Cinquante nuances d’adversité – pluralisme et espace public
L’actualité en France nous l’indique de façon spectaculaire, voire sidérante : les démocraties libérales sont aujourd’hui profondément divisées, traversées par des crises continuelles qui interrogent leurs identités et leurs orientations. En témoignent les polémiques, à la fois récentes et récurrentes, sur des sujets aussi divers que la justice fiscale, les flux migratoires, la PMA, le port des signes religieux ou la répartition du pouvoir politique. Si de telles polémiques éclosent et perdurent, c’est parce que la France, à l’instar des autres démocraties libérales, est traversée par le pluralisme. De multiples conceptions du bien et du juste ne cessent de se confronter au sein de notre société.
Ce pluralisme politique et moral peut faire l’objet de deux lectures opposées. Selon une première lecture, le pluralisme serait intrinsèquement mortifère : il constituerait une menace larvée pour l’ordre public, le symptôme d’une périlleuse fragmentation de l’espace social risquant de faire basculer la démocratie dans le chaos et la sédition. Ceux qui conçoivent le pluralisme sous cet angle se poseront alors les questions suivantes : comment dissiper les désaccords au sein de la sphère publique ? Quelles méthodes utiliser pour substituer le consensus au dissensus ?
Une seconde lecture, aux antipodes de la première, perçoit plutôt le fait du pluralisme comme un signe de vitalité démocratique. Ceux qui partagent cette vision soulèveront alors les interrogations suivantes : dans quelle mesure la pluralité des opinions et des convictions constitue-t-elle un apport pour la démocratie ? Comment peut-elle contribuer au traitement, à l’échelle collective, des problèmes présents et à venir ?
C’est cette seconde approche du pluralisme démocratique que nous allons privilégier ici. Plus précisément, nous soutiendrons que le pluralisme est un puissant instrument de pacification sociale. Nous soulignerons également que le pseudo-pluralisme ou l’anti-pluralisme, dont nous décèlerons les traces dans plusieurs débats publics récents, nuisent au contraire à l’harmonisation des relations sociales. À cet égard, la minoration ou l’occultation du pluralisme s’avèrent à notre sens anti-pragmatiques : elles entravent l’élaboration de solutions justes et efficaces pour traiter les problèmes que rencontrent aujourd’hui les sociétés démocratiques.
Restriction du domaine du débat : le pseudo-pluralisme
L’analyse critique de la formulation des débats publics en France indique que la pluralité des idées se trouve bien souvent réduite ou occultée, que ce soit de manière tacite ou explicite. Dans le premier cas de figure, le pluralisme réel est remplacé par un pseudo-pluralisme. Dans le second cas, il est recouvert par un anti-pluralisme. Considérons tour à tour ces deux dynamiques.
Le pseudo-pluralisme réduit le champ des options envisageables dans les débats publics. Ce rétrécissement revêt trois formes. Il peut être d’ordre thématique (nombre et nature des sujets abordés), méthodologique (modes d’exposition de ces sujets) ou socio-politique (catégories sociales habilitées à s’exprimer). Cette triple restriction conditionne par conséquent ce dont on peut discuter, la manière dont on peut en discuter, ainsi que celles et ceux qui sont autorisés à discuter.
Considérons, pour éclaircir la teneur du pseudo-pluralisme, les modalités du rétrécissement méthodologique dans la sphère médiatique. Ce rétrécissement s’opère en premier par l’entremise d’un processus de dichotomisation des débats. À l’aune de ce processus, les sujets polémiques sont exposés dans plusieurs médias sur un mode binaire, enfermés dans la logique bivalente et démesurément étroite du « pour ou contre ». « Pour ou contre l’euthanasie ? » se demande-t-on par exemple dans l’émission Balance ton post (C8) du 28 septembre 2018. Des sujets hautement complexes sont ainsi réduits à des discussions de quelques dizaines de minutes entre « camps » opposés. Rassurante à maints égards (notamment lorsqu’il faut maintenir l’attention du spectateur ou de l’internaute entre deux pages de publicité), cette dichotomisation des débats donne l’impression que les questions abordées sont simples et qu’on peut donc leur apporter des réponses simples.
Dans l’espace médiatique, la dichotomisation est en outre renforcée par ce que le sociologue Erving Goffman nomme des « cadrages », c’est-à-dire des représentations sous-jacentes aux interactions sociales. Ces cadrages contribuent à restreindre les perceptions du débat public. En particulier, les débats sont souvent cadrés comme des combats. C’est ainsi que l’émission Les Terriens du samedi ! (C8) comporte une séquence intitulée « La battle des idées » dans laquelle les invités s’affrontent autour d’un sujet polémique (tel que « Pour ou contre une religion musulmane de France ? » dans l’émission du 15 septembre 2018). Cadrés de la sorte, les débats collectifs sont ainsi présentés à dessein comme des oppositions radicales, sans de nuances.
Cette équivalence entre débat et combat affaiblit le réel pluralisme des opinions en induisant l’idée qu’il n’y a que deux options possibles : celle du vainqueur et celle du vaincu. Sur le plan philosophique, la dichotomisation s’appuie sur ce que nous avons nommé, dans notre ouvrage Éthique et polémiques, l’ « absolutisme », à savoir l’idée selon laquelle il existerait en droit, pour chaque sujet de désaccord, une seule et unique réponse correcte. Perçu sous cet angle, un pluralisme non binaire n’a donc aucune valeur intrinsèque : il ne serait que le signe d’un échec du consensus, dû à l’ignorance, l’irrationalité ou la partialité des citoyens.
Fer de lance du pseudo-pluralisme, la dichotomisation des débats soulève plusieurs problèmes majeurs. En premier lieu, elle suscite un sentiment d’exclusion chez les individus (observateurs ou acteurs du débat public) qui rechignent à voir le monde en noir et blanc, selon des lignes de démarcation intangibles, mais préfèrent se situer dans les zones grises, floues et mouvantes de la complexité (que ces zones soient celles des solutions alternatives ou de l’absence de solution). Ces tenants de la complexité peuvent alors se sentir frustrés, agacés ou indignés par la binarité des débats.
Un deuxième problème majeur procède du fait que la dichotomisation, en réduisant la pluralité des idées à deux options antagonistes, nuit par là-même à l’élaboration de compromis entre les parties adverses. Le compromis, en effet, est hybride : il fait cohabiter en son sein des zones de convergence et de divergence entre ses protagonistes. En raison de ce caractère hybride, le compromis est moins spectaculaire (et donc moins prisé médiatiquement) que le pur et simple antagonisme.
Prenons, pour illustrer ce point, le cas du véganisme. La plupart des débats publics organisés sur cette question font intervenir les militants végans les plus radicaux, par définition rétifs à tout compromis avec ceux qu’ils nommeront les « spécistes. » Cette situation a bien souvent pour effet de polariser les débats et de les rendre inintelligibles. Ainsi, lorsque la militante végane Solveig Halloin compare l’élevage industriel à l’Holocauste dans un débat de l’émission Les terriens du samedi ! du 6 octobre 2018 (intitulé « Vegans vs bouchers : la guerre est déclarée ! ») elle rend impossible par la même tout point d’accord, si minime soit-il, avec l’éleveur et l’artisan-boucher invités sur le plateau. La discussion argumentée ne peut alors que se muer en pugilat verbal entre des individus qui ne sont plus tant des débatteurs que des combattants.
Par contraste, une approche authentiquement pluraliste du débat public se doit d’élargir le champ des options possibles pour rendre justice à la complexité des problèmes collectifs. Elle ne saurait donc demeurer prisonnière des questions commençant par « Faut-il… » ou « Peut-on » mais doit aussi orienter ses investigations, notamment, vers les questions « Comment ? », « Pourquoi ? » et « Jusqu’où » ? Cette pluralisation et cette complexification des débats éclaire le fait que, contrairement à ce que suggère bien souvent leur mise en scène, de nombreux désaccords ne constituent pas ce que nous avons nommé des « désaccords d’opposition » (mettant aux prises le juste et l’injuste, le bien et le mal) mais plutôt des « désaccords de gradation », révélant des différences de degré et non de nature entre leurs protagonistes.
Cet élargissement du pluralisme exige de porter un regard critique sur la structuration binaire de nos divergences, de distinguer la contradiction et la contrariété, et de de ne pas concevoir nos désaccords seulement comme des combats mais aussi comme des formes de coopération, visant à traiter des problèmes communs.
Les publics et leurs problèmes
Le pseudo-pluralisme, par ailleurs, se caractérise par un rétrécissement des catégories de citoyens habilités à s’exprimer dans la sphère publique. Force est de constater à cet égard une mutation majeure au sein des sociétés démocratiques : avant l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, les questions sociétales les plus importantes étaient quasi-exclusivement abordées à travers la figure archétypale de l’expert. Qu’il soit scientifique, professeur ou journaliste spécialisé, celui-ci symbolisait la verticalité du savoir, prenant bien souvent de ce fait la position d’arbitre dans les débats publics. À quelques rares exceptions près, les membres de la société civile n’étaient autorisés à donner leur avis que de manière incidente, sous la forme par exemple de brefs témoignages dans les émissions télévisées ou radiophoniques.
Quoi qu’on en pense, le mouvement des gilets jaunes a indéniablement œuvré en faveur du pluralisme social et instauré un nouveau paradigme, en propulsant sur le devant de la scène des figures nouvelles, appartenant à des catégories sociales naguère absentes ou sous-représentées (artisan.e.s, commerçant.e.s, patron.ne.s de PME…). Toutefois, objecteront certains, l’insertion de ces nouvelles voix dans le débat public est-elle réellement un progrès pour le traitement des problèmes collectifs ? Ne risque -t-elle pas d’accorder la parole à des personnes incompétentes, substituant de ce fait l’horizontalité de la bêtise à la verticalité de l’expertise ? En définitive, l’expansion du pluralisme n’est-elle pas le signe d’une transformation de la démocratie (gouvernement du peuple) en ochlocratrie (gouvernement de la foule) ?
Ces interrogations faisaient déjà l’objet d’un débat, au début du XXème siècle, entre le journaliste Walter Lippman et le philosophe John Dewey.
Tous deux discutaient ce qu’ils nommaient « le Public. » Lippmann soutenait que dans le cadre de la « Grande Société », globalisée et mondialisée, la complexité et la technicité croissante des affaires humaines rendait la constitution d’un Public (défini comme l’ensemble des citoyens à même de traiter les problèmes collectifs) tout bonnement impossible. Observant que les citoyens ordinaires ne passaient que quelques minutes par jour à s’informer, et ne disposaient pas des compétences nécessaires pour analyser une question dans les détails, Lippmann en déduisait que le Public était selon son expression un « fantôme » et que les citoyens ordinaires devaient donc déléguer les sujets les plus techniques au cercle des experts.
Prenant acte des difficultés soulignées par Lippmann, Dewey n’en déduisait pas pour autant que les citoyens ordinaires étaient intrinsèquement incompétents, inaptes à saisir les problèmes les plus complexes. Pour Dewey, le Public n’est pas fantomatique, même s’il peut se produire, selon son expression, une « éclipse du Public. » Rebutés par la technicité de certains débats, les citoyens ordinaires peuvent certes se désintéresser de la res publica. Toutefois, soutient Dewey, si la constitution d’un Public omnipotent s’avère un idéal inaccessible, Il est possible de constituer des publics, capables de répondre à des questions spécifiques.
De sorte que dans une société démocratique, plusieurs publics peuvent s’auto-organiser autour de plusieurs problèmes auxquels ils tiennent. Le développement des associations de citoyens dans les démocraties contemporaines témoigne de cette possibilité. Ainsi, au cours des dernières années, des associations de patients atteints du SIDA se sont formées pour comprendre la nature de cette maladie et déterminer, en relation avec l’expertise scientifique, l’acceptabilité d’essais thérapeutiques. Des questions telles que la gestion des déchets nucléaires ou la commercialisation des O.G.M font également l’objet d’une réflexion collective dans laquelle les associations de citoyens dialoguent avec les experts.
L’extension actuelle de la réflexion collective vers de nouveaux publics exige de différencier soigneusement le pluralisme et le relativisme. Il ne s’agit aucunement d’affirmer ici que toutes les prises de position, sans exception, sont équivalentes. Si le pluralisme démocratique soutient que différentes voix ont le droit d’être entendues publiquement, il n’induit pas pour autant un nivellement généralisé en vertu duquel toutes les croyances (y compris les plus aberrantes), toutes les visions du monde (y compris les plus délirantes), toutes les indignations (y compris les plus insignifiantes) auraient la même valeur. À l’ère des fake news et de la twittosphère, il importe de rappeler que l’opposition entre le vrai et le faux fait toujours sens et qu’elle permet d’établir des hiérarchies entre les discours.
Le pluralisme soutient toutefois que les solutions aux problèmes collectifs, lorsqu’elles existent, ne sont pas condensées a priori dans quelque algorithme fourni par de sages experts. Ces solutions se découvrent au cours d’expérimentations démocratiques, que celles-ci prennent la forme de conférences citoyennes, de débats locaux et nationaux, de manifestations, de forums de discussions, ou revêtent des formes inédites (songeons notamment au champ artistique). À la figure archétypale de l’expert doit donc s’adjoindre celle du citoyen-expérimentateur. Comme toute aventure collective, ce passage de l’empirique à l’expérimental n’est pas sans risques. Mais il constitue le seul moyen d’associer réellement les publics aux décisions collectives.
Pluralités occultées : anti-pluralisme et anti-pragmatisme
Pour être opératoire, le traitement pluraliste des problèmes collectifs doit enfin se confronter à un obstacle majeur : l’anti-pluralisme. Cette position ne consiste pas simplement à minorer le pluralisme mais bien à l’occulter. Dans les débats contemporains, l’anti-pluralisme prend tout particulièrement les traits de ce que l’on nomme en sociologie le « groupisme ». Ce terme désigne la propension, solidement ancrée dans l’esprit humain, à essentialiser certains groupes (qu’il s’agisse de groupes politiques, nationaux, culturels, ethniques…) en masquant les différences et les divergences entre leurs membres. Les groupes ainsi réifiés sont perçus comme foncièrement homogènes, dépourvus d’aspérités et de disparités. Cette homogénéisation peut être d’origine endogène (pratiquée par les membres du groupe) ou exogène (provenant d’un jugement extérieur au groupe). Le groupisme est donc explicitement anti-pluraliste puisqu’il consiste à faire de chaque groupe une sorte de monochrome social que ce soit pour le protéger (par exemple dans un souci d’unification) ou au contraire pour le stigmatiser en prenant appui sur des stéréotypes et des amalgames.
Si l’homogénéisation d’un groupe n’est pas nécessairement problématique dans toutes les circonstances (songeons par exemple aux moments d’unité nationale dans le champ politique ou sportif), elle le devient fortement dans un contexte polémique. L’occultation du pluralisme risque alors d’attiser les tensions sociales. Le pluralisme, par contraste, constitue alors un outil de pacification. Considérons, pour illustrer ce point, l’agression dont a été victime Alain Finkielkraut le 16 février 2019. À cette occasion, de nombreuses voix se sont élevées pour rapprocher l’antisémitisme et l’antisionisme. Certains ont même évoqué la possibilité de légiférer en la matière en criminalisant l’antisionisme. Le rapprochement entre antisionisme et antisémitisme est doublement groupiste.
D’une part, il consiste à homogénéiser le groupe des antisionistes en passant sous silence les divergences profondes entre les membres de ce groupe (divergences concernant notamment le sionisme comme théorie ou la politique actuelle du gouvernement israélien). D’autre part, le groupisme induit ici l’idée que les juifs seraient unanimement favorables, en tant que groupe, au sionisme. Or, la mise en avant de cette unanimité a pour effet d’occulter les prises de position des juifs antisionistes (comme celle de Rony Brauman ou Michèle Sibony dans une tribune récente de Libération).
Dans ce contexte polémique, l’occultation du pluralisme nous semble ici éminemment périlleuse : en créant l’idée que les juifs forment un « bloc », un ensemble dépourvu de divergences internes, elle court tout particulièrement le risque d’alimenter les pires thèses complotistes et de s’avérer en définitive contre-productive dans la lutte contre l’antisémitisme.
Plus généralement, l’attitude consistant à rendre invisibles les multiples sensibilités au sein des mouvements militants ou des groupes minoritaires au profit de la seule opposition entre « dominants » et « dominés » s’avère selon nous également contre-productive. Ici encore, anti-pluralisme et anti-pragmatisme se rejoignent. Ainsi, il existe bien des divergences au sein du mouvement végan (scindé de longue date entre abolitionnistes et réformistes), ou du mouvement féministe (féminisme égalitaire, différentialiste, décolonial, écoféminisme, afro-féminisme, évo-féministe…). De même, le groupe des personnes dites « racisées » est bien loin de partager un avis identique sur le racisme structurel, la colonisation et a fortiori les autres débats qui traversent la société française.
Vouloir à tout prix homogénéiser ces groupes en laissant supposer qu’ils pourraient s’exprimer d’une seule voix, (et en reprochant parfois à leurs membres réfractaires d’avoir « intériorisé la domination »), c’est courir le risque de les délégitimer en les faisant percevoir par l’opinion publique comme sectaires et dogmatiques. Au contraire, souligner la pluralité interne à ces groupes permet de mettre en lumière toute la vitalité des débats qui les animent. L’attitude pluraliste, en somme, favorise le rapprochement entre les groupes, y compris dans un contexte polémique. Elle nous permet de percevoir nos contradicteurs non plus comme des ennemis irréductibles mais plutôt comme des êtres dotés d’aspirations et de contradictions similaires aux nôtres. Adjoindre les différences de degré aux différences de nature, c’est englober les multiples nuances de l’adversité.
En définitive, substituer le pluralisme réel au pseudo-pluralisme ou à l’anti-pluralisme exige chez chacun d’entre nous un effort constant et parfois douloureux. Profondément enracinée, la tentation de la dichotomisation des débats ou de l’invisibilisation de l’Autre s’avère en effet très puissante. Néanmoins, quelles que soient les formes qu’elle est susceptible de revêtir, l’attitude pluraliste demeure préférable au silence imposé par l’absolutisme ou à la cacophonie infinie du relativisme. En ce sens, le pluralisme constitue bien l’indépassable horizon de la démocratie réelle.
Cet article a été publié pour la première fois le 21 mars 2019 sur AOC.