris intra-muros se caractérise, de manière relativement uniforme, par une forte densité d’équipements de toutes sortes, parfois très spécialisés (pensons par exemple aux équipements culturels), doublée d’un réseau de transports en commun extrêmement développé, lui-même situé au cœur d’un réseau régional « en étoile », permettant aux Parisiens de se projeter relativement aisément vers une grande partie de l’agglomération.

Pour autant, ne pas pouvoir accéder au marché central parisien ne signifie pas que l’on ne trouvera pas à se loger dans de bonnes conditions et avec une localisation adaptée à ses aspirations et besoins (notamment professionnels) dans le reste de l’agglomération. Pour aussi nombreux que soient les atouts de Paris, y a-t-il vraiment aujourd’hui encore un véritable sens à se focaliser uniquement, ou même en priorité, sur une commune centre, dont la surface extrêmement réduite, voire étriquée (105 km²), ne représente qu’une faible portion (4 %) des 2845 km² de son agglomération ? Peut-on vraiment encore considérer comme négligeable le développement de la banlieue parisienne (depuis au moins la 1ere moitié du XXe siècle) et les conséquences de la forte poussée périurbaine (principalement dans les années 1970-1980) ?

A l’heure actuelle, Paris ne représente plus que 17 % des habitants et 24 % des logements d’Ile-de-France[1]. En 2018, Paris n’a compté que pour 37000 (soit 21 %) des 178000 transactions dans l’ancien recensées dans la région[2]. Surtout, avec moins de 650 ventes de logements neufs au détail de la promotion privée sur la même période (1,8 % du total francilien), Paris est désormais quasiment totalement exclue des dynamiques de la construction privée neuve de la région.

Il est donc largement temps de changer d’échelle, voire même pour certains de « logiciel », lorsque l’on aborde le marché immobilier « parisien ». Bien que sans doute tardive, cette prise de conscience a eu lieu au niveau politique et s’est concrétisée au tournant des années 2010 en particulier à travers le projet du Grand Paris Express[3] et la structuration progressive d’une gouvernance à échelle métropolitaine. Aujourd’hui, les projets urbains d’envergure conduits en Ile-de-France le sont en‑dehors de la commune parisienne.

La crise du logement métropolitaine, révélateur d’inégalités multiples

Au-delà du cas extrême parisien tant mis en avant, les prix immobiliers ont augmenté dans l’agglomération parisienne dans son ensemble, pour atteindre aujourd’hui des niveaux historiquement haut[4]. Cette hausse ne relève pas d’une bulle immobilière. Elle s’explique par des facteurs structurels et n’a malheureusement rien de mystérieux. Le marché immobilier est un marché de rente : les acteurs urbains sont en concurrence pour un type de biens (le foncier constructible) en quantité limitée au regard de la demande, et très difficilement (re)productible ; dans une situation immobilière tendue et de concurrence exacerbée entre les acheteurs comme c’est le cas dans le cœur de l’agglomération parisienne, les prix immobiliers vont alors tendre à s’aligner systématiquement sur les capacités de financement maximales des acheteurs potentiels les plus aisés.

Or, dans le cas d’un achat immobilier, à la différence du marché locatif, ces capacités de financement ne relèvent pas uniquement du salaire des ménages, mais également de leur épargne préexistante et aussi, de manière prédominante, de leur capacité d’emprunt. Ainsi, en parallèle d’une attractivité grandissante des métropoles et d’une concentration croissante, en leur sein, de la population et de la richesse produite (processus dit de métropolisation), le facteur majeur de l’inflation immobilière constatée depuis les années 2000 a bien été l’évolution des conditions d’octroi des prêts immobiliers (décroissance continue des taux d’intérêt aujourd’hui parvenus à des niveaux historiquement bas, et augmentation continue et spectaculaire des durées d’emprunt) ; cela a fait bondir les capacités d’endettement des ménages et a contribué à élargir la base des acheteurs potentiels de logement, et donc à renforcer encore davantage la concurrence entre ménages sur les marchés immobiliers.

Par ailleurs, les prix franciliens sont-ils « anormalement » élevés ? Si ceux-ci sont objectivement très élevés considérés à l’échelle nationale (l’écart important avec les autres métropoles françaises reflétant aussi fortement la « macrocéphalie » du système urbain français), une étude à paraître de l’IAU-IdF[5] montre cependant que l’inflation immobilière dans les grandes métropoles a été un phénomène d’ampleur internationale, et que les prix franciliens, ramenés aux revenus moyens des ménages, sont comparables, voire légèrement moins élevés que ceux observés, à taille équivalente en termes de population, dans d’autres grandes métropoles internationales. L’agglomération parisienne n’est donc pas la métropole de rang mondiale la plus inaccessible, et la situation pourrait, dans d’autres contextes, être encore pire (même si cela n’a sans doute rien de consolant pour les ménages mis en difficulté par l’inflation immobilière…).

Car l’envolée des prix a débouché sur une véritable crise du logement qui, à défaut d’être inédite (comment qualifier alors le manque généralisé et catastrophique de logements dans l’après-guerre ?), s’étend de nouveau au-delà des seules populations les moins favorisées. La dimension sociale de cette crise est particulièrement mise en avant, souvent connectée au spectre, à bien des égards trop réducteur comme nous allons le voir, d’un déclassement généralisé des « classes moyennes » urbaines. Or, la crise du logement actuelle ne peut être correctement appréciée si elle n’est pas immédiatement mise en lien avec deux autres facteurs que sont les inégalités intergénérationnelles et celles liées à la structure des différents ménages franciliens.

Difficile en effet de comprendre véritablement l’impact de cette crise sur un ménage sans connaître au préalable son « parcours familial et résidentiel » : car, par définition, cette évolution n’affecte que les ménages qui, soit sont devenus propriétaires après la forte augmentation des prix, soit souhaitent actuellement, ou souhaiteront prochainement se porter acquéreurs d’un bien immobilier au sein de l’agglomération parisienne ; et, à revenus comparables, la difficulté à se loger sera d’autant plus aiguë que vous aurez une famille nombreuse et/ou que vous ne serez pas détenteur d’une épargne personnelle conséquente, cette dernière étant conditionnée concrètement, dans la plupart des cas (hors héritages et autres revenus exceptionnels), au fait d’être déjà propriétaire d’un logement situé dans un espace au moins aussi valorisé que celui visé. Dit autrement, les marchés centraux franciliens, sont aujourd’hui avant tout un marché de « secundo-accédants », résultat de la large diffusion de l’accès à la propriété en France dans l’après-guerre.

La crise du logement est donc porteuse de fortes inégalités générationnelles, posant alors de brûlantes questions d’équité : un ménage en début de parcours résidentiel est ainsi mécaniquement dans une situation beaucoup plus difficile en 2019 qu’il ne l’était trente ans plus tôt. Dans ce contexte, on comprend que l’arrivée d’enfants puisse également constituer, dans les grandes métropoles en particulier, un cap difficile sur le plan résidentiel : alors qu’il est plus envisageable, pour des seuls adultes, d’arbitrer en faveur de la centralité du logement au détriment de sa surface, la parentalité, qui débouche souvent sur la nécessité d’augmenter son nombre de pièces et de m², rend vite un tel compromis bien plus difficile. Dans le même ordre d’idée, alors que le fait d’être en couple (avec un double revenu) constitue un avantage indéniable sur les marchés immobiliers métropolitains, la situation devient mécaniquement problématique pour les familles monoparentales, de plus en plus nombreuses parmi les ménages…

Peut se poser alors frontalement la question de la « vivabilité » au sein de l’espace métropolitain, à travers une équation aux multiples entrées : au vu de mes possibilités financières, vais-je parvenir à me loger dans des conditions satisfaisantes, dans un environnement que je juge assez attractif et dans un logement agréable et de taille suffisante, sans que cela ne génère, pour les adultes actifs du ménages, des difficultés trop importantes pour se rendre et revenir de leurs lieux de travail ?

Gommer les extrêmes régionaux en matière immobilière

Depuis une dizaine d’années, l’appel récurrent a un « choc d’offre », destiné à venir contrecarrer la hausse des prix, a fait son apparition dans le discours politique. Cette forte croissance de l’offre de logements n’a cependant rien d’aisé à mettre en œuvre. Même en maintenant un niveau de construction élevé, il faudra a minima des décennies et des projets fortement structurants (et coûteux) comme le Grand Paris Express pour envisager d’inverser structurellement les fondamentaux haussiers des prix immobiliers en Ile-de-France… Les effets de cette politique pluri-décennale en faveur de l’offre de logements ne seront en outre pas homogènes sur l’ensemble de l’agglomération. Désolé pour ceux qui y croyaient encore, mais le marché immobilier « libre » de Paris intra-muros, qui focalise tant l’attention médiatique, est de toute évidence une « cause perdue », et plus largement les zones centrales privilégiées de l’agglomération. Les prix ne pourront avant tout être contenus que sur le marché immobilier « normal », soit celui où l’offre foncière demeure suffisante pour maintenir un certain degré de concurrence entre propriétaires fonciers / vendeurs de logements.

Il est certes tout à fait nécessaire de chercher à maintenir, voire à implanter davantage pour certaines communes, les classes moyennes et populaires au sein des espaces les plus valorisées – ce qui passera par une correction des dynamiques du marché immobilier privé à travers le développement dans ces zones de davantage de logements sociaux et intermédiaires, notamment à travers l’application de la loi SRU qui impose un taux minimal de logements sociaux aux communes d’une certaine taille. Au-delà des problématiques d’équité socio-spatiale (qui sembleront peut-être trop abstraites à certains), il en va tout simplement du bon fonctionnement économique au jour le jour de la métropole francilienne (qui serait bien vite grippée si l’on ne devait compter que sur les cadres des « fonctions métropolitaines ») et de ses perspectives de croissance futur.

Mais la solution globale à la crise du logement, en particulier dans l’optique de booster l’offre disponible, est avant tout à penser dans le reste de l’agglomération parisienne, et passera en particulier par un rééquilibrage économique et social en faveur du quadrant est, moins aisé, de ce territoire (correspondant en particulier aux départements du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis en Petite couronne).

Ainsi, il sera tout aussi important de favoriser une mixité « par le haut » dans les espaces les moins favorisés de la région, à l’habitat souvent très largement dominé par le parc social et/ou par un parc privé dégradé, qui constituent à l’heure actuelle des réserves foncières (très) importantes, parfois très proches du centre de l’agglomération, mais encore aujourd’hui insuffisamment attractives pour bénéficier d’un marché immobilier privé dynamique (et donc d’investissements autres que publics).

Outre le positionnement de certaines futures gares du Grand Paris Express, la politique de « renouvellement urbain » dans les quartiers en politique de la ville et la TVA réduite appliquée dans et aux alentours (périmètre de 500 m) de ces mêmes quartiers pour y encourager la construction privée et l’accession à la propriété sont des outils (puissants) qui contribuent à ce chantier important. L’enjeu de rééquilibrage porte également sur la répartition territoriale des emplois, une meilleure homogénéité en la matière (un meilleur équilibre habitat-emploi sur les territoires franciliens) permettant de diversifier les bassins d’emplois et donc de multiplier les options résidentielles pour les ménages, ainsi que de réduire les temps passé dans les transports et leur engorgement.

Le rééquilibrage de la construction privée neuve en faveur de l’est de la Petite couronne est, du reste, bien entamé. Dès le tournant des années 2000, des évolutions structurelles (« effet Stade de France », déclin de la « banlieue rouge »), couplées à l’augmentation des prix sur les marchés privilégiés, ont poussé les promoteurs privés à diversifier les localisations de leurs opérations, autrefois très largement concentrées sur Paris et les Hauts-de-Seine (contrairement à une conception tenace, les promoteurs n’ont pas forcément intérêt à construire dans les zones les plus chères, où leurs marges peuvent être réduites par le coût du foncier et une commercialisation plus difficile). On a ainsi pu constater un développement notable de leurs activités en Seine-Saint-Denis, d’abord largement au niveau de la Plaine Saint-Denis (Saint-Ouen, Saint-Denis, Aubervilliers), puis plus récemment dans d’autres communes limitrophes plus au sud (Aubervilliers, Pantin, Romainville, Montreuil). Et au second semestre 2018, 27 % des ventes de logements au détail de la promotion privée étaient potentiellement éligibles à la TVA réduite, soit une proportion presque comparable, en ordre de grandeur, aux ventes aux investisseurs individuels (relevant d’un dispositif en faveur de l’investissement locatif de type Pinel, 36 % au premier semestre 2019)[6].

Souvent critiqué, le concept de mixité (dans toutes ses dimensions : sociale et résidentielle, mais également générationnelle et en termes de diversité de types de ménages), n’a rien d’un objectif flou ni idéaliste, mais constitue une réponse pragmatique à des problématiques qui affectent concrètement la vie de nombreux franciliens. Corriger les excès du marché privé à un extrême du spectre immobilier, construire et dynamiser ce même marché à l’autre extrême, enfin maintenir la diversité dans les territoires intermédiaires.

Une politique du logement efficace (et cela à toutes les échelles de son élaboration et de sa mise en œuvre, des dispositifs et engagements au niveau de l’Etat jusqu’aux communes et intercommunalités qui délivrent les permis de construire et élaborent les documents de planification de l’habitat – PLU et PLH) doit et devra s’inscrire dans une optique de long terme, pluri-décennale, et s’inscrire dans le fil d’une gouvernance stratégique conçue à l’échelle de l’aire métropolitaine. Paradoxalement, en détournant en partie les acteurs immobiliers et les investissements en dehors des seules zones dites prime, la hausse des prix immobiliers pourrait même constituer une opportunité historique pour, à défaut de l’avènement d’un véritable polycentrisme métropolitain, s’attaquer profondément aux inégalités territoriales et déséquilibres franciliens, en orientant les regards au-delà du périphérique parisien et en réintégrant des communes entières au marché immobilier normal (on pourrait même étendre la perspective en évoquant un possible rééquilibrage entre grandes métropoles françaises).

 


[1] Recensements de la population 2015 (logements) et 2019 (population).

[2] Notaires d’Ile-de-France.

[3] Loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris.

[4] Les prix des appartements anciens ont été multipliés par 3 à l’échelle régionale depuis la fin des années 1990, pour atteindre 5400 euros/m² à fin 2018.

[5] Emmanuel Trouillard (IAU), « Les métropoles vont-elles devenir invivables ? » (à paraître courant 2019)

[6] GRECAM (part de la TVA réduite) et FPI (part des investisseurs).

Emmanuel Trouillard

Docteur en géographie, Chargé d’études à l’Institut Paris Région

Notes

[1] Recensements de la population 2015 (logements) et 2019 (population).

[2] Notaires d’Ile-de-France.

[3] Loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris.

[4] Les prix des appartements anciens ont été multipliés par 3 à l’échelle régionale depuis la fin des années 1990, pour atteindre 5400 euros/m² à fin 2018.

[5] Emmanuel Trouillard (IAU), « Les métropoles vont-elles devenir invivables ? » (à paraître courant 2019)

[6] GRECAM (part de la TVA réduite) et FPI (part des investisseurs).