Économie

Industrie du développement : les mésaventures des modèles voyageurs

Anthropologue

Micro-crédit solidaire, titrisation foncière, paiement basé sur la performance, transferts monétaires, prévention de la transmission du Sida de la mère à l’enfant, aliments thérapeutiques contre la malnutrition infantile, promotion des pratiques familiales essentielles constituent autant de « modèles voyageurs », promus, selon les cas, par la Banque mondiale, l’OMS, l’UNICEF, MSF, et bien d’autres « partenaires du développement ». Ils consomment une grande partie de l’aide au développement, et fournissent des centaines de milliers d’emplois. Mais comment faire en sorte qu’ils s’adaptent mieux, chaque fois, aux réalités locales ?

Dans le monde de l’aide au développement et de l’aide humanitaire, structuré par les institutions des Nations Unies, les banques de développement, les agences de coopération, les fondations, et une multitude d’ONGs petites et grandes, les interventions standardisées dominent. Élaborées par des experts internationaux, financées par les bailleurs de fonds, implantées par des organisations ad hoc (les « projets de développement ») ou par les administrations des pays bénéficiaires, ces interventions standardisées (sous forme de politiques publiques, de programmes, de projets, de protocoles) sont implantées de façon à peu près identique d’un pays à l’autre dans le Sud, et en particulier en Afrique.

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Micro-crédit solidaire, titrisation foncière, paiement basé sur la performance, transferts monétaires (cash transfers), prévention de la transmission du Sida de la mère à l’enfant, aliments thérapeutiques contre la malnutrition infantile, promotion des pratiques familiales essentielles, sont autant d’exemples contemporains, parmi bien d’autres, de « modèles voyageurs », promus, selon les cas, par la Banque mondiale, l’OMS, l’UNICEF, MSF, et bien d’autres « partenaires du développement ». Un modèle voyageur s’appuie le plus souvent sur une success story initiale quelque part dans le monde (comme le Brésil pour les cash transfers, le Rwanda pour le paiement à la performance dans le domaine de la santé, ou la Grameen Bank de Mohamed Yunus au Bangladesh pour le micro-crédit solidaire). Cette success story doit avoir été validée par des experts, certifiée par des institutions de développement, louée dans des médias spécialisés, avant de pouvoir devenir exportable.

Nous prenons ici « modèle » dans le sens très précis d’une configuration spécifique d’ingénierie sociale, un ensemble organisationnel composé de dispositifs intégrés autour d’un mécanisme causal censé induire des changements de comportements. Ce sens est donc très différent d’autres acceptions usuelles : modèles prévisionnels, modèles mathématiques, modèles interprétatifs… Le processus de fabrication d’un modèle d’ingénierie sociale passe par plusieurs étapes. Il faut d’abord extraire le « mécanisme » auquel on impute le succès du cas inaugural, et qui est censé pouvoir produire les mêmes effets positifs dans des contextes différents de son premier contexte d’occurrence.

Ce mécanisme est toujours simple : payer plus celui qui travaille plus et mieux, distribuer de l’argent aux familles les plus vulnérables pour qu’elles sortent du « piège à pauvreté », former des sages-femmes à la prise en charge les parturientes séropositives, permettre aux pauvres d’accéder au crédit grâce à des garanties collectives, etc… Ce mécanisme est causal et repose sur une « théorie du changement » : s’il est mis en œuvre correctement, il favorisera les comportements souhaités, il entrainera les effets attendus (moins de pauvreté, une meilleure santé, etc…).

Autrement dit, dans la success story de départ, il s’agit de faire la différence (toujours arbitraire) entre d’un côté ce qui dépendrait de l’efficacité intrinsèque du mécanisme proprement dit (celui autour duquel le modèle va être constitué et exporté), efficacité qui serait indépendante des contextes de mise en œuvre, et, de l’autre côté, ce qui relèverait du contexte d’émergence. Le mécanisme serait le facteur principal du succès, les facteurs contextuels n’auraient joué qu’un rôle secondaire. Notre expérience de recherche montre que c’est bien souvent l’inverse : ce sont les facteurs contextuels qui assurent le plus souvent le succès éventuel d’une intervention.

Après cette étape de « décontextualisation » et de conceptualisation d’un mécanisme censé être doté d’efficacité intrinsèque, la fabrication du modèle par des experts internationaux implique l’élaboration de dispositifs, qui, eux, sont toujours complexes, permettant d’opérationnaliser le mécanisme, de définir les normes et les procédures d’accès des populations cibles aux ressources promises, de définir une architecture organisationnelle, de former les agents chargés de la diffusion et de la mise en œuvre du modèle.

Par exemple, le modèle des cash transfers (généralisé aujourd’hui dans la quasi-totalité des pays du Sud) implique trois dispositifs majeurs : (a) un dispositif de ciblage des populations vulnérables bénéficiaires ; (b) un dispositif de distribution de l’argent à celles-ci ; (c) un dispositif de conditionnalités (optionnel) pour bénéficier des distributions (visites médicales, scolarisation des enfants, etc.). Chaque dispositif se décline en de multiples instruments : le ciblage par exemple repose selon les cas sur des enquêtes rapides de ménages, sur des méthodes statistiques, sur l’usage de proxys, sur des méthodes participatives, ou sur une combinaison de certains de ces instruments.

Enfin, la diffusion d’un modèle voyageur, par tâche d’huile, suppose la mobilisation d’« agences de voyages », autrement d’institutions humanitaires ou de développement qui s’en font les promoteurs et qui obtiennent l’accord des pouvoirs politiques des pays du Sud pour y implanter le modèle. À ce stade-là, un véritable business s’est déjà développé autour du modèle, avec des spécialistes et des personnels dédiés (experts, cadres, agents de terrain, évaluateurs, consultants, assistants techniques), une prolifération de séminaires et d’ateliers, la publication de manuels, la constitution de réseaux (communautés de pratiques, voyages d’étude).

Les modèles voyageurs constituent aujourd’hui la forme dominante des interventions en développement, ils consomment une grande partie de l’aide au développement, et fournissent des centaines de milliers d’emplois. Ils sont censés être « à haut facteur d’impact » et donc susceptibles d’atteindre plus facilement les cibles quantifiées des « Objectifs du millénaire pour le développement » (hier) ou des « Objectifs du développement durable » (aujourd’hui). Ils sont facilement bancables, permettent des économies d’échelles, et correspondent au format actuel des méthodes de gestion et des audits.

Ils correspondent bien aux deux idéologies majeures du monde du développement : (a) la quête incessante d’une « solution miracle » pour chaque problème identifié (l’échec de chaque solution miracle entrainant inlassablement la mise sur le marché d’une nouvelle solution miracle) ; (b) la croyance que l’ingénierie sociale fonctionne comme l’ingénierie technologique (un mécanisme efficace peut fonctionner quels que soient les contextes où il est mis en œuvre, comme un vaccin ou un échangeur routier). Mais, dans le monde social, il n’y a pas de mécanisme miracle, aucune causalité simple et stable, et l’ingénierie sociale est intégralement dépendante des contextes, de leur complexité, de leur singularité.

Aussi bien conçue et mise en œuvre soit-elle, une intervention ne peut jamais se passer comme elle a été programmée, transformée par le jeu des acteurs qui occupent l’arène locale.

En effet, le sort des modèles voyageurs se joue sur le terrain et ne découle pas vraiment de la pureté logique de leurs mécanismes ou de la sophistication technique de leurs dispositifs. Les modèles voyageurs élaborés par l’industrie du développement du Nord doivent affronter la redoutable épreuve des contextes de mise en œuvre dans le Sud. Leurs promoteurs font partie des élites professionnelles ou sociales de la planète : cette ingénierie sociale a été fabriquée par des experts, financée par des bailleurs, approuvée par des décideurs politiques, mise en mouvement par des techniciens qui, tous, vivent dans des contextes sans commune mesure avec les contextes des populations cibles ou des agents de terrain, qu’ils ignorent et dont ils n’ont aucune expérience sensible. Et si un modèle a parfois fait ses preuves dans un contexte initial spécifique, rien ne dit qu’il en sera de même dans des contextes nettement différents.

Au centre des contextes où tout modèle est implanté se trouve en effet une diversité d’acteurs sociaux locaux, situés à des années lumières des promoteurs, et qui ont les uns et les autres d’autres perceptions, d’autres intérêts, d’autres logiques d’action, d’autres stratégies que les experts, les financeurs, les décideurs, et les techniciens qui ont permis au modèle d’arriver jusqu’à chez eux. Le modèle se trouve confronté à de multiples « groupes stratégiques » présents dans l’arène locale (bénéficiaires, non bénéficiaires, notables, bureaucrates d’interface, agents des projets, etc.) dont chacun va se débrouiller avec le modèle à sa manière, le tirer dans la direction qui l’arrange, le « traduire » dans son système de sens, s’en servir ou s’en accommoder d’une façon ou d’une autre.

Le modèle d’ingénierie sociale « réel », autrement dit le modèle tel qu’il fonctionne « pour de vrai » sur le terrain, s’éloigne inévitablement du modèle « idéel », celui qui avait été prévu par les experts, les financeurs, les décideurs, et les techniciens. C’est ce que la socio-anthropologie du développement a appelé la « dérive » des projets, ce que l’analyse des politiques publiques a appelé implementation gap ; l’écart de mise en œuvre. La dérive ou l’implementation gap ne sont nécessairement les symptômes d’un projet mal conçu, d’une politique publique hasardeuse, d’une intervention défaillante, bien que parfois ce puisse être le cas. Aussi bien conçue et mise en œuvre soit-elle, une intervention ne peut jamais se passer comme elle a été programmée, elle est inéluctablement transformée par le jeu des acteurs de terrain, par les rapports de force et de pouvoirs au sein desquels elle est implantée, par les interactions largement imprévisibles entre les différents groupes stratégiques qui occupent l’arène locale.

Ces écarts entre l’intervention sur le papier et l’intervention sur le terrain, ces nombreux effets inattendus de toute configuration d’ingénierie sociale quand elle est confrontée à ses destinataires, sont les conséquences de l’épreuve des contextes. Les acteurs locaux recourent, à des degrés divers et selon des logiques multiples, au contournement, à l’usage sélectif, au détournement, au boycott discret, à l’approbation de façade. Les modèles voyageurs, parce qu’ils sont standardisés autour d’un mécanisme miracle, sont particulièrement atteints par ces écarts et ces effets inattendus. On peut même, à leur propos, évoquer une « revanche des contextes » : ceux-ci, sous-estimés souvent, ignorés parfois, impactent de façon significative la mise en œuvre des dispositifs et concourent à produire une réalité fort éloignée des effets attendus anticipés par les experts, les financeurs, les décideurs, et les techniciens.

Certes les promoteurs des modèles voyageurs ne sont pas stupides, ils connaissent l’existence des contextes de mise en œuvre et savent que des formes d’adaptation, de vernacularisation et d’appropriation sont nécessaires. Mais ils considèrent le plus souvent que ces aménagements restent secondaires et que le mécanisme fera ses preuves, pour peu qu’il soit proprement implanté, et que les populations soient bien « sensibilisées », afin qu’elles observent les consignes de l’intervention et soient convaincues de ses bienfaits. Surtout, ce qu’ils entendent par « contexte » reste limité à des variables socio-démographique, socio-politiques ou socio-culturelles facilement identifiables et relativement quantifiables, auxquelles il conviendrait de simplement ajuster le modèle. Ce sont les « contextes structurels » qui les intéressent. Mais ils ignorent de fait les « contextes pragmatiques », ceux où évoluent les groupes stratégiques, ceux où se déploient l’agencéité (agency) des acteurs locaux, leurs capacités d’action, leurs relations de pouvoir, leurs stratégies quotidiennes, leurs « normes pratiques ». Or ce sont les pratiques et routines quotidiennes des acteurs locaux qui mettent à mal les interventions, pas les variables structurelles !

Depuis deux ou trois décennies les méthodes dites participatives sont convoquées par les promoteurs, et intégrées dans les dispositifs des modèles voyageurs, dans le but affirmé d’impliquer les populations locales, de les responsabiliser, de les transformer en partenaires. Mais cette « participation » porte toujours sur des aspects relativement secondaires : en effet les règles du jeu importantes, autrement dit les règles « constitutionnelles » (Ostrom), qui fondent l’architecture du modèle, sont quant à elles intouchables et non négociables.

Comme pour les autres dispositifs des modèles voyageurs, le décalage est manifeste entre la participation telle que définie par les experts, et les attentes ou normes sociales des groupes cibles. Les formes de participation à l’occidentale (assemblées générales, comités de gestion, quotas de femmes, transparence, bénévolat associatif, reddition de comptes – accountability –, mise à l’écart de la chefferie, par exemple) proposées ou plutôt imposées par l’ingénierie sociale du développement ne correspondent pas aux formes locales de gestion des relations sociales et économiques et aux types d’action collective en vigueur sur le terrain, et apparaissent donc comme des conditionnalités et des exigences que les intervenants occidentaux infligent aux principaux intéressés, qui, pour pouvoir accéder aux ressources promises par l’intervention, se sentent forcés de les accepter à contre cœur et sans mot dire. « Injonction participative » : cette expression paradoxale décrit très exactement une situation générale. Dès lors, du côté des acteurs locaux, bénéficier de la « rente » du développement implique l’art de « faire semblant » et oblige à développer des capacités de « double langage ».

Une intervention extérieure ne devrait-elle pas tenter de s’adapter aux réalités locales, plutôt que de vouloir adapter les réalités locales à son modèle ?

C’est aussi une source d’humiliation, face à des injonctions considérées comme illégitimes ou abusives, humiliation qui n’est pas pour rien dans les sentiments anti-occidentaux largement développés en Afrique, où le passé colonial, loin d’être oublié, se trouve par là même souvent réactivé. On ne s’étonnera donc pas de ce que l’« injonction participative » issue de l’ingénierie sociale développementiste n’ait pas les effets prévus et produise elle aussi des contournements et des écarts significatifs chez ceux qui y sont soumis.

L’une des difficultés les plus importantes des modèles voyageurs face à cette épreuve des contextes est l’absence quasi-totale de rétro-informations (feed back) sur les effets « inattendus » entrainés par la confrontation avec les contextes pragmatiques. Les dispositifs de suivi-évaluation en ingénierie sociale sont en effet concentrés sur les effets « attendus », dans une perspective chiffrée : les résultats sont-ils à la hauteur des attentes ? Quel est le pourcentage d’atteinte de tel objectif ? Quel est le taux d’exécution des activités ou le montant des fonds effectivement dépensés ? Combien de familles ont été touchées, combien de séances de formation ont été dispensées ? Ces indicateurs quantitatifs sont au centre des outils de planification (cadre logique) et d’étude d’impact (essais randomisés) de l’ingénierie sociale développementiste. Ils ne permettent pas d’identifier les contournements quotidiens dont toute intervention est l’objet, les milles et une ruses des bénéficiaires potentiels ou réels, le triomphe des normes pratiques régulant informellement les comportements des agents de terrain aux dépens des normes officielles de l’intervention.

Seules en effet des méthodes d’enquêtes fines, qualitatives, de type socio-anthropologique, basées sur une connaissance approfondie des contextes locaux, peuvent permettre de repérer et de documenter l’inattendu, l’imprévisible, le décalé, l’imprévu. Or l’inattendu, l’imprévisible, le décalé, l’imprévu constituent des dimensions essentielles de la mise en œuvre de tout modèle d’ingéniérie sociale, bien plus fréquentes que les « bonnes pratiques », les comportements « observants », ou l’application scrupuleuse des consignes et des règles du jeu édictées par des promoteurs lointains, et, le plus souvent, peu légitimes aux yeux des populations locales.

Peut-on réformer les modèles voyageurs ? Ou peut-on proposer des interventions alternatives ? Répondre à ces deux questions n’est pas chose facile, et va au-delà des compétences du chercheur. Mais on peut néanmoins tenter de proposer deux pistes. Du côté de l’industrie des modèles voyageurs, cela impliquerait de sensibiliser les experts, les financeurs, les décideurs, et les techniciens à l’importance des effets inattendus, et au rôle positif que peuvent jouer des dispositifs de rétroaction permettant à une intervention de se réformer elle-même avant de réformer les autres. Bien souvent, quand des chercheurs exposent les effets inattendus d’une intervention particulière, ses promoteurs refusent de voir en face le diagnostic, qu’ils prennent comme une attaque personnelle ou comme une agression hostile, ou qu’ils récusent car « non scientifique » du fait du recours à des enquêtes qualitatives.

De rares exemples, bien trop rares, montrent pourtant qu’un projet de développement qui serait sensible aux réactions locales qu’il suscite, qui serait réactif aux contournements dont il est l’objet, pourrait justement tenir compte de ce diagnostic pour modifier sa propre façon d’intervenir, son architecture, voire ses objectifs. Une intervention extérieure ne devrait-elle pas tenter de s’adapter aux réalités locales, plutôt que de vouloir adapter les réalités locales à son modèle ? Hélas, les tendances lourdes de l’industrie du développement vont plutôt dans l’autre sens.

Quant à la promotion de modes d’intervention alternatifs aux modèles voyageurs, cela impliquerait le passage du « prêt à porter » au « sur mesure ». Derrière cette métaphore se cache en fait un enjeu bien plus important : privilégier les réformateurs de l’intérieur (en Afrique tout particulièrement) sur les réformateurs de l’extérieur (l’ingéniérie internationale du développement), autrement dit soutenir les innovations locales, les expérimentations locales, les « débrouillardises » positives, les bricolages, ingéniosités et astuces élaborés au sein des services publics nationaux ou des mouvements associatifs.

Là aussi les tendances lourdes de l’industrie du développement vont plutôt dans l’autre sens. Il est plus facile de trouver des millions d’euros pour un modèle voyageur mis au point par des experts internationaux que des centaines d’euros pour un instituteur ayant élaboré une pédagogie adaptée aux enfants de la région du fleuve, ou pour un infirmier ayant amélioré le fonctionnement de la vaccination des enfants en milieu nomade.

Un des effets les plus négatifs (il en est beaucoup) du primat des modèles voyageurs est en effet la perte d’initiative au sein des sociétés dépendantes de l’aide (c’est le cas principalement des pays africains). Le fait d’être « sous régime d’aide » (Lavigne Delville) engendre des stratégies généralisées de captation de l’aide (par les élites, certes, et on connait le phénomène d’ elite capture, mais aussi plus largement dans toute la société concernée, du haut en bas), une dramatique fuite des cerveaux vers les institutions de développement (agences, ONG, organisations des Nations Unies) aux dépens des services publics nationaux, ainsi que des comportements de « bons élèves » (adoption de la rhétorique et du vocabulaire des bailleurs de fonds, auto-censure bloquant les critiques, acceptation de tout modèle quelle que soit sa pertinence pour bénéficier de ses ressources).

« À cheval donné on ne regarde pas les dents », « la main qui reçoit est toujours en dessous de la main qui donne », « la chèvre broute là où elle est attachée » : ces proverbes sont fréquemment cités dans les entretiens avec les cadres africains pour exprimer diverses facettes de la dépendance envers l’aide internationale.

Nous ne pensons pas pour autant que des mesures radicales du type « couper le robinet de l’aide » soient positives (la politique du pire n’est jamais la bonne), ni que les espoirs d’un changement d’orientation politique fondamental des institutions de développement soient réalistes (peu de signes rendent optimistes à court ou à moyen terme).

La position de « réformisme critique » qui est la nôtre (en termes de lien entre le statut de chercheur et celui de citoyen) est plus modeste et plus pragmatique : toute critique empiriquement fondée qui peut, par la prise en compte des contextes pragmatiques et des effets inattendus, contribuer à améliorer la qualité des services que l’ingénierie sociale du développement propose aux populations est bonne à prendre ; de même identifier et documenter les pratiques innovatrices et réformatrices issues des contextes locaux, en général invisibles, et aux antipodes des modèles voyageurs, est un premier pas vers une promotion de ces innovations et réformes face à l’industrie du développement. En s’inspirant de Gramsci, il s’agit de combiner le pessimisme du chercheur et l’optimisme du citoyen.


Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

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