La triple impasse de la politique commerciale de l’UE
Première puissance commerciale mondiale, l’Union européenne (UE) n’a jamais faibli dans sa détermination à libéraliser toujours plus les flux de commerce et d’investissement. De vieux accords de commerce, notamment avec les pays pauvres, ont d’abord été renégociés pour en faire de véritables accords de libéralisation du commerce, s’attaquant notamment aux secteurs agricoles jusqu’ici largement protégés.
Et de nouvelles négociations ont été ouvertes avec des pays et régions riches (Singapour, Corée du Sud, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande etc) et moins riches (Mexique, Viêt Nam, Mercosur, etc) afin d’offrir de nouveaux débouchés aux multinationales européennes, notamment dans les domaines des services et de l’agroalimentaire. Alors que plus d’une vingtaine d’accords sont en cours de négociation, l’UE a déjà signé 42 accords commerciaux avec 70 pays tiers et elle a désormais supprimé tout ou partie des droits de douane sur près de trois quarts de ses importations.
Les fondements stratégiques de cette politique ont été consignés en 2006 dans le document « Global Europe – Competing in The World », qui définit la politique de compétitivité externe de l’UE : lever les barrières tarifaires et non tarifaires au commerce, gagner de nouveaux marchés, donner de nouvelles protections aux investisseurs, capter et sécuriser les approvisionnements en ressources naturelles stratégiques.
Établie en plein boom économique, avant la grave crise économique de 2007-2008, mais également avant l’affirmation de la Chine comme superpuissance planétaire, cette doctrine n’a pas été remise en cause depuis. Sous couvert d’un commerce « plus responsable » et « pour tous » visant à désamorcer les vives critiques nées de la négociation du TAFTA et du CETA, la commissaire au commerce Cécilia Malmstrom (2015 – 2019) s’est ainsi placée dans la stricte continuité de cette orientation.
De la globalisation à la slowbalisation ?
La nature du commerce et les dynamiques d’investissements transnationaux ont pourtant profondément été transformés au cours des deux dernières décennies. D’abord sous l’effet de la place grandissante qu’occupent désormais les pays émergents les plus puissants dans les échanges et les circuits d’investissement internationaux : là où les États- Unis, l’UE, le Japon et le Canada représentaient encore 70 % du commerce mondial en 1994, ils comptent désormais pour moins de 50 % et la Chine est devenue la première puissance exportatrice en 2009.
D’autre part, la division internationale du travail s’est accompagnée d’une concentration des échanges entre grandes entreprises multinationales. On considère que plus de 30 % du commerce mondial s’effectue désormais au sein même de ces multinationales. À travers ce que l’on appelle les chaînes de valeur globale (commerce intra-entreprise ou inter-entreprise), elles contrôleraient même directement ou indirectement près de 80% du commerce mondial.
L’économie mondiale, jadis structurée par les économies nationales et coordonnée à l’aide d’institutions internationales multilatérales (GATT puis OMC), est devenue un champ de bataille structuré autour des réseaux de multinationales. Leurs positions dominantes sont désormais garanties par les Etats eux-mêmes, devenus leurs meilleurs VRP, et par des instruments du droit international tels que les tribunaux d’arbitrages investisseurs – États (ISDS, etc). Au point que entreprises multinationales, si puissantes, telles les GAFAM, mettent en doute la capacité de régulation fiscale, sociale, écologique et technologique des Etats.
Enfin, situation inédite depuis près de soixante-dix ans, la part du commerce dans le PIB mondial, statistique qui reflète la mondialisation des échanges, s’est stabilisée. Après s’être effondrée en 2008, puis redressé en 2009-2010, la part du commerce international relativement à la richesse mondiale stagne en effet depuis 2011. Les exportations de biens et services semblent désormais contenues en-deçà d’une valorisation équivalente à 30% du PIB mondial. Les volumes de transactions financières, en constante augmentation jusqu’à la crise, ont eux aussi cessé d’augmenter.
Sont-ce les prémices d’une démondialisation ? Non, clairement pas. Plusieurs facteurs structurels, tels que la baisse continue du prix des transports, l’expansion et la connexion globale des moyens de communication, ne vont pas dans le sens d’une « démondialisation ». D’autre part, les échanges mondiaux ont continué de progresser de 3% en 2018. S’ils augmentent désormais moins vite que le PIB, ils augmentent toujours. Une hausse de 2,6% est attendue par l’OMC pour 2019.
Roberto Azevêdo, son directeur général, reconnaît lui même qu’une « sorte de plateau » a été atteint et que l’âge d’or du commerce mondial, où les échanges croissaient deux fois plus vite que le PIB mondial, est désormais de l’histoire ancienne. Le terme à la mode pour caractériser cette nouvelle situation est celui de « slowbalisation ». Les Québécois l’ont traduit par « moudialisation » : une mondialisation molle, mais toujours une mondialisation. On ne constate pas de relocalisation de la production au sein des pays (onshoring), mais au mieux un rapproché des chaines de distribution près des marchés de consommation (nearshoring).
On peut donc légitimement se demander si la stratégie commerciale européenne, conçue pour faire de l’UE la championne d’une « mondialisation folle », reste adaptée à une « mondialisation molle » principalement organisée autour des chaînes de valeur contrôlées par les multinationales et désormais remise en cause par des acteurs majeurs à l’échelle mondiale comme les Etats-Unis ?
Trump, où la disruption appliquée au commerce mondial
La doctrine commerciale de l’UE fait de l’intégration compétitive dans l’économie mondiale le vecteur de sa prospérité : « 90 % de la croissance mondiale future devrait se produire en dehors des frontières de l’Europe » ne cesse de répéter Cécilia Malmstrom, commissaire européenne au commerce, désirant en capter une part significative. Elle ajoute, pour donner une dimension sociale à cet objectif , que plus de « 30 millions d’emplois dans l’UE dépendent des exportations hors de l’UE ». Pour l’UE, le modèle des accords libre-échange des années 1990-2000 reste donc l’horizon indépassable de sa politique commerciale.
Face aux menaces incessantes de Donald Trump, l’UE est désormais prisonnière de cette stratégie. Quitte à accepter, sans aucun mandat, d’augmenter exponentiellement les importations de soja et de gaz naturel liquéfié venant d’outre-Atlantique, pour tenter d’amadouer l’hôte de la Maison-Blanche. Quitte également à négocier un accord commercial tout en ayant un revolver sur la tempe. Donald Trump a en effet déjà annoncé qu’il augmenterait unilatéralement les droits de douane, au nom de la « sécurité nationale », s’il n’obtenait pas satisfaction.
Reconnue par l’article XXI du GATT, l’exception de sécurité nationale n’a quasiment jamais été utilisée par les membres de l’OMC. C’est pourtant ce principe que Donald Trump mobilise derrière ses menaces. Jusqu’ici, dans les rares cas où elle avait été utilisée, cette exception n’avait jamais été contestée par les Etats tiers de peur de faire imploser le système commercial mondial dans son ensemble. L’UE et la Chine, avec le Mexique, la Norvège, la Russie et le Canada viennent d’en décider autrement en portant le cas de l’augmentation par les Etats-Unis des droits de douane sur l’acier et l’aluminium devant l’organisme des règlements (ORD) des différends de l’OMC.
Quelle que soit la décision de l’ORD, la boîte de Pandore a été ouverte : s’il est confirmé que la « sécurité nationale » peut justifier des restrictions au commerce, alors d’autres s’y engouffreront. Pourquoi ? Parce que l’OMC comptabilise, année après année, une augmentation des mesures de « restriction au commerce international ». Dans l’autre cas de figure, si Washington est mis en accusation, alors il est probable que Trump décide rapidement de quitter l’OMC. Il a d’ailleurs d’ores-et-déjà paralysé son organisme des règlements des différends en bloquant le renouvellement de ses juges. Quoiqu’il en soit, dans les deux cas de figure, le système commercial international multilatéral sera encore un peu plus ébranlé qu’il ne l’est déjà et l’UE se trouvera sans doctrine adaptée à cette nouvelle situation.
Désarmée face à la puissance chinoise ?
En exigeant récemment du président chinois Xi Jinping un multilatéralisme « plus équilibré » et un « partenariat gagnant-gagnant », Emmanuel Macron, Angela Merkel et Jean-Claude Juncker ont illustré combien la stratégie commerciale européenne est dans l’impasse. Désireux, depuis des années, de négocier et obtenir un accord d’investissement « classique » pour protéger les investisseurs européens en Chine, de ce qu’ils considèrent comme une expropriation – l’UE redoute historiquement le pillage de « sa technologie » – les décideurs politiques européens sont en fait devenus fortement dépendants du bon vouloir de leurs homologues chinois.
La politique de concurrence et de compétitivité externe de l’UE a ainsi rendu l’industrie européenne, notamment allemande, fortement dépendante de la demande chinoise. Sur l’autre versant, cette politique n’est d’aucune utilité pour répondre d’une même voix cohérente à la stratégie politique chinoise d’affirmation de sa puissance autour des « nouvelles routes de la soie » qui conduit les intérêts chinois à s’implanter dans plusieurs pays européens (Grèce, Italie etc).
Les conflits intra-UE apparus autour de la constitution de géants européens (fusion Alstom et Siemens), ou encore l’idée de « préférence communautaire » défendue par la France, notamment en réponse aux intérêts chinois, illustrent bien l’inadéquation de la doctrine commerciale dont l’UE s’est dotée. Du strict point de vue étriqué de la Commission européenne et des Etats-membres, réorienter la politique commerciale de l’UE pour ne plus dépendre des décisions politiques prises à Pékin ou Washington s’impose en impératif urgent.
Une stratégie sans légitimité populaire
En attendant, Bruxelles se comporte comme si Donald Trump était un accident malheureux, mais provisoire, comme si la Chine allait bien finir par rentrer dans le rang, comme si finalement la signature de ces accords pouvait se poursuivre indéfiniment. Sans tenir compte du fait que le sentiment de l’opinion publique envers ces politiques de libéralisation a profondément changé. D’une part, la demande est plus forte de protéger certains secteurs économiques, de la part des populations et des acteurs économiques eux-mêmes, De l’autre, l’aggravation de la crise écologique et climatique nourrit le rejet grandissant d’accords fondés sur l’augmentation sans limite du commerce international et la mise en concurrence des populations et des territoires au détriment de la transition écologique.
Au point que la quasi-totalité des programmes des principales formations en lice pour les Européennes comportaient la proposition d’une forme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE. Proposition qui revient à introduire des restrictions – tarifaires ou réglementaires – sur le commerce des biens en fonction de leur « contenu carbone », soit la quantité de CO2 émise par la production, le transport et/ou le cycle de vie aval du produit. Or l’OMC ne permet pas la différenciation de marchandises et de produits jugés similaires par le seul critère de leur origine géographique : tout produit remplissant les mêmes fonctions et répondant au même descriptif technique doit faire l’objet du même tarif douanier, sans distinction d’origine. Principe que l’introduction d’une taxe proportionnelle à la distance parcourue contredit.
Prise avec sérieux, cette proposition impliquerait donc de revoir le fondement de la doctrine commerciale de l’UE et de faire de la lutte contre les dérèglements climatiques un objectif supérieur à la libéralisation du commerce, Diverses voies pourraient y contribuer : réviser radicalement les accords piliers de l’OMC, transformer en profondeur la structure et les principes des accords bilatéraux et régionaux de libre-échange (notamment en limitant leur périmètre aux questions exclusivement commerciales, sans instrument de contentieux), enfin l’affermissement énergique des accords multilatéraux relatifs au climat. Dans tous les cas, l’UE devra mener bataille devant l’OMC et ses États-membres pour défendre cette option.
Plus généralement, les aspirations citoyennes en faveur d’une véritable politique de transition énergétique, d’une politique agricole tournée vers la qualité, ou encore d’une réglementation plus stricte sur les pesticides, impliquent toutes une intervention plus forte des pouvoirs publics. Et ce alors que leur droit à réguler est restreint par ces accords de libéralisation du commerce et de l’investissement. La réduction des émissions de CO2, même dans le cadre insuffisant de l’Accord de Paris, appelle par exemple l’introduction d’un régime de différenciation claire entre énergies fossiles et énergies propres, la révision des mécanismes commerciaux relatifs aux subventions publiques de l’énergie. Autre exemple : le principe et les mesures de précaution ont été relégués à un rôle subalterne, là où il faudrait justement que la Commission européenne les place au sommet des priorités en la matière.
Trois options sur la table
La Commission européenne, le Conseil des États-membres et, à un degré moindre, le Parlement européen, ont donc trois options sur la table. Ne rien changer à la doctrine et à la pratique européenne en matière commerciale et s’enfermer dans la triple impasse que l’on vient de décrire, guère soutenable dans le temps. C’est pourtant la ligne défendue par les Conservateurs, les libéraux – dont les élus En Marche – et la majorité des sociaux-démocrates dirigés par le Parti Socialiste espagnol dans les négociations en cours pour un éventuel accord de mandature. Les Verts européens s’y soumettront-ils ?
Deuxième option, basculer sur une stratégie de confrontation à la Trump qui ne paraît pas désirable et pour laquelle l’UE n’est pas armée. Il reste une troisième option : accepter que les règles qui organisent le commerce mondial sont issues du siècle passé et ne sont plus adaptées aux grands défis de l’humanité, pour expérimenter de nouvelles voies, faisant de l’urgence climatique, de la protection de la biodiversité, de la lutte contre l’évasion fiscale et de la justice sociale des principes supérieurs à ceux qui régissent le droit commercial. Il faut pour cela réécrire la plupart des accords multilatéraux relatifs au commerce et à l’investissement, donc reconstruire des alliances dans une vision coopérative et complémentariste, à l’opposé du logiciel de guerre commerciale qui prévaut à Bruxelles. Chiche ?