Politique

Célébrités engagées et transformations de la parole politique

Sociologue

La mise en cause des modes classiques de la représentation et, plus encore, de la professionnalisation politique prennent différentes formes, depuis l’élection de Donald Trump à celle d’Emmanuel Macron en passant par le mouvement des Gilets Jaunes. Mais une autre dimension de ce phénomène, moins soulignée, concerne les prises de positions publiques et en leurs noms des artistes et célébrités du monde du spectacle.

La politique comme profession telle qu’elle nous est aujourd’hui familière n’a pas toujours existé. Depuis Max Weber, nombre de travaux de sociologie et de science politique nous ont appris comment elle s’était constituée en même temps que les organisations politiques modernes et les modalités contemporaines des opérations électorales, et de manière indissociable d’elles, au début du XXe siècle. Aujourd’hui pourtant, différents indices suggèrent que ce moment historique, durant lequel la représentation politique a pris ces formes professionnalisées particulières, est en train de se clore ou connaît, tout au moins, un tournant significatif.

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Dans ce contexte où la légitimité des professionnels de la politique et des organisations traditionnelles est remise en question, bien au-delà du seul cas français, l’intervention d’autres catégories d’acteurs sociaux dans les processus de porte-parolat politique mérite notre attention. Les artistes et célébrités du monde du spectacle jouent ici un rôle central.

Dans un ouvrage paru cette année, un groupe de chercheurs s’est penché sur les mobilisations d’artistes dans l’Amérique de Donald Trump. En lien avec ce travail de recherche, je voudrais tracer ici quelques pistes analytiques qui font le pont entre les conclusions de cet ouvrage et des réflexions tirées de l’observation des prises de position récentes d’un collectif d’artistes, le Yellow Submarine, en faveur du mouvement des Gilets Jaunes en France.

Les mutations de la parole politique légitime

Dans une enquête sur les mobilisations d’artistes américains contre la guerre en Irak au début des années 2000, j’avais analysé en détail la montée de la figure de la « célébrité engagée », qui se pose contre le politique et revendique une légitimité à parler au nom de populations, sur la base d’un lien avec des publics bien différent de celui que les représentants politiques tiennent de l’élection. Ainsi, des artistes et des célébrités du monde du spectacle ont, ces dernières années, régulièrement assumé ce rôle de porte-parole populaire face aux hommes politiques ou contre eux. En prenant la parole dans des arènes publiques extrêmement visibles – les colonnes d’un journal ou les pages d’un site web, une émission de télévision, une manifestation de rue – ils se sont trouvés en compétition avec d’autres prétendants à la représentation.

Ces luttes sont intéressantes parce que s’y joue la légitimité à parler au nom de populations, celle des artistes face à celle, contestée, des politiques (et quelquefois également celle des médias grand public). Les mobilisations d’artistes dans le cadre de la campagne présidentielle américaine qui a conduit Donald Trump au pouvoir, massivement dirigées contre ce candidat, comme celles du Yellow Submarine, ne sont pas simplement révélatrices de transformations ; elles contribuent à façonner les mutations en cours des formes de légitimité politique, en particulier de la légitimité à se faire porte-parole populaire.

En dépit de tout ce qui sépare des personnalités politiques telles qu’Emmanuel Macron et Donald Trump, ces derniers ont en commun d’avoir construit leur image et leur identité politiques contre les conventions de la politique professionnelle traditionnelle. Le candidat Donald Trump s’est ainsi présenté comme celui qui n’est pas du sérail, qui n’a pas derrière lui une trajectoire de professionnel de la politique, et qui peut donc d’autant mieux représenter les « électeurs lambda » qu’il ne fait pas reposer la légitimité de sa parole et de son action sur la détention de compétences politiques spécialisées. Il s’est en revanche appuyé sur ses ressources d’ancien professionnel du divertissement et sur son statut de célébrité de la téléréalité, bien connue du grand public, pour se faire élire.

Ceci n’est pas neutre pour qui veut comprendre le « spectacle Trump » et les affrontements qui l’ont opposé aux artistes. Ces mobilisations manifestent la convertibilité du capital de notoriété détenu par les intéressés en capital politique. Cette conversion est notamment possible parce que les normes du storytelling à Hollywood et celles qui régissent les récits politiques tendent de plus en plus à converger, entre autres parce que les professionnels d’Hollywood sont sollicités de manière croissante pour contribuer au façonnage des grands récits politiques et des images publiques d’hommes ou de femmes politiques.

Dans le même temps, en raison de transformations internes au jeu professionnel d’Hollywood, l’intégration d’une dimension d’engagement civique au profil d’un artiste fait très souvent partie de la construction de sa « marque » et de son statut de star. Les nominations de George Clooney comme Messager de la paix de l’ONU et d’Angelina Jolie comme Envoyée spéciale du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ont ainsi contribué à leur réinvention professionnelle, à travers la figure de la célébrité engagée.

Ces constructions identitaires en miroir concourent à redessiner les rôles de porte-parole populaire et posent un défi aux logiques de la démocratie représentative telle que nous la connaissons. Les confrontations qui opposent Donald Trump à des personnalités des arts et du spectacle qui dénoncent ses prises de position et ses politiques signalent donc des mutations plus générales de la représentation politique démocratique, aux États-Unis mais aussi au-delà, et participent à les faire advenir.

S’engager hors des œuvres

En disant cela, je n’entends pas suggérer que les artistes se mobilisent désormais massivement en politique, ou que l’art se politise. Bien au contraire. Un détour par les modes et formes de cet engagement s’impose ici. Les artistes s’engagent en tant que citoyen-ne-s mais aussi et surtout en tant que personnalités publiques. L’engagement en tant que personnalité, c’est-à-dire « par le nom », se distingue de l’engagement « par les œuvres », dans lequel la création est mise au service d’enjeux politiques ou militants.

Les artistes réputés et les célébrités ont en effet la possibilité d’utiliser leur nom et la visibilité que le statut d’artiste leur confère pour prendre position publiquement ; ils ont d’entrée accès aux médias de masse, alors que s’y faire entendre est un casse-tête pour d’autres types d’activistes et de mouvements. Les célébrités engagées peuvent donc mettre leur capital de notoriété au service d’une cause, de manière efficace socialement.

Si cette figure d’engagement n’est pas radicalement nouvelle, elle diffère néanmoins clairement du personnage sartrien de l’artiste engagé (intellectuel public responsable, historiquement lié à la figure de l’écrivain, à la fois savant et engagé). D’une part, parce que la dimension savante et cultivée n’est plus au centre du rôle que les artistes s’attribuent. D’autre part et surtout, parce que les artistes contemporains ont à cœur de préserver leur crédit professionnel et artistique en tendant à séparer strictement leur engagement comme personnalité publique de leur activité de créateur professionnel. L’engagement explicitement politique ou militant dans l’art, « par les œuvres », est en effet généralement vu comme risqué et discréditant professionnellement, et donc évité.

Différents travaux ont montré que les univers artistiques les plus professionnalisés et industrialisés étaient ceux dans lesquels l’expression directe de la politique dans l’art et la production d’un « art militant » étaient les plus coûteuses, et que l’accès au statut d’artiste reconnu dans ces espaces signifiait l’euphémisation voire l’effacement des prises de position explicitement politiques dans les œuvres. Les normes et conventions proprement artistiques président en effet à la définition de ce qui fait « œuvre d’art », alors que la création guidée par une autre logique – militante, engagée, politique – non seulement se voit dénier le statut d’art par les autorités professionnelles en position de faire ou défaire les carrières, mais jette le trouble sur le statut d’artiste de son créateur.

C’est ce qui explique la tendance des artistes concernés à la dissociation des activités et à privilégier l’engagement « par le nom ». Il y a là une contrainte forte pour l’engagement des artistes professionnels contemporains, et une tension : d’un côté, le statut d’artiste est ce qui permet de prendre la parole de manière visible, légitime et potentiellement efficace ; de l’autre, il est ce qui contraint fortement les formes de l’engagement, pour que le crédit artistique ne soit pas endommagé par l’engagement citoyen.

Cette question des « bonnes formes » de l’engagement travaille les mobilisations d’artistes que l’on a étudiées sur le terrain américain, comme celles qu’on observe en France. Si des « créations politiques » peuvent voir le jour, c’est ainsi le plus souvent ponctuellement et surtout à distance de l’activité artistique habituelle au cœur de la carrière d’un créateur (les chansons engagées créées lors de la campagne présidentielle américaine circulent par exemple généralement via des canaux de production et de distribution parallèles, distincts des circuits commerciaux ordinaires).

Les « bonnes formes » de l’engagement

Les mobilisations d’artistes pourraient sembler simplement se couler dans les formes et modes d’action déjà identifiés comme caractérisant les nouveaux mouvements sociaux : un engagement en faveur de causes plus sociales ou humanitaires que politiques, à distance des organisations partisanes. La réalité est plus complexe, et donne à voir la contribution des artistes au façonnage de ces « causes ». Aux États-Unis, la victoire inattendue de Donald Trump est décrite comme un choc qui paralyse un temps les mobilisations et engendre le scepticisme des personnalités qui s’étaient faites « compagnes de route » du Parti Démocrate quant à l’efficacité de ce mode d’engagement.

Notre enquête montre comment, au bout de quelques mois, dans le monde professionnel d’Hollywood, des basculements successifs des perceptions conduisent à la construction d’une nouvelle cause centrale : celle de la lutte contre les inégalités de genre et les abus sexuels, articulée à la cascade de scandales qui suit l’affaire Weinstein. Le « Mouvement Me Too » devient l’enjeu saillant de mobilisations que les acteurs de cet espace lient étroitement à la question de l’activisme anti-Trump. Alors que les célébrités de la musique étaient très visibles dans les protestations de l’immédiat après-élection, ce sont les professionnel-le-s des du cinéma et de la télévision qui sont désormais au centre du jeu. Leurs interventions dans l’espace public façonnent une cause du genre aux contours flous, qui va de la lutte contre les inégalités et le harcèlement aux dénonciations de différents types d’atteintes sexuelles.

L’émergence de cette cause à succès tend à éclipser d’autres types d’enjeux et d’autres modes de politisation, pour un temps au moins. En définissant la question environnementale et « la crise écologique » comme ce qui fédère les signataires de l’appel « Nous ne sommes pas dupes », et en affirmant le lien entre écologistes et Gilets Jaunes, le collectif Yellow Submarine s’inscrit également dans un processus de construction publique de cause.

Si cette question environnementale a pu traverser le mouvement des Gilets Jaunes, on peut penser qu’elle n’y est pas la plus saillante (les questions de justice sociale et de formes démocratiques semblant l’être davantage, quoi que le mouvement des Gilets Jaunes soit extrêmement composite). La cause de l’environnement, relativement consensuelle dans le contexte français, permet de rassembler des artistes aux profils diversifiés ; elle les tient à l’écart de divisions et de positionnements directement partisans qui les rendraient plus vulnérables à la contestation de leur légitimité.

En participant activement à ces entreprises de construction de causes, les artistes français comme américains contribuent de manière significative à la définition des cadres du débat public. Qui plus est, au-delà du caractère ponctuel d’une tribune ou d’une pétition, la formation d’organisations qui pérennisent les groupes en lutte autour d’une cause est centrale pour son succès. La création d’une série d’organisations dédiées à la lutte contre le harcèlement, les abus sexuels et les discriminations de genre au sein du monde professionnel d’Hollywood se révèle ainsi déterminante pour la persistance de la mobilisation.

Ces organisations ad hoc suivent les contours des réseaux professionnels et arriment les prises de parole publiques toujours ponctuelles à la stabilité de structures organisationnelles. Il est intéressant de ce point de vue que les artistes du Yellow Submarine se soient constitués en collectif, même si l’avenir de ce groupe reste à écrire.

D’autre part, dans le cadre des affrontements fortement publicisés qui les opposent à d’autres catégories de professionnels, en particulier des hommes politiques, les artistes se savent vulnérables aux dénonciations mettant en cause la légitimité de leur parole politique. L’une des modalités classiques de ces stratégies de stigmatisation consiste à pointer l’incompétence politique des artistes et le fait qu’ils s’aventurent sur un terrain qu’ils ne connaissent pas et qui ne les regarde pas, transgressant les frontières invisibles entre espaces sociaux spécialisés de l’art et de la politique. Mais dans le contexte actuel de crise du monopole de la représentation et de la parole politique, cette stratégie de délégitimation porte de moins en moins ses fruits.

Une critique plus délicate à gérer pour les artistes est celle de leur déconnexion sociale vis-à-vis des groupes qu’ils se proposent de défendre : comment des personnalités célébrées et économiquement privilégiées pourraient-elles savoir ce qu’est la détresse sociale des Gilets Jaunes de la première heure, ou celle des immigrants illégaux aux situations tragiques ou des populations américaines racisées ciblés par les politiques de Donald Trump ? C’est un dilemme classique des mobilisations que rencontrent ici les artistes. Les groupes dominés doivent souvent s’en remettre à des porte-parole distants socialement de leur situation afin de pouvoir faire entendre leur cause – pensons par exemple aux mobilisations de sans-papiers.

Les groupes dominés le sont néanmoins inégalement : ainsi les membres du mouvement des Gilets Jaunes ne sont-ils pas tous dépourvus du capital culturel permettant de prendre la parole publiquement et de « se représenter », loin de là. Si la longévité du mouvement et l’existence de plusieurs « porte-parole » déjà en compétition pour s’exprimer en son nom alimentent la critique des prétentions des artistes du Yellow Submarine, ces derniers n’en restent pas moins des alliés stratégiques pour le mouvement.

Dans tous les cas, ces engagements d’artistes et de personnalités du spectacle méritent qu’on s’y arrête pour ce qu’ils révèlent des tensions actuelles autour des mécanismes de représentation politique, souvent saisies au seul prisme des débats sur les dispositifs participatifs. Ils nous renvoient à la question urgente des manières de réinventer la politique en contexte de transformation des démocraties représentatives.

 


[1] Roussel V. (dir), Art et contestation aux États-Unis, PUF – La vie des idées, 2019.

Violaine Roussel

Sociologue, Professeure à l'Université Paris 8

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1] Roussel V. (dir), Art et contestation aux États-Unis, PUF – La vie des idées, 2019.