Économie

La tropicalisation ou le nouvel esprit du capitalisme

Haut-fonctionnaire

La multiplication des conflits sociaux, de Santiago à Hong Kong, de Paris à Téhéran témoigne d’un malaise profond partagé au-delà des différences entre Nord et Sud. Ce qui s’exprime, c’est à la fois la rupture avec les institutions, les craintes face à la fragilisation des liens sociaux et l’exaspération économique. Cette communauté d’inquiétude révèle un nouveau stade du capitalisme, la « tropicalisation du monde », qui revêtit chacun des habits du colonisé.

L’actualité n’en finit pas de nous fournir des exemples d’une déréliction sociale qui méconnaît la fracture Nord-Sud. Les sociétés partout se désagrègent  sous les coups d’une mondialisation qui n’envisage les facteurs de production que comme des « ressources » malléables à merci. La succession de conflits, de Bagdad à Santiago du Chili en passant par Barcelone, Beyrouth, Alger, La Paz, Paris, Hong Kong et Conakry témoigne d’un malaise profond, produit par la fragilisation des liens sociaux et du rapport aux institutions.

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Les formes de mobilisation se ressemblent, tout comme les réponses des autorités : à la spontanéité des premières, répond la violence extrême des secondes. Au Chili, 19 morts, pour noyer dans l’œuf un embrasement des couches sociales les plus pauvres, aussi rapide qu’inattendu. La hausse du prix du ticket de métro a exaspéré une population déjà soumise depuis longtemps à une politique néolibérale que le gouvernement de Michelle Bachelet n’aura pas contrariée. « El neoliberalismo nace y muere en Chile » lisait-on sur les murs, et le « Vivir en paz » de Víctor Jara évoquait les années les plus sombres de la dictature : comme si rien n’avait changé depuis 1973, comme si le pays rejetait enfin un joug colossal pesant sur ses épaules depuis 46 ans.

Comme le signale Walden Bello dans Counter-revolution, les dynamiques contre-révolutionnaires jouissent du soutien des classes moyennes, qui craignent d’être déclassées : elles ont voté pour Bolsonaro au Brésil, Dutertre aux Philippines ou Modi en Inde. Elles en appellent à la dictature, contre le risque d’insurrection des « inutiles », ou des populations  en surplus (surplus people) que le capitalisme tropical fabrique en masse, comme autrefois le capitalisme colonial. Entre les deux, la social-démocratie à l’européenne n’aura figuré qu’une brève parenthèse.

La tropicalisation du monde, c’est cela : le retour à la case-départ (celle de l’esclave colonial), à ceci près qu’il n’y a plus de case arri


[1] Du nom du film documentaire que Raul Peck consacre à la vie et l’œuvre de James Baldwinn, militant pour les droits civiques des noirs-américains.

[2] Cf. Gael Giraud et Cécile Renouard, Le facteur 12. Paris, Carnets Nord, 2012.

[3] Je désigne par le terme d’hypercapitalisme la combinaison du capitalisme tropical avec des moyens de contrôle et de miniaturisation étendant la sphère du marché à tous les actes du métabolisme humains, transformant le marché en une « expérience intégrale ».

[4] Suivant la fameuse citation de Hayek : « […] une dictature peut être un système nécessaire pour une période transitoire. Parfois il est nécessaire pour un pays d’avoir, pour un temps, une forme ou une autre de pouvoir dictatorial. […] Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. Mon impression personnelle est que […] au Chili par exemple, nous assisterons à la transition d’un gouvernement dictatorial vers un gouvernement libéral (entretien au journal Mercurio, 12 avril 1981).

[5] La leçon est plus ancienne qu’il ne paraît à première vue. Autrefois, on pratiquait dans les plantations coloniale  « l’enganche » , que l’on pourrait traduire par le « crochet », ou, mieux, « l’attrape-ouvrier agricole » : les journaliers ne pouvaient se nourrir qu’en achetant leurs aliments dans l’épicerie du patron, à crédit, et il leur fallait toujours travailler davantage, engager leur force de travail « à crédit », pour demain, afin d’entretenir cette même force de « aujourd’hui ». Par quoi le capitalisme assoit un régime de propriété du temps, prive le journalier de son avenir. Le « temps acheté » (Wolfgang Streeck) du capitalisme financier contemporain étend cette logique qui fait du « temps » une ressource monnayable et privatisable, à l’ensemble de la vie économique, en soumettant toutes les activités au crédit.

[6] J’emprunte le terme, évidemment, à Castoriadis : L’institution imaginaire de la société (Paris, Seuil 1975). L’h

Xavier Ricard Lanata

Haut-fonctionnaire, Conseiller auprès de l’Agence française de développement

Notes

[1] Du nom du film documentaire que Raul Peck consacre à la vie et l’œuvre de James Baldwinn, militant pour les droits civiques des noirs-américains.

[2] Cf. Gael Giraud et Cécile Renouard, Le facteur 12. Paris, Carnets Nord, 2012.

[3] Je désigne par le terme d’hypercapitalisme la combinaison du capitalisme tropical avec des moyens de contrôle et de miniaturisation étendant la sphère du marché à tous les actes du métabolisme humains, transformant le marché en une « expérience intégrale ».

[4] Suivant la fameuse citation de Hayek : « […] une dictature peut être un système nécessaire pour une période transitoire. Parfois il est nécessaire pour un pays d’avoir, pour un temps, une forme ou une autre de pouvoir dictatorial. […] Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. Mon impression personnelle est que […] au Chili par exemple, nous assisterons à la transition d’un gouvernement dictatorial vers un gouvernement libéral (entretien au journal Mercurio, 12 avril 1981).

[5] La leçon est plus ancienne qu’il ne paraît à première vue. Autrefois, on pratiquait dans les plantations coloniale  « l’enganche » , que l’on pourrait traduire par le « crochet », ou, mieux, « l’attrape-ouvrier agricole » : les journaliers ne pouvaient se nourrir qu’en achetant leurs aliments dans l’épicerie du patron, à crédit, et il leur fallait toujours travailler davantage, engager leur force de travail « à crédit », pour demain, afin d’entretenir cette même force de « aujourd’hui ». Par quoi le capitalisme assoit un régime de propriété du temps, prive le journalier de son avenir. Le « temps acheté » (Wolfgang Streeck) du capitalisme financier contemporain étend cette logique qui fait du « temps » une ressource monnayable et privatisable, à l’ensemble de la vie économique, en soumettant toutes les activités au crédit.

[6] J’emprunte le terme, évidemment, à Castoriadis : L’institution imaginaire de la société (Paris, Seuil 1975). L’h