La droite française prise dans ses contradictions
Le résultat obtenu par la liste conduite par François-Xavier Bellamy lors des élections européennes a accéléré une crise interne à la droite française. Au-delà des questions d’agendas personnels ou de stratégies en vue des prochaines élections, locales ou nationales, il faut prendre au sérieux cette crise car elle repose sur une série de tensions internes à la droite mais aussi de tensions qu’elle subit depuis l’extérieur.
On pourrait même dire que la droite aujourd’hui n’est plus tout à fait maître de son destin et que celui-ci dépend de plus en plus des stratégies et des évolutions des autres forces politiques qui la soumettent à un intense pression : la République en marche d’un côté et le Rassemblement national de l’autre.
Si l’on veut comprendre en profondeur et avec recul ce qui se passe en ce moment dans la droite française, un détour théorique doit être fait. En effet, ce sont bien davantage les effets de processus historiques qui sont en cause que les événements de l’actualité politique ou les considérations de court terme. Si le court terme n’est pas sans intérêt (qu’elle aurait été aujourd’hui la situation de LR si un autre profil politique que celui de Laurent Wauquiez avait pris la direction de cette formation après la présidentielle de 2017 ?) là n’est pas l’essentiel. L’essentiel tient surtout à des phénomènes structurels qui ne concernent pas que la droite, et pas que la France.
Les systèmes de partis et les espaces idéologiques de très nombreux pays européens ont connu des bouleversements qui ont mis à mal les partis politiques au pouvoir depuis 1945.
De nombreux travaux de science politique, particulièrement de sociologie politique quantitative basés sur des enquêtes en profondeur, ont montré qu’une transformation de grande ampleur, ne touchant pas que la France, était en cours dans nos pays. Les systèmes de partis et les espaces idéologiques de très nombreux pays européens ont connu, souvent dans les mêmes proportions et avec la même temporalité, des bouleversements qui ont mis à mal les partis politiques qui exerçaient le pouvoir dans les décennies qui suivirent 1945.
Ces travaux de recherche ont sans doute culminé avec le cadre théorique ambitieux et original proposé par le sociologue suisse Hanspeter Kriesi (West European politics in the age of globalization, publié en 2008). Selon Kriesi, le clivage gauche-droite, hérité des conflits de classe et des conflits sur la place et le rôle de l’Etat, a cédé une partie de sa place à un second clivage exprimant les conflits d’interprétation sur des questions « culturelles » ou « sociétales ». Dans la foulée des travaux de Kriesi, la sociologie politique a abondamment étudié la question de la coexistence entre ces deux grands clivages et de la primauté de l’un sur l’autre. Les recherches du politiste américain Ronald Inglehart ont également mis en perspective cette transformation des clivages politiques : elle est, selon lui, portée par une « transition culturelle », le passage de nos sociétés des valeurs dominantes du « matérialisme » (jusque dans les années 1950) aux valeurs de plus en plus diffuses du « post-matérialisme ».
La montée du « post-matérialisme » (un ensemble de valeurs mettant en avant l’autonomisation des individus par rapport à l’autorité verticale) est, selon cette théorie, favorisée par le renouvellement des générations (les générations plus anciennes et davantage « matérialistes » cèdent progressivement la place aux nouvelles générations socialisées dans un contexte davantage « post-matérialiste »). Si des retournements de conjoncture économique peuvent venir contrarier cette diffusion des valeurs du « post-matérialisme » et rappeler l’importance des dimensions matérielles, les dynamiques de long terme du « post-matérialisme » ne peuvent être fondamentalement remise en cause.
Le nouveau clivage politique, opposant les logiques de la « démarcation » à celles de « l’intégration », n’est plus seulement un clivage de valeurs mais aussi un clivage d’intérêts.
La thèse que Hanspeter Kriesi développe partage l’idée selon laquelle une grande transformation a eu lieu au cours des décennies récentes, mais elle en précise les contours différemment. De manière complémentaire aux hypothèses d’Inglehart, les hypothèses de Kriesi se basent sur une dualité de conflits provoqués par les effets de l’intégration économique mondiale et européenne. L’interdépendance économique et la remise en cause des frontières nationales qu’elle implique auraient attisé l’antagonisme entre ce que Kriesi appelle la « démarcation » et « l’intégration ». Le nouveau clivage politique, opposant les logiques de la « démarcation » à celles de «l’intégration », n’est plus seulement un clivage de valeurs mais aussi un clivage d’intérêts. Cette dualité dessine des espaces politiques à deux dimensions : d’une part, une dimension économique, (celle des conflits entre intérêts économiques antagonistes) ; d’autre part une dimension « culturelle » (celle des conflits entre des systèmes de valeurs et de représentations du monde opposés). Le long de ces deux dimensions s’opposent la « démarcation » (le refus de l’intégration mondiale ou européenne) et « l’intégration » (le refus du repli national).
Ces évolutions et ces tensions créent un appel d’air pour le développement de nouvelles formations politiques et surtout perturbent en profondeur les systèmes de partis en place depuis les années d’après-guerre à travers des « désalignements » et de « réalignements » électoraux. Le point cardinal de ces recompositions repose sur un paradoxe : l’intégration économique mondiale et la globalisation mettent la question des frontières nationales au cœur de tous les enjeux et de tous les débats politiques. Tout en remettant en cause les bases nationales des systèmes économiques et politiques, la mondialisation met la question de l’État-nation au cœur de toutes les attentes des citoyens et de toutes les propositions politiques.
En mettant en concurrence des secteurs de l’économie (concurrence intersectorielle au plan national et concurrence internationale), des segments des populations et des sources du pouvoir politique (entre États nations et acteurs politiques ou économiques internationaux), ces évolutions recomposent non seulement les systèmes de partis mais aussi leurs bases sociales en faisant émerger une nouvelle stratification sociale, une nouvelle topographie sociale : celle qui oppose les intérêts et les valeurs des « gagnants » et des « perdants » de la globalisation.
Les « gagnants » rassemblent les entrepreneurs et les employés qualifiés des secteurs ouverts à la concurrence internationale. Ils incluraient aussi les « cosmopolites », ceux qui sont socialement et géographiquement mobiles à l’intérieur de l’espace économique intégré et qui adhèrent aux valeurs du cosmopolitisme. Parmi les « perdants », on compte non seulement les entrepreneurs et les employés qualifiés dans des secteurs économiques traditionnellement protégés, mais aussi les employés et les travailleurs non qualifiés qui s’identifient fortement à leur communauté nationale. Alors que les « perdants » de l’intégration se réunissent autour de la défense des acquis nationaux, sur le terrain économique et sur le terrain identitaire (soutien à des mesures protectionnistes), les « gagnants » sont unis par l’adhésion aux valeurs « cosmopolites » et la défense d’intérêts économiques liés au dépassement du cadre national.
La composition socialement hétérogène de ces deux groupes crée mécaniquement une très grande difficulté pour les organisations politiques issues des courants de pensée qui se sont développés à partir de la révolution industrielle : ces organisations ont beaucoup de mal, voire une impossibilité, pour gérer la dualité de l’espace politique nouveau qui émerge de toutes ces évolutions. Elles sont en équilibre instable, essayant de faire tenir des synthèses impossibles.
La droite soutient l’intégration économique… mais développe un discours critique sur l’ouverture des frontières et veut incarner le contrôle des migrations.
La situation actuelle de la droite en France ne peut se penser sans prendre en compte l’ensemble de ces données. Alors que la gauche est soumise à une tension très forte entre l’adhésion aux valeurs de l’ouverture culturelle et de la tolérance et la critique de l’ouverture et de la concurrence économique, la droite est dans une situation symétriquement opposée : elle soutient l’intégration économique mais développe un discours critique sur l’ouverture des frontières et veut incarner le contrôle des migrations et les valeurs de l’identité nationale. Ces contradictions sont intenses et provoquent en leur sein des tensions centrifuges : contestations internes à la gauche sur les questions économiques et l’acceptation de la concurrence mondiale et de ses conséquences sur l’économie nationale ; tensions internes à la droite à propos de la souveraineté nationale et des questions d’identité nationale.
Arrêtons-nous plus longuement sur le cas de la droite en France. On observe deux tensions à son propos : à l’intérieur de la droite modérée une première tension existe entre un pôle économiquement « libéral » et culturellement « conservateur » et un pôle « libéral » dans les deux domaines. C’est cette tension qui vient de coûter sa présidence à Laurent Wauquiez et qui se manifeste dans les départs de cadres de LR. Mais une seconde tension existe à l’extérieur : la tension entre l’ensemble de la droite dite « modérée » et la droite « populiste » ou « extrême ». Cette dernière, incarnée par le Rassemblement national ou les forces politiques souverainistes, prône une double « démarcation », à la fois économique et « culturelle ». Toute la question est en fait, pour la droite aujourd’hui, de savoir si la tension interne doit conduire à régler d’une manière ou d’un autre la tension externe…
Si nul ne peut répondre d’ores et déjà à cette question (qui ne commencera à trouver des éléments de réponses que dans la perspective de la prochaine présidentielle), on peut mesurer toute la difficulté de l’équation que la droite doit résoudre sous l’angle des valeurs et des attitudes politiques. En analysant les données de la dernière vague de l’enquête électorale du CEVIPOF (l’enquête par panel ENEF2017), celle réalisée à la veille des élections européennes, on peut se livrer à un exercice méthodologique très parlant : il s’agit de regarder les valeurs politiques déclarées par les personnes enquêtées au lendemain de l’élection présidentielle et de les croiser avec leurs sympathies partisanes déclarées à la veille des élections européennes. On constate alors que parmi 100 personnes qui se déclarent en mai 2019 sympathisants des LR, 83% déclaraient (en mai 2017) que « l’État doit faire confiance aux entreprises pour créer des emplois », soit le même pourcentage que ceux qui se déclarent proches de LaREM. En revanche, seuls 59% des sympathisants du RN s’étaient déclarés d’accord avec cette opinion.
On voit clairement ici que les sympathisants LR sont, sur les questions économiques, à la fois « libéraux » et en cela proches des sympathisants LaREM. En revanche, tel n’est pas le cas sur les questions « culturelles » : 77% des sympathisants LR trouvent qu’il y a « trop d’immigrés en France » tandis que ce pourcentage chute à 39% parmi les sympathisants de LaREM et monte à 93% chez les sympathisants du RN. On pourrait considérer d’autres indicateurs de l’enquête du CEVIPOF, qui confirmerait cette analyse : les sympathisants LR sont proches de ceux de LaREM sur les questions économiques mais éloignés d’eux sur les thématiques sociétales ou « culturelles » tandis qu’ils sont éloignés des sympathisants RN sur les questions économiques mais plus proches d’eux que des sympathisants LaREM sur les questions sociétales ou « culturelles ».
Continuer à gérer tant bien que mal les contradictions internes et externes et miser sur la simple logique du balancier électoral peut conduire LR à une marginalisation progressive.
Si la droite française a donc bien tenté une synthèse avec la création de l’UMP, elle a agrégé alors des éléments qui sont rentrés en « fusion » selon la métaphore employée par Florence Haegel (La droite en fusion, publié en 2012). Comme celle-ci l’a analysé, cette « fusion » était à double tranchant : si la droite a tenté de devenir « la droite et le centre », avec une insistance toujours appuyée sur ces deux termes (la primaire de 2016 était celle « de la droite et du centre », la liste conduite par François-Xavier Bellamy était aussi celle « de la droite et du centre »), la radicalisation intervenue à partir de 2007 sur les questions nationales et d’identité nationale l’a plongé dans une série de tensions et de contradictions profondes vis-à-vis de cet objectif.
On peut comprendre que fort de son succès en 2007 et du « siphonnage » alors réalisé des voix de Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy ait pensé pouvoir « tuer le match » avec le Front national. Mais cette évolution a accru la tension interne sans diminuer la tension externe. Et ce sont les questions de valeurs, d’attitudes politiques et de rapport aux évolutions sociétales dont parlent Inglehart et Kriesi qui ont creusé le sillon des incompréhensions et des divisions à droite. Sans dédouaner les uns ou les autres de leurs responsabilités, de leurs choix, on peut dire aussi que les logiques de situation et les effets de processus historiques lourds qui échappent largement à la volonté des acteurs politiques ont pesé d’un poids déterminant. Nous sommes les contemporains d’une « grande transformation », le rouleau compresseur de la mondialisation et des transformations du monde qu’elle produit n’a pas encore fini de tout bousculer.
Il n’y a finalement aujourd’hui, pour la droite, que trois stratégies possibles. La première consiste à régler la tension interne et la tension externe à la fois en jouant la carte d’une autre fusion, celle d’une partie de LR avec le RN. Le prix à payer est lourd (un éclatement de LR, entre autres) et ne peut trouver de sens politique que dans la perspective de renouer avec les classes populaires, aujourd’hui bastion sociologique du RN. Les questions sociétales et « culturelles », combinées par un agenda économique nettement infléchi, joueraient ici un rôle central.
La deuxième suppose de régler la tension interne et la tension externe à la fois, en se « recentrant » et en clarifiant une fois pour toutes que LR ne fera pas alliance avec le RN. Le prix à payer est moins lourd au plan interne (seule une minorité de LR quitterait le mouvement pour rejoindre le RN) mais peut être plus lourd au plan externe si le RN est durablement installé en principal opposant à E. Macron. Cette stratégie ne peut que conduire à une coalition en bonne et due forme en 2022 avec LaREM. On reviendrait presque alors à une combinatoire RPR (LR) – UDF (LaREM). Les questions économiques seraient centrales dans cette recomposition.
Enfin, la troisième revient à continuer à gérer tant bien que mal les contradictions internes et externes et miser sur la simple logique du balancier électoral. C’est sans doute la stratégie la moins douloureuse à court terme et la plus dangereuse à long terme. Elle peut conduire LR à une marginalisation progressive, sauf coup de théâtre politique ou événements exceptionnels. À moins qu’à droite on ne décide de réformer en profondeur l’organisation, la gouvernance, et de miser sur l’émergence de nouveaux talents.