Économie

Indemnisation du chômage : la saignée

Sociologue, Sociologue

Pour justifier sa réforme, le gouvernement opère une analyse partielle de la réalité : la crise de l’emploi résiderait dans la volonté des demandeurs d’emploi d’alterner contrats courts et indemnisation du chômage. Une vision aux conséquences sinistres pour les chômeurs, puisqu’ils verront non seulement leurs indemnités devenir régressives (pour les cadres), mais aussi les difficultés d’éligibilité s’accroître. La réforme entraine ainsi une précarisation des précaires, mais surtout marque la fin d’un modèle : celui d’une solidarité interprofessionnelle au sein de mécanismes assurantiels.

Le 18 juin, lors de la présentation de la future réforme de l’assurance chômage, la ministre a conclu son discours par une faute de lecture qui n’est pas passée inaperçue : « Une réforme pour le plein emploi, contre le chômage et pour la précarité… euh… contre la précarité. » Évidemment, pour le gouvernement le lapsus n’est pas révélateur : officiellement la réforme de l’assurance chômage vise à lutter contre la précarité. Selon le Premier ministre une accumulation des règles aurait, jusqu’à aujourd’hui, encouragé la multiplication des contrats courts en « subventionnant » la précarité.

Cette nouvelle « guerre à la précarité » consisterait dès lors en deux volets complémentaires :  d’une part, un tour de vis du côté patronal, en pénalisant financièrement les employeurs ayant recours aux contrats courts ; d’autre part, une mise en cause très prononcée des droits salariés à l’emploi précaire afin de rendre non soutenable l’alternance emploi-chômage des salariés les plus intermittents. La ministre n’a pas donc pas trébuché totalement par hasard : le pari est bel et bien de soigner le mal par le mal en précarisant pour lutter contre la précarité. Le remède ne risque-t-il pas d’être pire que mal ? Réduire les droits des plus flexibles et des plus précaires est-il un moyen de réduire la discontinuité de l’emploi ? Rendre moins « attractive » (l’est-elle seulement ?) cette situation est-il de nature à diminuer le nombre de salariés à l’emploi discontinu ?

Une lecture sélective de la réalité

Même si les modalités précises de la réforme ne sont pas encore connues, les annonces faites par le gouvernement permettent de se faire une idée assez claire de la philosophie de cette réforme et de ses effets.

Le premier élément hautement significatif réside dans une absence : pas un mot n’a été prononcé à propos des demandeurs d’emploi non indemnisés par l’Unédic. Pourtant leur part a fortement augmenté depuis 2014 : ils représentent aujourd’hui plus de 50 % des inscrits à Pôle emploi[1] et cette proportion devrait certainement augmenter avec le durcissement annoncé des seuils d’éligibilité. Cette omission des chômeurs non indemnisés dans la communication gouvernementale est cohérente avec le diagnostic officiel selon lequel il n’y a plus de problème d’emploi et selon lequel la crise de 2009 est derrière nous.

Le seul problème de l’emploi aujourd’hui résiderait dans la volonté des demandeurs d’emploi d’alterner contrats courts et indemnisation du chômage ; cette intermittence étant devenue plus confortable que l’emploi stable et continu. Pour le gouvernement, la solution aux problèmes d’emploi et de précarité consisterait donc, via la réforme de l’indemnisation, à rendre ces situations de cumul moins avantageuses, ce qui permettrait d’endiguer la prolifération des contrats courts.

Le précédent des intermittents du spectacle

Cette politique n’est pas sans précédent : en 2003 déjà les intermittents du spectacle servaient de laboratoire de cette théorie. Déjà l’assurance chômage était présentée comme la cause principale d’une précarisation croissante des salariés en « subventionnant » la précarité. Déjà on annonçait la faillite prochaine de l’assurance chômage du fait de ce mécanisme explosif… De même, la réforme de 2003 été présentée par ses promoteurs comme une façon de protéger les intermittents contre eux-mêmes sur le mode de la saignée ou de la désintoxication au salaire socialisé :  l’indemnisation ne pouvait continuer à constituer la partie la plus sûre de leur revenu et l’emploi la plus incertaine. Il convenait d’inverser cette logique via un durcissement de l’accès à l’indemnisation. Cet accès plus restrictif couplé à un doublement des cotisations étaient supposés d’une part écarter les « semi-professionnels » et ne conserver que les « vrais » professionnels et d’autre part inciter les employeurs à créer des emplois stables.

Le résultat de cette politique est, 16 ans après, bien connu. Le doublement des cotisations n’a pas suscité la création du moindre CDI. Et les intermittents n’ont eu de cesse, jusqu’à obtenir gain de cause en 2016, de dénoncer un système qui n’avait pour seuls effets que de précariser les plus intermittents des intermittents et de favoriser les plus stables d’entre eux.

De l’emploi à tout prix

Si le remède de la précarisation des précaires s’est révélé infructueux pour réduire le nombre d’intermittents du spectacle, tout laisse à penser qu’il le sera aussi pour les précaires du régime général. Faire la guerre à la précarité en s’attaquant aux droits des « précaires » est un argument simpliste et trompeur. Le premier élément de la réforme consiste à durcir le seuil d’éligibilité à l’assurance chômage : en allongeant de 4 à 6 mois la période de cotisation nécessaire et en raccourcissant de 28 à 24 mois la période pendant laquelle les jours travaillés sont comptabilisés. Par conséquent, la frange la plus fragile des salariés à l’emploi discontinu sera renvoyée à l’assistance sociale ou aux solidarités familiales. Surtout, on peut facilement imaginer que se multiplieront les situations d’aller-retour entre éligibilité et exclusion de l’assurance chômage comme ce fut le cas pour les intermittents du spectacle après 2003.

Le second élément de la réforme est le changement de mode de calcul du l’indemnisation. Le salaire pris en compte ne sera plus le montant de ce qu’un salarié perçoit en moyenne quand il travaille. Ce sera la moyenne de ce qu’il gagne mensuellement qu’il ait beaucoup travaillé ou non. Derrière ce changement d’apparence technique, c’est une réduction importante des droits à indemnisation des salariés à l’emploi discontinu qui s’annonce et donc l’accentuation de leur précarisation. L’objectif affiché est de rendre cette situation d’intermittence « moins intéressante » pour décourager d’y rester et la conséquence est que les précaires sont encore davantage poussés à accepter n’importe quel emploi.

La réforme entraine donc une précarisation des précaires. Non seulement leur niveau affaibli de couverture chômage les prendra à la gorge tant par le faible niveau des allocations que par la difficulté même à passer le seuil de l’éligibilité. Mais aussi parce qu’en mettant en place un salaire moyen mensuel et non plus journalier la réforme « récompense » toute prise d’emploi par un surcroît de droit et « pénalise » le salarié pour toute période de chômage. C’était déjà le cas depuis les réformes dites d’activation des chômeurs qui récompensaient chaque journée d’emploi supplémentaire par une journée supplémentaire d’indemnité chômage. Mais cette logique était réduite à l’augmentation de la durée d’indemnisation. Elle sera désormais étendue au montant même de l’indemnité : chaque emploi, aussi minable fut-il, améliorera la couverture future.

Par exemple, jusqu’à présent un salarié n’avait pas intérêt à accepter un contrat de travail de deux ou trois heures si celui-ci était isolé car cela faisait baisser son salaire journalier moyen établi sur la base de journées de sept heures. Après la réforme, TOUT COMPTE : chaque heure en plus, chaque euro en plus, abondera le compte « chômage » du salarié en accroissant ses droits. Contrairement à ce que prétend le gouvernement, cette réforme est de nature à encourager les emplois courts et non à les décourager.

La ministre justifie cette réforme du mode de calcul de l’indemnité chômage par le principe « à travail égal droit égal ». La conséquence de la réforme sera en fait de renforcer encore le caractère contributif de l’assurance chômage. Elle versera de bons droits à ceux qui ont de bons emplois et des droits faibles à ceux qui ont des emplois discontinus et mal payé. Notons-le au passage, c’est le même principe de « contributivité stricte » qui est au cœur du projet de retraites par points qui constituera un deuxième coup de massue pour tous les salariés dont les parcours se départissent de l’emploi stable, bien payé et sans accroc tout au long de la carrière.

Cette réforme parachève la logique d’activation des chômeurs. Jusqu’à présent, les demandeurs d’emploi étaient incités à reprendre un emploi court. Demain, les salariés en contrats courts seront pénalisés en cas de refus. Elle fait ainsi de l’assurance chômage une béquille du marché du travail enjoignant les salariés à accepter des emplois à tout prix.

Le non recours comme ultime recours ?

La baisse du nombre de salariés à l’emploi discontinu qui bénéficient d’allocation chômage pourrait pourtant venir d’un autre mécanisme : celui du non recours au droit. En effet, plusieurs éléments de la réforme poussent dans ce sens. Premièrement, la faiblesse potentielle des indemnités n’encourage pas à faire valoir ses droits, encore moins dans un contexte général de renforcement du contrôle des chômeurs. Deuxièmement, le gouvernement semble déterminé à confier le suivi de ces allocataires à des entreprises privées et non plus à Pôle Emploi au motif qu’eux pourraient être ouverts les soirs et week-end. Peut-être faudrait-il informer la ministre que les précaires ont rarement des horaires de bureaux. Ne s’agit-il pas plutôt de rendre le suivi plus pénible, plus tatillon et donc le recours plus « coûteux » moralement ou administrativement pour ces salariés ? Ceci serait cohérent avec le renforcement du contrôle des chômeurs qui a connu une nouvelle étape avec la loi « Avenir professionnel » l’été dernier. Enfin, troisièmement, un élément pourrait intervenir de façon plus indirecte : le dispositif de bonus-malus qu’il convient d’analyser au-delà de sa fonction incitative supposée.

Ce bonus-malus ne prend pas la forme qui était revendiquée par les différents syndicats de travailleurs. Il ne s’agit pas de moduler les cotisations employeurs selon le type de contrat ou selon leur durée. Il s’agit de s’inspirer du modèle états-unien d’experience rating dont le principe est de moduler les cotisations des entreprises en fonction du coût qu’elles engendrent en matière d’indemnisation chômage.

Autrement dit, plus ces entreprises génèrent de chômeurs et de dépenses d’indemnisation, plus elles doivent, selon le principe du pollueur payeur, contribuer au financement de l’assurance chômage. Or ce modèle d’indemnisation est connu pour générer un très haut niveau de non recours et pour favoriser le chômage d’exclusion. Sur le marché du travail, les entreprises privilégient l’embauche de salariés évalués comme les plus employables et qui se présentent comme n’ayant pas recours à l’assurance chômage ; autrement dit, comme des salariés qui présentent un moindre risque de générer des coûts supplémentaires dans l’hypothèse d’un licenciement. Qu’en sera-t-il en France ? Il est difficile à ce stade d’écarter ce risque de non recours lié au bonus-malus dans la mesure où le projet du gouvernement est encore trop flou pour savoir quels seront les critères précis de la modulation (taux d’inscription à Pôle Emploi ? taux de séparation ? …).

La mise en cause de la solidarité interprofessionnelle et des principes d’assurance

Enfin, cette réforme de l’assurance chômage marque la fin d’un modèle : celui d’une solidarité interprofessionnelle au sein de mécanismes assurantiels. La rupture a été amorcée avec la substitution de la cotisation salariale par la CSG. Le bonus-malus la poursuit en contrevenant à la logique qui a fondé la puissance économique de tout le système de sécurité sociale : celui de faire cotiser universellement et de façon uniforme tous les membres couverts en particulier ceux qui sont les moins concernés par le risque encouru (des salariés stables payent pour le chômage, des personnes en bonne santé pour ceux qui sont malades, des hommes pour les congés maternité…). Enfin, la mise en cause des allocations des cadres à qui on impose une dégressivité (à savoir une réduction de 30 % de leur allocation à partir de septième mois de chômage) constitue une mise en cause supplémentaire de la solidarité interprofessionnelle.

Ce qui est enjeu avec cette mesure dépasse de très loin les seuls cadres. Comme les cadres sont relativement moins au chômage que les autres salariés, ils étaient contributeurs nets dans le système de l’assurance chômage. On les met désormais en position de financer « à fonds perdu » une redistribution vers les plus pauvres. Par-là, on constitue les germes d’une forme de sécessionnisme social des cadres qui pourraient commencer à songer pour se protéger du risque chômage à adhérer à des produits d’assurance privée comme cela se fait dans le monde anglo-saxon.

La mise à l’index des allocataires bénéficiant des indemnités les plus importantes par la campagne de communication du gouvernement n’a pas pour seule fonction de détourner le débat médiatique et politique du sort des salariés les plus précaires. Elle permet aussi de préparer les esprits à une tripartition des solidarités vis-à-vis du chômage : une assistance tutélaire et forfaitaire pour les plus pauvres, des mécanismes purement privés et optionnels pour les salaires et revenus les plus importants et, entre les deux, une couverture chômage ultra « activante ».


[1] Évidemment, les personnes non-inscrites parce que découragées ne sont pas davantage prises en compte.

Mathieu Grégoire

Sociologue, membre de l’Institut européen du salariat

Claire Vivès

Sociologue, membre de l’Institut européen du salariat

Notes

[1] Évidemment, les personnes non-inscrites parce que découragées ne sont pas davantage prises en compte.