Une sphère publique alternative : les festivals internationaux de littérature
À l’heure où le festival international de littérature de Berlin s’achève, on peut s’interroger sur l’expansion de ce type d’événements dans le monde au XIXe siècle. L’essor des festivals de littérature tient à la convergence de plusieurs facteurs : les nouvelles formes de promotion développées par l’industrie du livre afin d’atteindre le public (salons, foires, festivals), les politiques en faveur de la démocratisation culturelle, et l’engagement d’un groupe d’intermédiaires. Ils remplissent une triple fonction, culturelle, économique et politique.
Cependant, alors que la fonction économique prévaut dans les salons et foires, les festivals de littérature privilégient quant à eux la fonction culturelle, à travers la programmation, le temps accordé à la discussion et à la lecture en public, le cadre convivial, la dimension festive. À quoi s’ajoute une fonction rituelle qui conforte l’illusio, à savoir la croyance dans la valeur de la littérature, renforcée par la présence charismatique de l’écrivain.e en personne.
Pour les auteurs, ces festivals ont également, une fonction de légitimation et de professionnalisation. Ils leur offrent aussi des espaces de sociabilité nationale ou transnationale, tissant des réseaux par-delà les frontières géographiques et linguistiques. Enfin, certains festivals remplissent une fonction politique en créant une sphère publique transnationale alternative.
L’essor des festivals de littérature
Premier festival de littérature en Europe, Cheltenham, fondé en 1949, demeura longtemps le seul de son espèce. En France, c’est aux marges de l’institution littéraire que naît le phénomène, pour des genres en quête de légitimité, la BD (Angoulême, 1974) et le polar (Reims 1986), qui revendiquent la dimension festive contre la sacralisation de la « haute culture ». Dans le monde anglophone, il s’installe revanche au cœur de la vie littéraire dès cette époque : en 1974 est mis en place le festival Authors at Harbourfront Centre à Toronto, en 1983 Edinburgh International Book Festival, puis en 1988 Hay-on-Wye Festival of Literature and the Arts, initialement dédié à la poésie.
Ces événements se multiplient dans les années 1990 : Étonnants Voyageurs à Saint-Malo (1990), Oxford Literary Festival (1997), Melbourne Writers Festival (1998), Festivaletteratura Mantova (1997), Sydney Writers Festival (1997), International Literature Festival Berlin (2001), Lit. Cologne (2001), Festival America à Paris (2002), Brooklyn Book Festival (2005), World Voices Festival of International Literature New York (2005), The European Borderlands Festival (2006), Jaipur (2006), the Bookworm International Literary Festival de Pékin (2007), Worldstock – Portland (2014), pour ne citer que quelques exemples. On recense à l’heure actuelle plus de 450 festivals dans le monde anglophone uniquement.
Si beaucoup d’entre eux sont nationaux, un certain nombre revendiquent leur internationalité. En analysant un échantillon de 38 festivals internationaux parmi les plus importants, on constate que 30 ont été fondés depuis 1990 (dont 22 depuis 2000), et que la plupart sont situés en Europe (14) et en Amérique du Nord (10, dont 8 aux États-Unis). On peut aussi les répartir selon le nombre d’invités et de visiteurs. Aux grands festivals (au nombre de 8) qui déclarent recevoir plus de 150.000 visiteurs et, généralement plus de 300 auteurs, s’opposent les plus petits événements (15), rassemblant moins de 50.000 visiteurs et qui invitent le plus souvent moins de 150 auteurs.
Mis à part les deux très grands festivals indiens (Jaipur et Kerala), les premiers sont établis au centre de l’aire anglophone, au Royaume Uni (Hay, Édimbourg) et aux États-Unis (Los Angeles Time, Miami, Library of Congress), quand les seconds se trouvent plus fréquemment à la « périphérie » linguistique du marché mondial du livre (Bouthan, Brésil, Chine, Danemark, Hong Kong, Indonésie, Israël, Norvège, Trinité-et-Tobago). Les festivals européens (Mantoue, Lit. Cologne, Étonnants Voyageurs, Göteborg, Marathon des mots) se situent entre ces deux pôles avec 50.000 à 150.000 visiteurs et entre 100 et 300 invités, tout comme les deux festivals australiens de Melbourne et de Sidney.
La plupart de ces festivals tendent à reproduire dans leur programmation les rapports de force inégaux qui structurent le marché mondial du livre, entre centre et périphérie (économique et linguistique), entre mondes « occidental » et « non occidental », entre grands groupes et petits éditeurs indépendants et entre grosses agences littéraires anglo-américaines et petites agences de par le monde. La chance pour un.e auteur.e d’y être invité.e dépend en effet du poids relatif de ces intermédiaires ; et les invitations en suscitent d’autres, selon l’effet « Mathieu » décrit par le sociologue américain Robert Merton (plus on a de succès, plus on a de succès), expression du phénomène de concentration de l’attention médiatique sur un petit nombre d’auteur.e.s.
Des festivals politisés
Cependant, un certain nombre de ces festivals œuvrent à contrer ces logiques du marché et à promouvoir la diversité culturelle. Ce sont aussi les plus politisés. 25 des 38 festivals de notre échantillon affichent des thèmes politiques. C’est le cas notamment de tous ceux situés dans des régions « périphériques » du marché mondial du livre, mais aussi de nombre des festivals européens (dont Berlin, Mantoue, Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, Marathon des mots à Toulouse) et nord-américains (dont le PEN World Voices festival à New York et Vancouver). Près de la moitié réunissent des auteurs de plus de 20 pays.
Un des plus anciens festivals de cet ensemble, Étonnants Voyageurs, fondé en 1990 par Michel Le Bris, lance en 2000 des éditions dans des pays de la périphérie : Missoula, Dublin, Sarajevo, puis Bamako en 2001, inaugurant le premier festival subsaharien francophone, Haïti en 2007, Haïfa en 2008, Brazzaville en 2013, et Rabat-Salé en 2014. En 2010, 200 écrivains de 36 pays, dont Maurice, Madagascar et les Comores, étaient invités à Saint-Malo, pour débattre du thème : « Zones de fracture : Russie, Haïti, Afrique, France. Que peut la littérature dans le chaos du monde ? », avec des interrogations portant sur la fracture coloniale, l’immigration, l’identité nationale, et des focales sur la Russie, les écrivains d’Afrique en ce 50e anniversaire de l’indépendance de dix-sept pays du continent, ainsi que, sous le patronage de Lyonel Trouillot et Dany Laferrière, Haïti où l’édition prévue n’avait pu se tenir en raison du tremblement de terre.
En juin dernier, alors que le festival fêtait sa trentième édition, le thème choisi était « état de crise ». Parmi les sujets abordés : l’avenir et les frontières de l’Europe, la problématique de l’exil et de l’hospitalité, les rapports entre littérature et démocratie, la francophonie, etc. L’activité passée du festival était résumée sur le site en ces termes : « Depuis 1990, le festival malouin célèbre la littérature ouverte sur le monde et honore les textes qui déjouent les frontières. »
Le World Voices Festival of International Literature a été fondé en 2005 par la section étasunienne du Pen Club, sous la présidence de Salman Rushdie, à l’initiative de la traductrice Esther Allen qui militait alors pour promouvoir la traduction dans son pays. En effet, un rapport officiel avait révélé que les traductions représentaient moins de 3% de la production de livres aux États-Unis. Dans son discours d’ouverture lors de l’édition de 2009, Salman Rushdie expliqua que le festival était né « d’une profonde inquiétude quant à l’étiolement, dans la conjoncture actuelle, de la conversation entre les États-Unis et le reste du monde » (je traduis). Et Rushdie de citer à l’appui le faible taux de traductions aux États-Unis. L’année suivante, le festival réunissait 150 écrivains et traducteurs de 40 pays, avec le soutien officiel de plus d’une douzaine des États concernés.
Les thèmes illustrent la fonction critique revendiqué par les festivals de ce groupe. En 2007 : écriture postcoloniale, histoire et vérité de la fiction, l’identité, l’environnement, l’écriture de prison comme acte politique, guerres sales (témoignages sur les abus commis par les États-Unis contre les droits fondamentaux et la loi internationale dans sa guerre contre le terrorisme. En 2008 : écrire le génocide, l’engagement politique, guerres africaines, écriture et responsabilité politique au théâtre. En 2009 : littératures de gauche et de droite, innocence et culpabilité (sur la responsabilité du citoyen et de l’écrivain), debout devant l’histoire : à la mémoire de Ken Saro-Wiwa.
La politisation des thèmes illustre la fonction croissante de ces festivals comme arènes de construction d’une sphère publique transnationale alternative. La dimension critique qu’ils mettent en avant est étroitement liée à la figure de l’écrivain comme porte-parole de son pays et comme intellectuel prophétique. Si la figure de l’écrivain engagé a décliné depuis la mort de Sartre en 1980, dans une conjoncture de division du travail intellectuel et de montée de l’expertise, tandis que la place de la littérature dans l’espace médiatique tend à se réduire comme peau de chagrin, ces festivals offrent un nouvel espace de débat critique, qui donne voix non seulement à des hommes blancs occidentaux, mais de plus en plus à des femmes et à des auteur.e.s issu.e.s de cultures « non occidentales ».
Un des plus représentatifs de cet ensemble, le festival international de littérature de Berlin illustre ces tendances. Lors de la 17e édition en 2018, son directeur, Ulrich Schreiber, se flattait qu’il soit « le plus international des festivals internationaux de littérature ». Environ 200 auteurs en provenance de plus de 40 pays figuraient au programme. La présentation sur le site soulignait cette diversité : « Venez faire l’expérience d’une littérature en état d’urgence ! Poètes arabes et nouvellistes américains, sud-coréens et leurs collègues russes, romanciers sud-africains et novices albanais – chaque année, au mois de septembre, le Festival international de la littérature de Berlin présente la diversité littéraire de la prose et de la poésie contemporaines du monde entier. ».
Chaque année, un.e écrivain.e est invité à ouvrir le festival avec un discours politique. En 2009, l’écrivaine indienne et intellectuelle engagée Arundhati Roy, opposante au gouvernement de son pays, avait intitulé le sien Democracy’s Failing Light. Elle se demandait ce qui était arrivé à la démocratie dès lors qu’elle avait « fusionné avec le libre marché en un unique organisme prédateur doté d’une étroite imagination circonscrite à l’idée de la maximisation du profit ». Un extrait de ce discours fut lu lors du « Worldwide Reading Event Against Populism » le 7 septembre 2016, événement qui se tint en Allemagne, en Finlande, en Lithuanie, en Croatie, aux Pays-Bas, en Espagne, en Suède et aux USA. Ces lectures (Worldwide readings) ont été lancées en 2006 par la Fondation Peter Weis pour la Culture et la Politique, en lien avec le festival international de littérature de Berlin, à l’occasion du troisième anniversaire de la déclaration de guerre en Irak. Réinvitée au festival de Berlin en 2017, Arundhati Roy refusait de se définir comme activiste, et revendiquait un rôle politique pour l’écrivain.
En 2018, c’est l’écrivaine turque Elif Shafak qui ouvrait le festival de Berlin. Auteure de réputation mondiale – ses treize livres, dont certains écrits en anglais, sont traduits dans une quarantaine de langues –, Shafak était l’objet d’attaques de la part de la presse pro-gouvernementale en Turquie depuis la publication en 2006 de son roman La Bâtarde d’Istanbul (trad. fr. Phébus, 2007), où l’un des personnages fait allusion au génocide des Arméniens de 1915. Acquittée par la cour d’appel du crime d’insulte à l’identité nationale, elle continua à être menacée pendant deux ans, avant de s’installer à Londres en 2010. Lors de son discours d’ouverture au festival de Berlin, elle appelait à la résistance en temps de crise, alors que prospèrent tribalisme et populisme : « La culture et les arts deviennent un espace ouvert pour dire l’indicible, pour rendre visible l’invisible, pour générer un humanisme inclusif et transformer l’empathie en voix de résistance ».
Inaugurée par l’écrivaine et journaliste autrichienne Eva Menasse, l’édition en cours du festival aborde les rapports entre littérature et intelligence artificielle, la décolonisation, le changement climatique, l’histoire littéraire des mondes arabes et latino-américains, les bouleversements politiques au Brésil, au Vénézuela, en Argentine, au Nicaragua, en Arabie saoudite, à Hong Kong, en Chine, en Inde et en France, ainsi que le concept d’hégémonie. Le 11 septembre, le festival invitait, dans le cadre du programme des lectures mondiales pour la liberté d’expression, à attirer l’attention sur le sort des auteurs et défenseurs de droits humains emprisonnés ou disparus. Parallèlement au festival, les organisateurs coéditent des recueils de textes sur l’Europe ou des reportages littéraires sur les réfugiés par des écrivains du monde entier, répercutant et prolongeant ainsi les débats qui se tiennent dans son enceinte.
Dans la conjoncture de crise actuelle, nombre de festivals de littérature construisent donc une sphère publique transnationale alternative, où les écrivain.e.s font office de prophètes modernes. Se démarquant de la sphère bureaucratique où règnent les experts, cette sphère publique est reliée d’un côté au marché mondial du livre, de l’autre aux champs médiatiques locaux, où ces écrivains invités sont souvent invités à s’exprimer au cours de leur séjour. Cette figure traditionnelle de l’écrivain engagé s’est féminisée et diversifiée.
Cependant, la diversité culturelle croissante que l’on observe dans les festivals de littérature ne doit pas masquer les fortes inégalités qui subsistent quant aux chances d’accès à cette sphère publique transnationale (les écrivains des Suds publiés localement en sont le plus souvent dépourvus), du fait des rapports de force entre les langues, les pays et les intermédiaires.