Retraites : ce que les mobilisations des indépendant·es nous disent… et ceux qu’elles laissent de côté
« Va falloir dire à nos enfants d’investir dans l’immobilier ! » Ces quelques mots, lâchés avec colère et résignation par l’une des auditrices de la conférence dédiée au projet de réforme des retraites organisée lors du séminaire de rentrée de l’Union Nationale des Professions Libérales (UNAPL), sont révélateurs des oppositions que nourrissent les travailleur·ses indépendant∙es à l’égard de leur intégration à un régime universel de protection sociale. Les professions libérales en particulier sont ainsi les premières à être descendues dans la rue en septembre 2019 pour manifester leur opposition à l’actuel projet de réforme des retraites et ses promesses d’un régime universel agrégeant les 42 régimes autonomes actuels.
Si elles restent rares, ces mobilisations ne sont pas une surprise, car elles s’inscrivent à la fois dans une histoire sociale longue et dans des pratiques spécifiques qui témoignent d’un rapport particulier à la protection sociale. Elles rappellent d’abord que la défense des retraites n’est pas une mobilisation propre aux salarié∙es du public, notamment du secteur des transports, comme l’ont encore tout dernièrement insinué certains membres du gouvernement et de la majorité.
Leurs revendications, qui visent à préserver une certaine manière de fabriquer sa retraite tout au long de la vie, permettent ensuite d’interroger les logiques de capitalisation qui alimentent à bas bruits cette réforme et qui ont tout dernièrement été favorisées par la loi PACTE. Les sociétés d’assurance ne s’y sont d’ailleurs pas trompées, comme en témoignent les lancements simultanés de plusieurs campagnes de publicité vantant les mérites de tel produit d’épargne ou tel fond d’investissement. À l’heure où s’ouvrent des mobilisations sociales d’envergure, il s’agit ici de penser les retraites depuis les marges du salariat.
Des groupes professionnels historiquement mobilisés contre la socialisation de la protection
Revenons sur ces quelques mots introductifs afin de mieux comprendre ce qui se joue entre les indépendant∙es et ce projet de réforme des retraites. Ce qui interpelle d’abord, c’est la place tenue par les enfants : cette femme est âgée d’une soixantaine d’années. Elle est vraisemblablement mère d’un ou plusieurs enfants, eux-mêmes vraisemblablement en activité. Ses mots révèlent une certaine inquiétude à l’égard de ses enfants, dont on imagine qu’ils exercent eux-mêmes une activité indépendante.
Et ce d’autant plus que l’indépendance est un statut d’emploi qui se transmet : à la fin des années 90, Anne Laferrère ne disait pas autre chose en estimant « Tel fils, tel père (ou beau-père) pour 64% des indépendants ». En 2010 encore, 70% des créateurs et créatrices d’entreprise interrogées dans le dispositif SINE de l’INSEE déclarent avoir un ou plusieurs indépendant∙es dans leur entourage familial.
Dit autrement, le groupe des indépendant∙es est un groupe où se joue une reproduction statutaire forte, qui se donne tout particulièrement à voir dans les cas de transmissions des structures économiques (les exploitant∙es agricoles constituant un cas paradigmatique), et plus largement dans la transmission d’une somme de compétences, pratiques, réseaux qui favorisent fortement l’installation à leur compte des enfants d’indépendant∙es. Les mots prononcés par cette femme ne dessinent pas seulement une inquiétude individuelle face à la réforme à venir, ils expriment une angoisse plus large quant à l’avenir de sa lignée.
Ces quelques mots expriment par ailleurs la manière, distinctive et individualisée, dont les indépendant∙es pensent leur protection sociale. Anne Sophie Bruno rend compte du processus par lequel ces travailleur∙ses se sont activement mobilisé∙es pour maintenir des régimes propres. Si l’on peut juger ces combats conservateurs, ils participent tout d’abord de la manière dont ces groupes ont cherché à faire valoir une identité propre, face aux salarié∙es mais également en leur sein même.
Ils renvoient ensuite à une adhésion plus marquée au principe de la capitalisation en matière de retraite qui, au-delà de son empreinte idéologique, corresponde aussi à des logiques de métier et, en particulier, au rôle clé que jouent le patrimoine professionnel, et sa revente, pour la retraite. Ils sont également révélateurs de la volonté de mettre à distance la dimension administrative – et nécessairement inquisitrice – de l’État, dans des professions où les transactions économiques informelles occupent une place particulière.
Si depuis les années 1970, les réformes successives de la protection sociale ont tendu vers une égalisation progressive des régimes (avec le maintien toutefois de taux de cotisation plus faibles, tout particulièrement pour les professions libérales), il n’est pas très étonnant qu’à l’annonce de la mise en place d’un régime « universel » de protection, les indépendant∙es aient manifesté avec force leur opposition.
Car ces derniers ont parallèlement développé des pratiques tout à fait spécifiques en matière de retraite, qui ont été largement soutenues par des initiatives publiques (on pense par exemple aux dispositifs Madelin, qui instaurent des complémentaires santé, retraite ou encore des contrats de prévoyance à la fiscalité avantageuse) mais aussi par des groupes professionnels (experts-comptables, notaires, assureurs et banquiers) qui trouvent dans l’accompagnement des indépendant∙es en matière de retraite un marché à part entière.
Marielle Poussu-Plesse et Marine Guichard parlent ainsi de « socialisation professionnelle » à la retraite, qui vise notamment une accumulation patrimoniale dans laquelle les investissements immobiliers jouent un rôle clé. C’est cette logique qui ressort visiblement de ces quelques mots saisis à l’UNAPL, qui résument non seulement une certaine vision de la protection, mais aussi des pratiques de capitalisation qui visent à l’assurer tout au long d’un parcours de vie.
N’est pas indépendant∙e et capitaliste qui veut !
Cette présentation succincte de la conception professionnelle de la protection sociale chez les indépendant∙es est remise en jeu par l’arrivée de nouveaux entrant∙es dans le statut. Ces nouveaux entrant∙es ne peuvent être résumé∙es aux seuls travailleur∙ses de plateforme, même si la confrontation de leurs conditions de travail et d’emploi offre un concentré des troubles et tensions engendrées par l’élargissement de l’accès à l’indépendance promue par les gouvernements de droite comme de gauche qui se sont succédé en France depuis la fin des années 1970.
La création d’entreprise figure ainsi comme un outil de lutte contre le chômage, tout en bénéficiant d’une aura largement valorisée en France comme ailleurs. On voit ainsi les créations d’entreprise augmenter, tout particulièrement sous le régime de la micro-entreprise. Les créateurs d’entreprise sont notamment de plus en plus de créatrices (quatre sur 10 en 2018 d’après l’INSEE) et de moins en moins des repreneur∙ses ou des héritier∙es, porteur∙ses des habitus et ethos associés à leur statut.
C’est ce que j’ai eu l’occasion d’observer à travers une recherche autour de la catégorie des Mompreneurs. Ces femmes qui disent créer une activité indépendante à la faveur d’une grossesse sont très majoritairement issues du haut des classes moyennes ou du bas des catégories supérieures. Acquises aux valeurs de l’entreprise de soi, elles créent des auto-emplois en se saisissant très majoritairement de régime de la micro-entreprise, moins guidées par une vocation entrepreneuriale que résignées à maintenir une activité professionnelle après avoir éprouvé des difficultés, souvent lourdes, dans le salariat.
Alors que leur identité professionnelle chancelle, elles s’engagent par ailleurs fortement dans une autre forme d’entreprise mobilisante, celle de l’élevage des enfants. Pour la plupart d’entre elles, les revenus déployés dans cette activité professionnelle sont très limités, ainsi que les protections sociales associées (dont le calcul est régulièrement lié au chiffre d’affaires de l’activité).
Se déploie alors une nouvelle catégorie d’indépendantes statutaires sous dépendance conjugale, le mari (ces femmes étant presque toutes non seulement en couple, mais aussi mariées) devenant leur principal apporteur de revenus, mais aussi de protection. Ces constats renouvelant les liens entre famille et travail chez les indépendant∙es s’observent dans différents groupes, des céramistes d’art aux consultants ayant recours au régime du portage salarial, le couple (re)devenant une composante à part entière de l’assurance sociale.
Alors même que les discours promouvant l’ « entrepreneuriat » font du non-salariat un vecteur d’émancipation, notamment pour les femmes, on constate chez celles et ceux qui ne s’inscrivent pas dans des lignées d’indépendant∙es des mécanismes de repli de la propriété sociale vers une propriété privée assise sur une famille encore toute patriarcale, mais qui connaît elle aussi d’importantes recompositions (baisse des mariages et montée des divorces, pour ne citer que deux phénomènes aux incidences majeures en matière de protection sociale).
Ceci interroge dès lors, pour continuer de filer le triptyque de Robert Castel (propriété privée, propriété sociale, propriété de soi), la construction de la propriété de soi à long terme. Les femmes sont bien sûr les premières concernées par cette problématique : rappelons en effet que, statut construit au masculin, le non-salariat s’appuie sur la disponibilité professionnelle extensive des travailleurs, ceux-ci affichant des amplitudes horaires particulièrement élevées.
Les explorations conduites dans l’enquête Conditions de Travail, rendent compte des inégalités genrées qui existent en la matière, la part du travail domestique qui continue d’incomber aux femmes, y compris lorsqu’elles deviennent indépendantes, grevant nécessairement le temps qu’elles peuvent accorder au travail professionnel et ainsi les revenus et protections associées.
Au-delà toutefois du cas des femmes, c’est plus globalement une classe de sous-indépendant∙es qui semble apparaître, chez les seniors, les personnes en situation de handicap, et plus largement chez celles et ceux qui ne parviennent pas à tenir face aux désordres du salariat contemporain. Ces dernier∙es peinent ainsi à développer une activité économiquement viable, et susceptible de produire les droits sociaux associés. Parallèlement, ils ne jouissent pas de ces pratiques parallèles, propres aux indépendant∙es historiques, qui nourrissent la protection à long terme.
Un détour par les indépendant∙es pour mieux penser les transformations de l’ensemble du système des retraites
S’intéresser aux indépendant∙es constitue ainsi une entrée particulièrement féconde pour étudier la protection sociale et ses transformations d’ensemble. C’est rappeler d’abord que la défense des intérêts, y compris en matière de protection sociale, concerne aussi les « premiers de cordée », chers aux yeux du Président de la République.
Mais c’est montrer aussi que l’inscription dans tel ou tel régime de protection sociale n’est pas une caractéristique « passive » des individus ; au contraire, le cas des indépendant∙es montre avec acuité comment cette caractéristique sociale peut rendre les individus plus ou moins actifs dans la constitution de leur protection sociale. Cette propension à la fabrique active de sa protection n’est pas également répartie dans la population : elle est transmise, elle est entretenue et elle s’actualise au fil des parcours de vie.
Ainsi, à rebours de ce que le projet de réforme actuel préfigure, il est urgent de rappeler que tout le monde ne peut pas être entrepreneur de sa protection : le recours à la capitalisation n’est ainsi pas seulement une affaire de moyens, car elle répond aussi à une somme de savoirs et de pratiques qui se transmettent, et ce d’abord de père en fils !
NDLR : Julie Landour vient de faire paraitre Sociologie des Mompreneurs. Entreprendre pour concilier travail et famille ? aux Presses Universitaires du Septentrion