La finance verte est-elle écologique ?
Depuis la conférence de Paris sur le climat en 2015, l’industrie financière multiplie les initiatives afin de se positionner comme un acteur incontournable de la lutte contre les changements climatiques. Labellisation des fonds d’investissement responsables, création d’instruments financiers à vocation environnementale, mise au point de stratégies de décarbonisation des portefeuilles : la finance passe au vert en promettant de mettre l’ingéniosité des banquiers au service de la cause écologique.
Pour un secteur dont la réputation reste très entachée par la débâcle des subprimes et la culture de l’excès qui y fut révélée, les développements récents de la finance verte fournissent une belle occasion de retrouver une légitimité auprès des décideurs et du grand public. Pour les plus sceptiques, cependant, une question demeure : l’innovation financière saurait-elle apporter une réponse adaptée aux défis environnementaux du XXIe siècle ?
La finance verte jouit à l’heure actuelle d’un soutien institutionnel considérable. Dans l’Accord de Paris sur le climat, la communauté internationale s’est engagée à rendre les flux financiers mondiaux compatibles avec la diminution des émissions de gaz à effet de serre et l’adaptation aux changements climatiques, reconnaissant à mots couverts l’incapacité des pouvoirs publics à assurer seuls les investissements requis pour la transition vers une économie durable et la nécessité d’enrôler le secteur privé dans cet effort de financement. Plusieurs mesures ont depuis été proposées afin de favoriser l’émergence de marchés financiers durables, dont la création, par la Commission européenne, d’un standard européen pour les obligations vertes et d’une taxonomie des projets éligibles à ce type de financement. En France, le Ministère de la Transition écologique et solidaire a récemment lancé son label GreenFin pour les fonds d’investissement, tandis que l’AMF vient de créer sa Commission Climat et Finance durable, afin d’assurer le suivi des engagements de la Place financière de Paris en matière de risque climatique.
À l’origine de la finance verte se trouve une croyance bien ancrée : les marchés financiers, en tant que principal mécanisme d’allocation du capital sous le néolibéralisme, sauront eux-mêmes rediriger les capitaux vers des projets compatibles avec le développement durable, pour peu que soient mis en place les dispositifs permettant aux acteurs de marché de mieux calculer les risques financiers liés à l’environnement. On estime par exemple qu’une meilleure divulgation d’information sur les moyens que prennent ou non les entreprises pour faire face aux changements climatiques permettrait aux investisseurs d’évaluer les coûts futurs auxquels s’exposent les projets financés, avec pour effet de rendre financièrement moins attrayantes les entreprises qui négligent de prendre le virage écologique. On retrouve ici, sous de nouveaux atours, la logique qui a présidé à l’instauration de marchés du carbone, embrassant désormais l’ensemble des activités susceptibles d’avoir un impact environnemental positif ou négatif.
La gestion du « risque climat »
Les changements climatiques n’affecteront pas seulement les écosystèmes, ils auront des répercussions majeures sur le bilan des institutions financières, préviennent désormais les banquiers centraux, qui exhortent le secteur financier à mieux prendre en compte le « risque climat ».
On désigne sous ce vocable la dimension financière de la crise écologique à venir : outre les coûts associés aux catastrophes naturelles, susceptibles de mettre en difficulté le secteur de l’assurance, il y a lieu de craindre une prolifération de recours judiciaires intentés par les victimes des changements climatiques, ainsi qu’une dépréciation des actifs liés aux industries polluantes, qui pâtiront de la transition vers une économie à faible empreinte carbone – des risques qui pourraient se solder par des milliards d’euros de pertes et menacer la stabilité financière mondiale, prévenait, dans un discours devenu célèbre, le directeur de la Banque d’Angleterre Mark Carney.
La notion de risque climat signale l’entrée de la question environnementale dans l’appareillage conceptuel de la finance. Dès lors qu’il sera mieux circonscrit, le risque climat pourra être calculé, structuré, tarifé et transféré, tout comme l’ont été avant lui d’autres catégories de risques – du risque de crédit au risque de marché, en passant par le risque politique ou même le risque de longévité. Une telle délimitation du risque est le moteur de l’innovation financière contemporaine, dont l’économiste Robert Shiller disait qu’elle consistait à étendre l’empire des techniques connues de gestion du risque à des catégories de risques inédites, dont on ne soupçonnait pas jusque-là qu’ils puissent être maîtrisés [1].
L’expression même d’innovation financière s’est popularisée avec la constitution des premières bourses de dérivés financiers, aux États-Unis vers la fin des années 1970, et est indissociable du succès fulgurant qu’a connu, à la fin du 20e siècle, toute une classe d’instruments financiers axés sur la gestion des risques de change, d’intérêt et de crédit : swaps, créances titrisées, produits synthétiques, etc.
L’innovation financière occupe à l’heure actuelle une part importante des efforts que déploie le secteur financier face à la crise écologique. Les obligations vertes, des titres de créances émis sur les marchés afin de financer des projets générant des retombées positives sur l’environnement, comptent aujourd’hui parmi les instruments les plus populaires de la finance durable, avec plus de 138 milliards d’euros de titres émis mondialement en 2018. Forts de ce succès, banques et fonds d’investissement entendent diversifier leur offre de produits financiers verts afin de couvrir toute la gamme du crédit, des prêts bancaires aux petites entreprises aux grandes opérations de titrisations.
Pour les industries plus difficiles à « verdir », comme l’industrie pétrolière, on élabore des instruments financiers axés sur la transition, conçus pour inciter les entreprises polluantes à améliorer leurs procédés de production – ainsi en est-il des sustainability-linked loans, qui modulent leurs taux d’intérêts en fonction de l’atteinte ou non par l’emprunteur de cibles environnementales prédéfinies. Les obligations catastrophes (cat bonds) et autres dérivés climatiques (weather derivatives) permettent quant à eux de gérer les risques liés aux événements météorologiques extrêmes, tandis qu’une variété inusitée de swaps (les debt-for-nature swaps) se donne pour objectif de protéger la biodiversité.
Un vecteur de financiarisation
Avec la finance verte se profile donc une nouvelle génération d’instruments financiers, construits à partir de données climatiques et d’indicateurs de performance environnementale, qui étendent la logique financière à des phénomènes qui relevaient traditionnellement de l’écologie, de la biologie ou de la géographie. Une telle financiarisation de la nature semble n’être, en vérité, que le plus récent épisode d’une saga qui dure depuis plusieurs décennies, au cours de laquelle la finance a progressivement élargi sa sphère d’influence en diffusant, par le biais de l’innovation financière, ses représentations du monde et son ethos du calcul à des pans de plus en plus larges de la société.
Les chercheurs qui se sont penchés sur la financiarisation ont dressé une série de constats qui devraient inciter à la vigilance à l’égard des prétentions vertes de l’industrie financière. À ce jour, en effet, la financiarisation a plutôt encouragé une vision à court terme des affaires, contribuant partout à la hausse des inégalités et exacerbant la course vers le bas que se livrent les États en matière de protection sociale et environnementale [2].
En dépit d’une volonté affichée de replacer la prise de décision financière dans une perspective de long terme, la finance verte demeure tributaire des mêmes procédés d’abstraction que sa consœur la finance conventionnelle, qui permettent aux engagements financiers de circuler à l’identique sur les marchés, sans égard aux contextes qui les ont vu naître. Une dette, disait David Graeber, est une promesse qui a été pervertie par les mathématiques et la violence : la finance, quelle que soit sa couleur, appréhende un monde aux qualités standardisées, aux objectifs quantifiés et aux engagements susceptibles d’exécution forcée. C’est pourquoi la finance verte, loin d’entretenir un rapport au monde qui soit plus attentif aux particularités et aux exigences de chaque écosystème, s’affaire au contraire à élaborer une nouvelle métrique de l’impact environnemental, dans laquelle taxonomies, notations et indices boursiers concourent à la commensurabilité des actifs verts.
Sous les chiffres, de nouvelles formes d’engagement
Une telle commensurabilité est une condition de possibilité des marchés financiers : les titres qui s’y échangent doivent pouvoir être réduits à un ensemble de variables chiffrées, dépouillées de l’individualité gênante des engagements qui les sous-tendent. Financiariser implique en quelque sorte de transformer des relations sociales et économiques de long terme en une série d’échanges ponctuels d’argent et de risques qui pourront faire l’objet d’un calcul.
Pour opérer, cette magie de la finance requiert au préalable un important travail de définition et de standardisation des attentes, afin que nulle ambiguïté ne subsiste quant au dû de chacun – un effort proprement qualitatif qu’accomplissent, en toute discrétion, les juristes œuvrant pour l’industrie bancaire. De leur point de vue, la finance se révèle comme une grande toile d’obligations contractuelles organisant des rapports de dettes entre individus, entreprises, institutions financières et États, plus ou moins susceptibles d’être sanctionnés par les tribunaux en cas de défaut [3].
L’étude des soubassements juridiques de la finance montre que la financiarisation des dernières décennies correspond à de nouvelles manières d’organiser les rapports entre différents acteurs économiques, mais aussi à de nouvelles manières de formaliser, de représenter et de justifier ces rapports en droit. L’innovation financière fut ainsi l’occasion de redéfinir les prérogatives que peuvent faire valoir différentes classes de créanciers et de débiteurs, modifiant au passage la répartition usuelle des risques et des profits que génère l’activité économique.
Par exemple, si les swaps ont permis aux entreprises et aux collectivités publiques de profiter des conditions avantageuses qu’offrent les marchés internationaux, ils les ont simultanément privées de certaines protections associées aux formes plus traditionnelles de financement ou d’assurance, au bénéfice de leurs banques qui y ont trouvé une sécurité accrue. Or, en France, l’affaire des « emprunts toxiques » contractés par certaines communes illustre bien les dérapages que peut entraîner ce nouvel équilibre contractuel.
À son tour, la finance verte est en passe de redéfinir les droits et les obligations d’une pluralité d’acteurs qui interviennent sur les marchés financiers. En marge des débats sur les activités compatibles ou non avec le développement durable – le « charbon propre », l’énergie nucléaire, les biocarburants peuvent-ils se présenter comme des investissements verts ? –, l’on se questionne par exemple sur le caractère contraignant des engagements environnementaux que prennent les émetteurs d’obligations vertes. Sous la gouverne de l’International Capital Market Association, l’industrie financière a commencé à codifier les normes qui s’imposent en la matière, en insistant toutefois sur le caractère volontaire des engagements pris en vertu des Green Bond Principles.
Alors que le droit prévoit déjà des règles – bien contraignantes, celles-là – concernant les informations à communiquer lors d’une émission de titres et les recours qui s’offrent aux investisseurs en cas d’information trompeuse, la finance verte se développe présentement sous la forme d’un droit mou, reposant uniquement sur la confiance et la bonne réputation de ses promoteurs. Les promesses écologiques de la finance ont beau se parer de mesures de performance et d’indicateurs chiffrés, imitant en cela les instruments financiers conventionnels, elles ne génèrent pour l’instant aucune dette dont on pourrait réclamer le paiement forcé. En ce domaine, la parole donnée ne l’est en somme que sur l’honneur et nul huissier ne viendra jamais combler les attentes déçues.
NDLR : Pascale Cornut St-Pierre a publié en janvier La Fabrique juridique des swaps aux Presses de Sciences Po