Brexit

Brexit : l’immobilisme dynamique du Labour Party

Politiste

Au Royaume-Uni, les derniers sondages sont sans appel : en cas d’élection générale, le parti conservateur arriverait 15 points devant les travaillistes. Le Brexit, qui détermine très largement les choix électoraux, fait figure de véritable rocher de Sisyphe pour le parti de Jeremy Corbyn qui propose désormais une issue à la crise par le compromis et la modération, alors que les tensions s’intensifient au point de ne plus supporter de position médiane.

Plus de trois ans après le référendum de 2016, le Brexit continue de diviser les Britanniques. Boris Johnson, Premier Ministre depuis le 24 juillet, prône une sortie inconditionnelle de l’Union Européenne au 31 octobre, alors même que l’incapacité de son gouvernement à proposer aux vingt-sept des arrangements en accord avec ses exigences a laissé la négociation d’un deal au point mort.

À la Chambre des Communes, une majorité de circonstance s’est constituée en opposition à cette approche intransigeante. Une véritable guérilla parlementaire s’est organisée afin d’essayer de contraindre l’exécutif à infléchir sa position et trouver un accord avec l’UE, tout en le forçant à publier des documents officiels mettant en évidence le manque de préparation du Royaume-Uni en cas de no-deal. Cette lutte d’attrition entre gouvernement et député·e·s sur la base de procédures non-encadrées par une constitution codifiée s’est même étendue au champ judiciaire.

L’opposition a ainsi soutenu un recours en justice contre la tentative de l’exécutif de suspendre momentanément le parlement pour gagner du temps. La décision de la Cour Suprême de rappeler les Communes du fait de l’illégalité de la manœuvre peut être perçue comme l’une des dernières victoires en date d’un front commun contre le passage en force d’un Brexit dur.

L’intensification de ce face-à-face ne saurait toutefois masquer la multiplicité des désaccords que suscite la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, que ce soit entre les différentes organisations politiques en présence ou en leur sein. La coalition anti-Johnson au Parlement apparaît on ne peut plus hétéroclite. L’opposition officielle travailliste coopère ainsi avec les Libéraux-Démocrates, les indépendantistes écossais et gallois, les Verts, et de nombreux député·e·s indépendant·e·s ayant quitté leur parti, dont un contingent non-négligeable de rebelles Tories.

Face à une concurrence politique qui n’hésite pas à proposer des options radicales, la réponse travailliste semble encore timide et formulée au conditionnel.

Si, dans l’immédiat, ces différent·e·s acteur·trice·s œuvrent de concert contre le gouvernement, ielles sont loin de rechercher la même issue à la crise qui agite le Royaume-Uni. Ces partenaires ponctuel·le·s ne sont même pas tou·te·s des Remainers, nom donné aux partisan·e·s d’un maintien du pays dans l’UE, puisque l’équipe de Johnson s’est aliéné nombre de Leavers modéré·e·s. Les positions représentées dans cette large alliance vont ainsi de l’acceptation de l’accord négocié fin 2018 par Theresa May comme pis-aller à l’arrêt pur et simple de la procédure de sortie de l’Union.

La perspective imminente d’élections anticipées accentue encore davantage ces divergences, incitant chacun·e à faire valoir ses différences en préparation d’une compétition à venir axée sur la question du Brexit. Ce constat de désunion est d’autant plus amer pour le Labour Party que ces dissensions le travaillent de l’intérieur, compliquant l’adoption d’une position claire et partagée par l’ensemble de ses membres.

Et, de fait, face à une concurrence politique qui n’hésite pas à proposer des options radicales, la réponse travailliste semble encore timide et formulée au conditionnel. Le parti soutient officiellement la tenue d’élections générales une fois que le gouvernement aura demandé à l’UE un report du Brexit au-delà du 31 octobre, comme le verrou législatif adopté début septembre est censé y obliger l’exécutif. De là, le Labour compte faire campagne sur la promesse de négocier une sortie en douceur prévoyant le maintien du Royaume-Uni dans l’union douanière européenne, puis de soumettre ce nouveau deal à référendum face à l’option remain.

Au cœur de cette démarche réside le souci de repousser jusqu’au dernier moment l’abandon du Brexit afin de ne pas apparaître comme étant de mauvaise foi face aux sympathisant·e·s du parti qui auraient voté leave. La prudence des Travaillistes va encore plus loin, puisque dans l’hypothèse où ce vote confirmatoire aurait lieu, ielles ne décideraient quel parti prendre qu’après avoir finalisé l’accord présenté aux Britanniques auprès de l’UE et la tenue d’une conférence extraordinaire chargée de trancher.

Plutôt qu’un excès de précaution, ces circonvolutions signalent l’âpreté des luttes intra-partisanes entre factions rivales autour d’une question au croisement d’enjeux multiples, faisant de la moindre inflexion stratégique l’objet de manœuvres à plusieurs bandes. Comprendre comment les Travaillistes continuent d’élaborer collectivement un plan d’action pour clôturer la séquence politique ouverte le 23 juin 2016 nécessite de revisiter sa formulation progressive à la lumière de convictions disparates, de calculs électoraux divergents et d’affrontements internes pour le contrôle de l’appareil.

La dernière convulsion en date dans l’espoir d’accoucher d’une position commune au sujet du Brexit remonte au 23 septembre dernier à Brighton, dans le cadre de la conférence du Labour. Ce grand raout annuel de plusieurs jours est un moment important dans vie démocratique interne du parti, en ce que l’assemblée de délégué·e·s qui se réunit à cette occasion en est l’organe souverain. Des représentant·e·s et des motions à débattre y sont envoyé·e·s par chaque section locale du Labour Party, de même que les syndicats et les autres organisations satellites qui lui sont affilié·e·s. Ces résolutions sont regroupées par thèmes eux-mêmes soumis au vote, et celles qui relèvent des sujets retenus sont si possible fusionnées en motions dites composites. C’est en se prononçant enfin sur le fruit de ce travail de synthèse que les délégué·e·s fixent la ligne officielle du parti. Et avant même l’ouverture débats, tout indiquait qu’ils seraient cette année dominés par la question du Brexit.

Alors que cadres et adhérent·e·s travaillistes se rendent à Brighton, le comité exécutif du parti et son leader Jeremy Corbyn semblent effectivement en décalage avec une base militante prête à l’épreuve de force. Une écrasante majorité des membres du parti souhaite en effet que le Royaume-Uni reste dans l’Union Européenne, en dépit des réserves d’une direction plus sensible aux velléités de sortie d’une part importante de l’électorat traditionnel du Labour.

Cette dernière a mis de l’eau dans son vin tout au long d’un été lors duquel elle a dessiné les contours de son projet de référendum ouvert au remain. Reste un point d’achoppement fondamental : le camp dans lequel le parti ferait campagne dans ce cas de figure. Cet enjeu est loin d’être trivial, puisqu’il s’agit de savoir qui bénéficierait des ressources du parti, qui au-delà de ses finances comprennent de précieuses données électorales, patiemment collectées par les militant·e·s dans le cadre d’innombrables séances de porte-à-porte.

De nombreux·ses délégué·e·s ont ainsi pris la route de la conférence avec dans leur valises des motions enjoignant le Labour de se prononcer immédiatement en faveur d’un maintien dans une Europe à vingt-huit. Face à elleux, la garde rapprochée de Jeremy Corbyn reste toutefois convaincue de la nécessité de déclencher un référendum avec sur la table un deal de sortie de l’UE que l’on ne puisse pas soupçonner d’avoir été négocié de mauvaise foi.

La frustration de bon nombre d’adhérents et la difficulté de défendre un position qui n’a pas l’avantage d’être résumable en une phrase demeurent.

La position du leader apparaît à cet instant particulièrement précaire. Cet outsider politique issu de la frange radicale du mouvement travailliste doit entièrement son arrivée à la tête du parti au soutien d’adhérent·e·s et de syndicalistes de plus en plus frustré·e·s par la tiédeur dont il fait preuve sur le Brexit. La coalition sur laquelle il a construit son succès au sein du Labour montre des signes de morcellement. Des membres du Cabinet Fantôme, parmi lesquel·le·s ses allié·e·s de toujours Diane Abbott et John McDonnell, prennent publiquement position pour le remain, de même qu’Unison, le premier syndicat en termes de nombre d’encarté·e·s. Les représentant·e·s d’un travaillisme plus centriste, rallié·e·s autour de la figure du vice-leader Tom Watson, sautent sur l’occasion pour réaffirmer leur attachement à l’UE tout en espérant profiter du désamour entre Corbyn et des militant·e·s en proie au doute.

Les premiers jours de la conférence se déroulent ainsi dans une atmosphère lourde, saturée d’accusations de petits arrangements et autres détournements de procédure, pratiques elles aussi coutumières du Labour. Une tentative de destituer Tom Watson échoue ainsi la veille du congrès, tandis que la direction passe à l’offensive pour reprendre la main dans le processus de rédaction d’une motion composite sur le Brexit qui semble inévitable. C’est ainsi que la synthèse si chère aux Travaillistes n’est cette fois-ci pas de mise, et que face à l’impossibilité de rédiger une seule motion composite sur l’attitude que doit adopter le Labour en cas de nouveau référendum, deux sont proposées au vote des délégué·e·s dans l’après-midi du 23 septembre.

La motion 13 confirme le choix d’un référendum de confirmation, mais contraint le parti de se ranger sans attendre du côté des Remainers. La motion 14, poussée par le comité exécutif, introduit l’idée d’une neutralité temporaire. C’est cette dernière qui sera finalement retenue,  malgré les protestations sonores de nombreux·euses perdant·e·s qui réclament un décompte par bulletin, le vote à main levée laisse peu de doute quant à la confiance que le parterre de la conférence choisit d’accorder à Jeremy Corbyn. La démonstration d’unité est réussie pour le leader, mais la frustration de bon nombre d’adhérents et la difficulté de défendre un position qui n’a pas l’avantage d’être résumable en une phrase demeurent.

Pour qui se souvient du dernier congrès du Labour, les années peuvent en ce sens avoir l’air de se suivre et de se ressembler. Déjà en 2018, la réunion annuelle du parti a donné lieu à une confrontation finalement insatisfaisante entre camarades au sujet du Brexit. Ce serait néanmoins oublier la substance des débats d’alors, et le chemin parcouru depuis. Cet automne-là, Jeremy Corbyn se présentait aux militant·e·s avec comme priorité la chute d’une autre administration conservatrice, celle de Theresa May. Mais la priorité de l’époque après l’élection attendue d’un gouvernement travailliste et la reprise des pourparlers avec l’Union Européenne était simplement un soft Brexit. Le calcul de son entourage était le même, enraciné dans la crainte de perdre des suffrages dans les bastions électoraux du Labour ayant voté en majorité Leave.

Le va-tout des adhérent·e·s pro-remain contre cet avis n’était autre que le second référendum avec choix maintien/sortie désormais porté par la direction. Le réalignement progressif du Labour depuis lors a été rendu possible par la rédaction d’une motion composite relevant du numéro d’équilibriste. La motion approuvée par la conférence affirmait ainsi la poursuite d’élections anticipées comme objectif premier, tout en reconnaissant qu’il faudrait faute de quoi « soutenir toutes les options encore sur la table, dont faire campagne pour une votation populaire ».

Douze mois plus tard, la direction travailliste abordait donc le congrès annuel du parti avec une stratégie en définitive aussi favorable à un remain final que le permettait la motion entérinée un an auparavant par les militant·e·s. Il faut dire que l’évolution des équilibres électoraux a précipité ce glissement. Entre les deux conférences, le Labour a en effet pu tester la popularité de son message auprès des votant·e·s par deux fois. Des élections locales ont tout d’abord eu lieu le 2 mai, et bien que leurs enjeux aient bien peu à voir avec le Brexit, le calendrier a participé à faire de la question européenne un des thèmes centraux du scrutin. Le troisième rejet par les Communes de l’accord négocié par le gouvernement May le 29 mars ouvre ainsi une période de confusion dans les premières semaines d’avril, entretenant l’impression d’une impasse.

L’obtention d’un rallongement du délai ouvert à la négociation d’un accord de sortie, la date-butoir passant du 12 avril au 31 octobre, force de surcroît le Royaume-Uni de prendre part aux élections européennes fin mai. Dans ce contexte, les Libéraux-Démocrates centristes et pro-européens assument de jouer l’agacement de l’électorat, et plus particulièrement des Remainers, en entrant en campagne avec un slogan tonitruant : « Bollocks to Brexit »[1]. Les dernières tentatives de Jeremy Corbyn de marchander avec Theresa May un compromis Leave/Remain via une « sortie douce » de l’UE privent le Labour d’un message aussi clair, alors même que le débat se focalise sur la question et exacerbe la polarisation.

À l’arrivée, la perte de plus de 1 300 sièges d’élu·e·s territoriaux·ales par le Parti Conservateur ne profite pas aux Travaillistes, qui en concèdent d’ailleurs elleux aussi une poignée, tandis que les LibDems raflent le gros de la mise. Le résultat des européennes enfonce le clou, le Labour arrivant bon troisième avec 13,6%, derrière des Libéraux-Démocrates qui frôlent les 20% et le Brexit Party, nouvelle formation de Nigel Farage, à plus de 30%. À trop ménager ses sympathisants pro-Brexit, le Parti Travailliste a perdu du terrain chez cell.eux qui s’y opposent et dont l’équipe de Jeremy Corbyn considéraient les suffrages comme acquis.

Tout comme les Leavers se montrent de plus en plus intransigeant·e·s, les réseaux pro-Remain se sont radicalisés.

Malheureusement pour le Labour, son laborieux revirement ne lui pas aussi profitable que le jusqu’auboutisme de Boris Johnson paraît l’être pour les Tories. Les sondages indiquent nettement que la volonté affichée par le gouvernement conservateur de mettre en œuvre le Brexit le plus vite possible et à tout prix lui a permis de se réconcilier avec une bonne partie des électeur·trice·s qui s’étaient tourné·e·s vers le Brexit Party. En revanche, les Travaillistes peine à renouer avec certain·e·s des Remainers qui les ont rejeté. Une partie de celleux qui s’en sont remis·e·s aux LibDems, lors d’élections européennes cadrées comme un défouloir[2], votera Labour dans le cadre d’un scrutin parlementaire national. Mais tout comme les Leavers se montrent de plus en plus intransigeant·e·s, les réseaux pro-Remain se sont radicalisés.

Si le second référendum proposé par les dirigeant·e·s travailliste peine à convaincre les militant·e·s europhiles de leur parti sans un engagement plus franc pour un maintien dans l’UE, c’est aussi parce que cette solution n’est plus vue comme la panacée par les anti-Brexit. Sous l’impulsion de leur nouvelle cheffe de file Jo Swinson, les Libéraux-Démocrates ont embrassé la stratégie du durcissement poursuivie par Boris Johnson. Lors de leur propre conférence, la semaine précédant celle du Labour, leur leader a en effet annoncé que les LibDems aborderont les élections générales à venir en promettant d’annuler le Brexit par voie parlementaire s’ielles obtiennent la majorité.

Conservateurs et Libéraux-Démocrates se comportent objectivement en allié·e·s dans une surenchère autour du Brexit, cherchant à en faire le principal sinon le seul enjeu du scrutin qui s’annonce tout en œuvrant à la polarisation des opinions. Les enquêtes d’opinion qui présagent de résultats mitigés pour les Travaillistes illustrent la difficulté qu’ielles éprouvent non seulement à faire entendre une position intermédiaire alors que les antagonismes s’aiguisent, mais aussi à attirer l’attention sur d’autres thèmes de campagne.

Le plus paradoxal dans la réponse que le Parti Travailliste compte apporter au Brexit, ce n’est pas tant l’ambition de réunir des camps qui s’opposent depuis au moins 2016, mais plutôt le véritable supplice de Sisyphe que la formulation et les évolutions de cette stratégie constitue. Alors même qu’un Labour accusé de radicalisation depuis qu’il a porté à sa tête Jeremy Corbyn propose une issue à la crise par le compromis et la modération, les tensions s’intensifient au point de ne plus supporter de position médiane. Et malgré un changement progressif mais significatif d’approche ne serait-ce que sur l’année écoulée, la fuite en avant des Leavers et Remain fondamentalistes qui donnent désormais le ton respectivement chez les Tories et les LibDems maintien les Travaillistes au milieu du gué. En dépit d’un cheminement des plus tortueux du point de vue du contenu, s’agissant du Brexit le Labour fait du sur-place par rapport à ses adversaires.

 


[1] « Plein les couilles du Brexit » (sic.)

[2] Les député.e.s européen.ne.s élu.e.s ne sont en effet censé.e.s siéger à Strasbourg que jusqu’à la sortie en théorie prochaine du Royaume-Uni de l’UE

Clément Claret

Politiste, Doctorant au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences-Po

Notes

[1] « Plein les couilles du Brexit » (sic.)

[2] Les député.e.s européen.ne.s élu.e.s ne sont en effet censé.e.s siéger à Strasbourg que jusqu’à la sortie en théorie prochaine du Royaume-Uni de l’UE