À l’ombre du génocide accompli – Rwanda 1994-1998
Nous sommes à la fin juillet 1994. Le gouvernement intérimaire rwandais, celui-là même qui a été constitué trois mois plus tôt, début avril, à l’ambassade de France de Kigali et qui vient de mener le génocide des Tutsi pendant cent jours, s’est réfugié au Zaïre. C’est une débâcle. Mais plutôt ordonnée.
La radio des mille collines – qui a encouragé l’extermination – est là. Les forces armées rwandaises aussi, qui ont passé la frontière avec armes (souvent), camions, voitures, bagages et uniformes. Elles ont accompagné les centaines de milliers de civils, plus d’un million, poussés sur les routes par les irréductibles du génocide.
Cette marée humaine qui déferle sur le Kivu au Zaïre est un bouclier pour les irréductibles, l’arme de la revanche à venir aussi. Pour ces extrémistes, l’exil marque un « revers », pas la fin de la guerre. J’interviewe à Goma, au Zaïre, le 27 juillet 1994, le général Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR – ces forces armées rwandaises qui menèrent tout à la fois le génocide et la guerre contre le FPR (front patriotique rwandais) de Paul Kagamé. Reconnu coupable plus tard de crime de génocide et crime contre l’humanité par le TPIR et condamné à trente ans de prison, ce général ne reconnaît pas la défaite. En cet été 1994, il dit vouloir poursuivre la guerre, assène que le FPR « s’est incrusté au Rwanda » – « incrusté » ! comme on parlerait d’un kyste – et affirme que le FPR veut « exterminer tous les Hutu ».
Un revers, un simple revers, disais-je.
Les camps de réfugiés rwandais au Zaïre sont d’immenses chaudrons de haine. Les quelques Tutsi emportés dans la débâcle y sont assassinés à la nuit tombés, « débranchés » aussi des perfusions quand apparaitra le choléra.
L’appareil génocidaire un temps désorganisé s’y reconstitue. Les réserves de la Banque Nationale du Rwanda, (la BNR, la banque centrale du pays) sont transférées sur des comptes éparpillés à travers le monde, dont la BNP à l’agence de Courcelles à Paris. L’aide humanitaire – déversée à grands flots avec l’épidémie de choléra qui fait près de 10 000 morts – est détournée pour constituer un trésor de guerre. Les structures administratives mises en place au Rwanda du temps du génocide – maillage serré des populations sous l’autorité des bourgmestres et des préfets supervisés par les extrémistes du noyau dur de l‘extermination – renaissent.
C’est un revers. La guerre n’est pas terminée, il faut « finir le travail » – le « travail » cet euphémisme pour l’extermination des tutsi.
À quelques kilomètres de ces camps de réfugiés au Zaïre, parfois moins de cinq kilomètres, au Rwanda donc, la situation est toute autre. Le pays est exsangue. La vie y a comme été gommée. Les tôles des toits ont été emportées au Zaïre, les voitures et les camions aussi, les télés, les radios, les réserves de vivres, tout ce qui avait un peu de valeur… Dans les ministères à Kigali, il ne reste pas une machine à écrire, pas un téléphone, pas même du papier toilette. Un pays entier pour ainsi dire nettoyé par le vide, parsemé de fosses communes où reposent entre 800 000 et un million d’assassinés, victimes du génocide. Des tués dans les latrines, dans les maisons, dans les fosses septiques, dans les églises, dans les stades, dans les écoles, au bord des routes, au milieu des forêts, sur chaque colline. Partout, un effluve épais de décomposition humaine : dans les champs de thé, dans les bourgs, le long des plantations de bananiers ou de haricots… Les vivants sont pour beaucoup des « survivants », des rescapés. Qui marchent hébétés, la plupart du temps dans l’incapacité de parler, de raconter, de témoigner. Ces témoignages si rares si précieux, qui seuls permettent de comprendre. Ces mots fragiles qui, plus tard seulement, viendront briser le silence. Le silence, ce marqueur absolu du génocide.
Voilà donc en quelques mots, l’héritage laissé au FPR de Paul Kagamé.
Voilà l’état des lieux au milieu de l’été 1994.
Pendant le sommet franco-africain de novembre 1994 à Biarritz, le président François Mitterrand pose en personne et en majesté la base du négationnisme à venir
Et à Paris, rien n’a changé. Le génocide est passé, mais il n’a pas été acté. Rien n’a donc changé : le FPR reste l’ennemi qui vient d’infliger une défaite politique, diplomatique et militaire. Par voie de conséquence, l’ennemi de mon ennemi étant mon ami, les extrémistes qui viennent de commettre ce génocide non acté par les décideurs français conservent les faveurs de Paris. Cela peut paraitre incroyable, c’est pourtant incontestable.
Le sommet franco-africain organisé en novembre 1994 à Biarritz en atteste. Alors que le président Mobutu du Zaïre est la vedette du sommet, le Rwanda dirigé par le FPR n’a pas été invité. Ce pays qui vient de traverser un génocide est ouvertement ostracisé par Paris qui bloque tous les programmes européens d’aide à la reconstruction. En faisant valoir systématiquement son droit de véto. Véto sur véto.
Plus que cela. Pendant ce sommet, le 18ème, le président François Mitterrand pose en personne et en majesté la base du négationnisme à venir. En introduisant et légitimant du même coup la notion de « double génocide ». « De quel génocide parlez-vous monsieur ? De celui des Hutu contre les Tutsi ou de celui des Tutsi contre les Hutu ? », répond François Mitterrand à une question de la presse. Oui, dès novembre 1994, trois mois à peine après la fin du génocide des Tutsi, cet événement singulier, un président de la république française se fait le porte-voix des extrémistes qui viennent de commettre le « crime des crimes »; le porte-voix d’Augustin Bizimungu par exemple, ce chef d’état major des anciennes Forces Armées Rwandaises (ex-FAR), qui me disait, ai-je évoqué, que le FPR était un kyste qui entendait « exterminer tous les hutu ».
Pratiquement, c’est un coup de poker. Avec la défaite des extrémistes, leurs alliés, l’Élysée, de hauts décideurs politiques et militaires (ce « lobby militaire » mis en cause par le général Jean Varret, ancien conseiller du ministre de la Coopération français) ont perdu la première partie. Et, plutôt que d’essuyer la perte, ils doublent la mise. Le Rwanda est tombé ? Le Zaïre est mis au pot. Pour se refaire. C’est une partie de poker menteur. « Pour rétablir un certain équilibre », comme on le lit dans une note du général Christian Quesnot, chef d’état major particulier à l’Élysée, « nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte ». Cette note datée du 6 mai 1994 « à l’attention de monsieur le président de la république » est toujours d’actualité en cette fin 1994.
Clairement à ce moment-là, nous « ne tordons pas le bras » aux extrémistes qui ont mené le génocide comme le répète depuis et à satiété Hubert Védrine, qui est alors, secrétaire-général de l’Élysée. Non, nous ne cherchons pas à leur « tordre le bras », nous leur prenons la main, nous les guidons, nous les orientons, nous les appuyons.
Par une « stratégie indirecte » qui passe par le régime du président Zaïrois Mobutu et sa proximité avec les génocidaires, qui passe aussi par l’ambassade de France à Kinshasa qui aide à la fourniture d’armes – officiellement au Zaïre mais en réalité au noyau dur du génocide, qui passe enfin par l’appui discret et les contacts maintenus avec les irréductibles du génocide comme le colonel Bagasora.
En ce même mois de novembre 1994, une section de MSF annonce se retirer des camps du Kivu au Zaïre, ceux-ci étant transformés, dit-elle, « en base arrière pour la reconquête du Rwanda à travers les détournements massifs de l’aide, la violence, les recrutements forcés, la propagande et les menaces contre les candidats au rapatriement ». Peu après, tout MSF se retire des camps du Zaïre. Les raids armés partis des camps du Zaïre vers l’intérieur du Rwanda se multiplient, les infiltrations et les incursions aussi. Les camps de déplacés intérieurs hutus, laissés en place au Rwanda au départ de l’opération militaro-humanitaire Turquoise, servent de base-relais et de havre à ces actions d’infiltrations. La tension ne cesse de croitre.
Paris a doublé la mise pour tenter de se refaire. Mais le bluff ne marche pas : le « double génocide » prophétisé par François Mitterrand ne se produit pas.
Elle éclate à Kibeho, au sud du Rwanda, le 22 avril 1995. Après des semaines de heurts larvés et de tensions persistantes, les nouvelles autorités rwandaises décident de démanteler ce camp de 100 à 150 000 déplacés intérieurs très majoritairement Hutu, ou s’abritent nombre d’extrémistes. La situation dérape. La confusion est totale. Des tirs résonnent, nombreux. Les affrontements font entre 2 000 et 4 000 morts. Le chiffre est impressionnant. La responsabilité de ces morts incombe essentiellement aux nouvelles et fragiles autorités rwandaises, quand bien même la volonté de provocation semble avérée.
Le camp de Kibeho est démantelé, à un prix très lourd. Les déplacés intérieurs Hutu regagnent leurs collines. Restent, au Zaïre, les camps de réfugiés proches du Rwanda. Qui sont autant de bases-arrières pour la reconquête, pour « finir le travail », et qui sont de plus en plus actifs.
En novembre 1995, Kigali entame le démantèlement des camps de Goma. L’opération est d’envergure. Visant une population de l’ordre de 300 000 à 500 000 personnes, elle est mieux préparée qu’à Kibeho. Une issue est laissée ouverte vers le Rwanda, une autre vers les profondeurs du Zaïre. Le flot humain se scinde en deux colonnes. Des centaines de milliers de personnes prennent le chemin du retour vers le Rwanda. Les autres, où se mêlent irréductibles et civils emportés par le flot, s’enfoncent dans le Zaïre.
Avec quelques confrères, je suis présent à Goma lors de cette opération en novembre 1995. Nous tombons alors sur une partie des archives du « noyau dur » du génocide, abandonnées dans la précipitation au lieu-dit de Katalé. Ces archives sont édifiantes : planification, organisation, entrainement, financement, trafic d’armes, propagande à mener, recrutement… tout est détaillé noir sur blanc, avec une minutie maniaque. Des devis pro-forma de fournitures d’armes émanant de sociétés para-publiques françaises sont également retrouvés. La commande n’a pas été honorée, mais sans feu vert des autorités françaises aucun devis n’aurait pu être émis, ce que confirme le directeur de l’une de ces sociétés.
La chute des camps de Goma marque le début de la première guerre du Congo. Lancées à la poursuite du noyau dur du génocide qui se protège avec son bouclier humain de civils, les forces militaires du Rwanda s’enfoncent de plus en plus dans ce pays continent qu’est le Zaïre. Elles harcèlent les fuyards, les repoussent de plus en plus loin, et affrontent également les forces armées zaïroises, pas les plus dangereuses mais néanmoins encore un peu opérationnelles. Les morts sont nombreux. Aucun bilan fiable n’existe mais les morts sont nombreux, vraiment. Les massacres ponctuent la retraite. Des crimes de guerre sont commis par les soldats rwandais, des crimes contre l’humanité aussi. Mais ce n’est pas un génocide, ce sont des massacres. Le sang coule, oui, mais je le répète, ce n’est pas un génocide. C’est une guerre, une très sale guerre. Le fruit d’un coup de poker menteur où Paris a doublé la mise pour tenter de se refaire. Mais le bluff ne marche pas : le « double génocide » prophétisé par François Mitterrand ne se produit pas.
François Mitterrand, justement, meurt en janvier 1996, peu après avoir cédé la présidence de la république à Jacques Chirac, élu en mai 1995. Cette crise-là, la première guerre du Congo, qui démarre en novembre 1996 est donc gérée par Jacques Chirac et un gouvernement de droite dirigé par un premier ministre, Alain Juppé, qui fut ministre des affaires étrangères pendant la cohabitation et le génocide.
L’engagement de Paris ne fléchit pas. Des mercenaires yougoslaves sont envoyés par l’Élysée à la rescousse du président zaïrois Mobutu. Ces « chiens de guerre » opèrent avec les rares forces zaïroises encore en état et avec le noyau dur du génocide. Sans guère de résultats. En mai 1997, je vois à Kinshasa l’ambassade de France brûler ses archives. Je vois aussi les soldats rwandais défiler en bon ordre sur les boulevards de la capitale zaïroise. Mobutu fuit. Il meurt quelques mois plus tard en exil.
La continuité de la politique française vis-à-vis du Rwanda est assurée par le gardien du temple mitterrandien, Hubert Védrine.
En France, un troisième gouvernement de cohabitation est formé en juin 1997 sous la présidence de Jacques Chirac : Lionel Jospin est Premier ministre, Hubert Védrine, ancien secrétaire-général de l’Élysée sous François Mitterrand pendant le génocide, devient ministre des Affaires étrangères. La continuité de la politique française vis-à-vis du Rwanda est assurée par le gardien du temple mitterrandien.
Le TPIR, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, a été créé après de longues tractations sur la base de la résolution 955 adoptée le 8 novembre 1994 par l’ONU. A l’époque, Paris a bataillé pour que la compétence du tribunal s’exerce uniquement sur l’année 1994. Les juges ne peuvent donc pas examiner et pas plus prendre en compte l’avant 1994, ni l’après 1994. C’est un mandat biaisé, Paris l’a voulu ainsi, pour se protéger bien sûr.
En octobre 1997, le TPIR, installé à Arusha en Tanzanie où il doit juger les responsables du génocide des Tutsi, n’a encore rendu aucun jugement définitif. Les membres du gouvernement intérimaire soutenu par Paris sont sur le banc des accusés, comme d’autres extrémistes ayant participé à la mécanique de l’extermination : d’anciens militaires, hauts fonctionnaires et idéologues rwandais. Je suis alors appelé à témoigner dans le cadre du jugement du préfet de Kibuyé, Clément Kayishéma. J’assiste à quelques audiences ne relevant pas de l’affaire où je dois témoigner. Je suis effaré. Je vois, en pleine audience, des accusés menacer des témoins, doigt tendu : « Toi, tais-toi ! Fais attention à toi ! Tu sais bien que nous n’avons pas fini le travail ! ». Je vois des avocats de la défense ridiculiser avec morgue et arrogance les rescapés. Je vois la cour parfois sourire à ces saillies.
En cette fin 1997, deux points me frappent de plein fouet à Arusha :
Près de quatre ans après le génocide des tutsi, la volonté de poursuivre l’extermination, de la mener jusqu’au bout – jusqu’au dernier Tutsi si je puis dire – est ouvertement confirmée en plein tribunal. Ni remords, ni regrets, ni excuses. Juste : « Nous allons finir le travail. Oui, nous allons le finir ».
Le discours négationniste, initié par François Mitterrand lors du sommet franco-africain de Biarritz tourne ici à plein régime. Les accusés de génocide regroupés à Arusha pour y être jugés cantinent ensemble, disposent d’une bibliothèque, de moyens de communication. Ils ont du temps libre, beaucoup de temps libre pour construire un discours de déni. Dans l’attente de leur jugement, ils n’ont que ça à faire : affuter leurs arguments, les polir, les durcir pour mieux réviser l’histoire.
Dans le même temps, je constate que les rescapés, si fragiles et souvent isolés, doivent subvenir au jour le jour à leurs besoins. Sans bibliothèques, sans cantines, sans moyens de communication. Je décide alors de retravailler sur ce « génocide sans importance » selon le mot de François Mitterrand rapporté par des proches.
En février 1998, une mission d’information parlementaire sur le Rwanda est finalement mise en place à Paris. Mais c’est le début d’une autre histoire…
Cet article a été publié pour la première fois le 1er avril 2019 sur AOC.