Chirac après Chirac ? Fortunes et infortunes de la postérité
L’heure est aux hommages et la quasi-unanimité des louanges va de soi. Jacques Chirac est devenu dans les sondages le président le plus populaire avec de Gaulle. Le moment bien sûr n’est pas à la politique, avec ses critiques et ses polémiques. Pourtant, cette insistance sur le « grand-père » facétieux, l’homme de la paix et de la défense de la jeunesse et de l’écologie, crée un fort sentiment d’étrangeté pour moi qui ai travaillé sur le Chirac conquérant des années 1970-1980, incarnation de la jeunesse et du « loup politique », avide du pouvoir disait-on, écrasant tout et tous sur son passage, un « bulldozer » selon les mots de Pompidou.
S’il faisait alors l’unanimité c’était dans la détestation et le mépris. Sa personne a d’ailleurs longtemps attiré des jugements stigmatisants plutôt que l’adhésion ou l’affection. Jusqu’à sa femme qui s’en désolait en 1988 quand il échoue pour la seconde fois aux élections présidentielles : « Les Français n’aiment pas mon mari.» Peu de rappels (ou vite masqués, et surtout dans la presse étrangère, plus mitigée et évoquant les affaires judiciaires ayant scandé sa carrière) de prises de positions ou d’actions dérangeantes pour la nouvelle figure œcuménique qu’il est en train d’habiter : la mort de Malik Oussékine lors de la manifestation étudiante de 1986 contre le projet Devaquet, le massacre de la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie en pleine campagne électorale de 1988, la déclaration de 1991 sur « le bruit et les odeurs » de familles immigrées pour attirer les électeurs du Front national, le couvre-feu dans les banlieues en 2005 après les émeutes suivant l’électrocution de deux adolescents poursuivis par la police (et le silence sur la conduite du ministre de l’Intérieur d’alors), le néolibéralisme sans frein associé à une gestion dure de l’ordre public et une compassion affichée pour les plus faibles…
Pourtant n’est-ce pas lui également qui se manifeste dans le soutien indéfectible à Simone Veil contre son camp lors du débat sur l’IVG, dans son vote pour l’abolition de la peine de mort une fois encore contre son camp, son refus déclaré de se rapprocher officiellement du FN, de participer à la guerre en Irak, la reconnaissance de la collaboration de l’Etat à l’entreprise nazie… A chacun-e ses souvenirs et son opinion politique. Certains ont commencé à dresser le bilan – très mitigé – de ses douze ans de présidence de 1995 à 2007 ; je voudrais pour ma part dans ces quelques lignes continuer à placer ma curiosité ailleurs, comme j’avais pu le faire dans mon enquête sur les conditions de son appropriation de l’héritage gaulliste.
La question très pratique qui se pose désormais pour ce personnage politique est celle d’une vie après la mort ou d’une seconde vie politique et symbolique. Faire advenir un « Chirac après Chirac ». Comment ne pas mourir politiquement quand on n’est plus directement dans le jeu politique ? Comment maintenir une forme d’existence active qui préserve, malgré le retrait politique, de l’indifférence et de l’insignifiance, voire oblige les responsables politiques du moment à ne pas vous remiser d’emblée au panthéon des vieilles choses obsolètes et dépassées par l’actualité ? Cette question visiblement l’a très vite animé, mais d’abord dans le sens d’une stratégie directement politique et moins sans doute pour entrer dans l’histoire. Sa mort va consacrer ses efforts pour changer d’identité et de registre politique commencés pendant la campagne électorale pour les présidentielles de 1995 et récompensés après son élection inattendue : une fois encore pourrait-on dire, la dernière peut-être. Mais selon des modalités qu’il n’avait sans doute pas imaginées.
Sa mort (ou sa lente disparition de la scène publique et de lui-même pour cause de maladie) change la donne, c’est de seconde vie symbolique qu’il s’agit désormais et du visage sous lequel Jacques Chirac va entrer dans l’histoire.
Le « cas Chirac » est sous cet angle intéressant[1] tant il emprunte aux stratégies de seconde vie symbolique des précédents présidents de la République, gaullistes et socialiste, tout en y imprimant sa marque : celle d’une forte anticipation des conditions collectives d’une survie politique qui le distingue à la fois de ses rivaux dans la postérité et des hommes politiques du moment. Le « musée du président Jacques Chirac » à Sarran, en Corrèze, imaginé dès 1997, ouvre ainsi en décembre 2000 et reçoit en 2002 le label « musée de France » sur le modèle du musée du septennat de François Mitterrand inauguré à Château-Chinon en 1986. De même pour le musée consacré aux arts premiers à Paris, conçu dès le début de son mandat présidentiel, ouvert en 2006 et devenu musée du « Quai Branly-Jacques Chirac » en 2016. Si de Gaulle et Pompidou ont chacun une fondation destinée à entretenir leur nom et leur renom, c’est après leur mort qu’elles apparaissent ; lui la crée de son vivant, avant de partir de l’Élysée en mai 2007, (reconnue d’utilité publique en mars 2007, elle est officiellement lancée en juin 2007), tout comme l’Institut François Mitterrand a été pensé bien avant la disparition du président en poste, même s’il est reconnu en avril 1996.
« Agir au service de la paix », insister sur la protection de la biodiversité, le dialogue des cultures, le respect de l’environnement au nom des générations futures : autant de thèmes universaux en phase avec les débats internationaux actuels qui permettent à Jacques Chirac de continuer à intervenir tout en faisant du combat « pour l’humanité » et en faveur des plus démunis sa nouvelle cause politique. Son autobiographie parue en 2009 conforte la stratégie ; elle est exemplaire du travail de réaccordement de l’itinéraire passé avec l’avenir envisagé et de réactualisation de l’image de soi (et des prises de position adoptées) pour rester « en vie politique ».
Pour des raisons de concurrence politique, déjà, lors de la campagne électorale de 1994, lui et son équipe avaient cherché, pour le démarquer de son proche adversaire Edouard Balladur, à réviser l’image droitiste qui le caractérisait en intervenant sur des thèmes de gauche : fracture sociale (on se souvient de sa représentation en Abbé Pierre ou en « Chi » dans les «Guignols de l’Info»), politique culturelle (réunion autour de lui de nombreux intellectuels et artistes dont beaucoup avaient soutenu la gauche, insistance sur son amour et sa connaissance des civilisations lointaines comme celle des indiens Taïnos), tout en conservant une dimension populaire et ludique avec le slogan – viral ! – « mangez des pommes ».
Ce travail politique de « montée en grandeur » est pour partie avalisé après son entrée à l’Élysée où tout ce qui lui était refusé lui est soudain octroyé : une humanité et une intériorité (sa fille Laurence, ses proches sont évoqués ce qui n’arrivait pas avant) ; les « topiques » du parcours réputé « gaullien », qui cadrent le récit de son parcours victorieux : l’épreuve de la solitude avec ses lâchages et ses trahisons, les premiers ralliés fervents et fidèles, les échecs passés devenant les étapes nécessaires en vue d’une victoire éclatante. Une nouvelle image de lui est en train de se dessiner, celle d’un homme d’État cultivé avec sa part de secret et de souffrance. Il n’est pas sûr que l’échec aux législatives de 1997, en instaurant une cohabitation avec la gauche et en le libérant des conséquences des politiques publiques menées, n’ait pas contribué à la consolider. Les hommages d’aujourd’hui enregistrent cette transformation tout en en dépolitisant les raisons, et la naturalisent dans les traits de la personnalité aux multiples facettes de Jacques Chirac (« Les 10 Chirac » titrait Libération dans les années 2000). Il est vrai que, pour une fois dans sa carrière, la comparaison avec les autres hommes politiques actuels l’aide ou du moins ne le dessert pas vraiment …
Sa mort (ou sa lente disparition de la scène publique et de lui-même pour cause de maladie) change la donne, c’est de seconde vie symbolique qu’il s’agit désormais, et du visage sous lequel Jacques Chirac va entrer dans l’histoire. Elle est le prix imprévu à payer pour que soit véritablement attestée (pour un temps du moins, mais qu’en sera-t-il par la suite ?) cette mise à la hauteur des grands hommes du passé, pour le moins étonnante au regard de sa trajectoire antérieure. Sa dernière allocution en mars 2007, « véritable déclaration d’amour à la France et aux Français » avait déjà réussi à conjuguer Pompidou avec de Gaulle sans critique publique ; il endossait son double héritage, celui auquel il se destinait et celui qui lui a été imposé : son « drame » biographique ou ce qui l’avait déterminé à persévérer à la tête du gaullisme alors que tout se liguait pour qu’il abandonne, quitte à tout changer : ses aspirations, son objectif et jusqu’à sa propre identité.
La question biographique ou identitaire n’est pas en effet pour lui anecdotique ou affaire de narcissisme personnel. Elle a constitué l’enjeu même de sa prise d’héritage gaulliste et de sa succession (et celle de Pompidou avant lui). Dit autrement, son identité (Qui est Jacques Chirac ?) a d’emblée été l’objet de luttes vivaces par lesquelles se réglaient les rivalités politiques pour argumenter les pronostics sur sa capacité à continuer le gaullisme puis sur ses chances de devenir président de la République. Ce qui l’a fait apparaître sous un jour fort singulier dans la galerie des portraits d’hommes d’État de la Ve République.
Il incarne, à la façon du « joueur » de Dostoïevski, un type de compétiteur particulier qui risque son statut social et symbolique dans le cours de la partie engagée tout en pariant sur lui pour remporter la mise.
Avec de Gaulle, Jacques Chirac est sans doute l’homme politique le plus biographié, examiné, évalué (et ce, avant même d’accéder à l’Élysée). Et les descriptions ont été longtemps peu flatteuses. « Hussard », « homme d’action pour l’action », « agité » aimant tout autant les trahisons, les coups de poignards dans le dos de ceux qui le gênent que la musique militaire, les polars et Playboy : jusqu’en 1995 et son élection inattendue à la Présidence, il semble incarner dans les commentaires une sorte de « brute sans âme », provincial arriviste, technocrate vulgaire et dépourvu de cette complexité intérieure qui confère une épaisseur psychologique à l’homme habitant le personnage politique.
« Corrézien », « mec plouc ultra », « serre la louche », « anti-intellectuel », autant de qualificatifs qui se traduisaient en termes politiques – autoritaire, « facho », puis perdant professionnel (le « nase » ou le « looser ») – et qui, dans la comparaison avec de Gaulle, le discréditaient sans peine. Loin d’être le résultat naturel d’une trajectoire d’emblée en accord imparfait avec ce qui est attendu d’un représentant du gaullisme, ce statut d’héritier contesté est une romance devenue vraie, qui prend son origine dans une conjoncture particulière : la création du RPR en 1976. Dire que l’événement fait sensation est un euphémisme. C’est le scandale, un scandale porté au nom de l’héritage gaullien par des opposants réunissant grands barons du gaullisme, concurrents politiques, journalistes, intellectuels, historiens, qui dénoncent dans cet homme d’une génération plus jeune que la leur le « gaulliste dévoyé » et l’héritier impossible. Il va déclencher toute une série d’actions et de réactions constitutives d’une véritable alchimie biographique de laquelle Jacques Chirac sort transformé et, avec lui, le gaullisme. La parade qu’il improvise face à l’adversité et aux dénigrements est pour le moins singulière et constitutive de son ethos d’homme politique.
Loin de la réfuter, il endosse l’indignité et en acquiert la connaissance et la pratique populistes et partisanes pour une part inédites par rapport à celles qu’il privilégiait précédemment. Par un coup d’audace, il retourne le stigmate – « l’homme politique dangereux, médiocre et menaçant » – en force politique en réimportant dans son parti cette forme spécifique de ressource personnelle qu’est le « charisme inversé » ou le discrédit et en construisant sur elle une identité collective dans laquelle se reconnaîtront plus tard les gaullistes. De nouveaux espaces militants sont créés dans lesquels l’image « rabaissée » de Jacques Chirac et les savoir-faire qui lui sont associés (goût du terrain, proximité avec les plus simples, combativité électorale) sont valorisés. Le prix politique et symbolique à payer est fort. Jacques Chirac doit désormais changer ses pratiques et ses idées de parti.
Contrairement à ce qu’il avait imaginé initialement, il doit faire et refaire sans cesse sa position de leader sur et dans le compromis entre les intérêts fortement personnalisés des membres de son parti, une contrainte qui ne peut être assouplie que grâce à un travail constant de « rabaissement de soi » masquant la hauteur sociale originaire, et contrevenant aux canons de la légitimité sociale qui prévaut dans l’univers gaulliste et plus largement dans l’univers politique de droite : de grand bourgeois parisien, énarque brillant promis à des succès éclatants à l’image de Valéry Giscard d’Estaing tel qu’il était dépeint jusqu’en 1976, il devient, ensuite, provincial, arriviste à tous crins, sans compétence autre que sa brutalité et sa fringale du pouvoir. La stratégie, on le comprend, est singulière et déconcertante.
Faisant jouer le possible contre le probable (la disparition du gaullisme sans cesse annoncée depuis la mort de De Gaulle), Jacques Chirac prend doublement à revers les attentes des autorités politiques établies : il déjoue leurs anticipations en réussissant là où elles attendent son échec et il leur montre qu’il peut y avoir des intérêts à la stigmatisation de soi (ce qui se marque également dans une forme de distance à soi ou d’humour sur soi extrêmement rare dans le milieu politique).
Cette double audace révèle la particularité de la culture politique qui le définit. Formé aussi bien à l’autonomie (par Georges Pompidou) qu’à l’adversité dans un état du champ politique clivé, avec des camps marqués et des adversaires de droite et de gauche puissants, il incarne, à la façon du « joueur » de Dostoïevski, un type de compétiteur particulier qui risque son statut social et symbolique dans le cours de la partie engagée tout en pariant sur lui pour remporter la mise. Cette stratégie – risquée donc – suppose une attitude spécifique face aux jugements émis : voir d’abord en eux les opportunités politiques nouvelles qu’ils offrent et non l’éloge ou l’injure (d’où sa distance par rapport aux médias ou leur instrumentalisation). Elle suppose également une forte implication dans le jeu politique et une croyance inébranlable dans le pouvoir de l’action politique de tout rattraper. Il n’est pas sûr alors, au vu de l’état modifié du champ politique actuel, qu’elle l’ait bien préparé à négocier la fin de la partie qui se joue maintenant … sans lui pour en contrôler les suites. S’il y a bien eu un « Chirac avant Chirac », le « Chirac après Chirac » s’annonce compliqué.