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Malte, laboratoire de la banalisation économique du crime

Économiste

L’assassinat de la journaliste Daphné Caruana Galizia a ouvert la boîte de pandore de la corruption à Malte. L’enquête se resserre autour des proches du Premier ministre Joseph Muscat, qui a annoncé sa prochaine démission, et l’on découvre que derrière le succès économique de l’île se cache une zone grise où légalité et illégalité se mêlent. La situation maltaise doit nous alerter sur les rapports qu’entretiennent désormais l’économie et le droit, il en va du fonctionnement de nos sociétés et de nos démocraties.

Le 16 octobre 2017 : Daphné Caruana Galizia, journaliste maltaise, meurt brûlée vive dans l’attentat à la bombe perpétré contre son véhicule. Deux ans après, l’enquête a connu une forte accélération en novembre dernier. Le scénario et les acteurs sont désormais mieux connus. Vincent Muscat, George et Alfred Degiorgio : tueurs à gage. Melvin Theuma : usurier et intermédiaire entre mandant et exécutants. Yorgen Fenech : commanditaire de l’assassinat selon Melvin Theuma mais aussi entrepreneur multi-casquettes puisqu’il est administrateur délégué du Tumas Group – une holding propriétaire tout particulièrement des plus importants casinos de Malte, dont celui du centre d’affaires de Portomaso –, directeur général de la centrale thermoélectrique de Malte, ainsi que propriétaire de la société 17Back domiciliée à Dubaï. Prix de l’assassinat : 150 000 euros auraient été versés aux sicaires.

L’histoire pourrait s’arrêter là, établissant un premier lien entre des individus au pedigree criminel déjà bien établi – Vincent Muscat, les frères Degiorgio et Melvin Theuma – et un membre de l’élite économique maltaise – Yorgen Fenech. La boite de Pandore ne fait en réalité que commencer à s’ouvrir, validant ainsi ce que Daphné Caruana Galizia s’efforçait de dénoncer depuis des années sur son blog : une partie de l’establishment politique maltais s’est affranchi de la frontière entre légalité et illégalité.

Yorgen Fenech, arrêté le 20 novembre dernier alors qu’il tentait de fuir Malte à bord de son yacht, a en effet demandé la grâce en échange de révélations sur le niveau supérieur des commanditaires de l’assassinat, un niveau supérieur directement lié au gouvernement actuellement au pouvoir.

La grâce, obtenue par Melvin Theuma, lui a été refusée mais sa proposition de collaboration avec la justice a entrainé la démission du chef de cabinet Keith Schembri et du ministre du tourisme, Konrad Mizzi. Il faut dire que les deux individus sont soupçonnés d’avoir été en lien avec Yorgen Fenech via la société 17Black qui aurait dû servir à leur verser un pot-de-vin à hauteur de deux millions de dollars crédités sur le compte de deux sociétés panaméennes offshore.

Une fois encore, l’histoire pourrait s’arrêter là. En réalité, l’assassinat de Daphné Caruana Galizia s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, un contexte dans lequel l’imbrication d’intérêts entre des criminels, des entrepreneurs et des hommes politiques résulte non pas du dévoiement d’individus sans foi ni loi mais du fonctionnement d’un système – avec ce que cela implique de systématicité et d’enracinement des pratiques illégales – validé par l’enrichissement privé de ses bénéficiaires.

Malte illustre nombre d’aspects de la « face cachée de l’économie », allant de l’existence d’une économie illégale à un processus subtil et peu visible d’abolition de la frontière entre upperworld et underworld.

Même si le procès des assassins de la journaliste va à son terme et débouche sur la condamnation de l’ensemble des étages impliqués, il ne suffira pas à rendre compte de l’ampleur de la corruption touchant l’économie insulaire. Le mot corruption doit être compris ici dans son acceptation la plus large et originelle : l’atteinte au bien commun au nom d’intérêts privés, la corrosion du sens de la communauté et du respect des règles.

Malte illustre en effet nombre d’aspects de la « face cachée de l’économie », allant de l’existence d’une économie illégale faite de trafics et d’activités contrevenant aux règles prohibant la production et la commercialisation de certains biens et services, à un processus subtil et peu visible d’abolition de la frontière entre upperworld et underworld, avec des criminels infiltrant la sphère légale et des agents légaux aux comportements déviants et fort tolérants vis-à-vis de l’argent sale.

Ce sont la complicité des cols blancs, la banalisation des trafics qui transforment la nature de l’économie illégale quantitativement et qualitativement, lui permettant d’atteindre des niveaux insoupçonnés et incontrôlables puisque largement incontrôlés par ceux-là même qui devraient les dénoncer et les combattre.

Cette face de l’économie est cachée derrière des apparences particulièrement trompeuses, voire flatteuses. De fait, l’économie de l’île est l’une des plus florissantes de l’Union Européenne, en fort contraste avec les économies grecques et italiennes mises au pilori pour leurs déficits et leur PIB stagnants. Malte détient ainsi le record du taux de croissance le plus élevé de la zone euro et son déficit budgétaire respecte les critères de Maastricht. Mais la croissance économique suffit-elle à s’acheter une vertu ?

Depuis plusieurs années déjà, l’économie maltaise flirte avec l’illégalité et laisse s’instaurer une zone grise dans laquelle il est de plus en plus difficile de discerner ce qui respecte les lois de ce qui en constitue un détournement. Malte est ainsi devenue un carrefour majeur en matière de contrebande – de carburant, de cigarette, de drogue – et de blanchiment d’argent sale.

Loin de susciter une réaction et des mesures appropriées, cette « spécialisation » est largement tolérée par le gouvernement maltais. Si Malte regorge d’experts financiers et fiscalistes et de conseillers maritimes, ces compétences sont aussi mises au service de la dissimulation de la provenance et de la destination des capitaux et du changement de nom et de pavillon pour des navires ayant besoin de se refaire une virginité.

Deux exemples illustrent l’enchevêtrement entre présence d’intérêts criminels dans l’économie légale et complicité pour le moins active d’entrepreneurs déviants et de politiciens corrompus : le blanchiment de l’argent des mafias italiennes via l’industrie des paris en ligne et la contrebande de carburant libyen.

Commençons par le boulevard offert au blanchiment de l’argent sale par la législation maltaise sur les jeux en ligne. En 2004, Malte s’est dotée de la première loi sur les paris en ligne de l’Union Européenne. Grand artificier de cette législation ; le Premier Ministre d’alors, Lawrence Gonzi. Aujourd’hui, l’île de 450 000 habitants abrite autour de 300 casinos virtuels fonctionnant 365 jours par an, 24 heures sur 24, en plus des casinos réels ayant pignon sur rue comme celui de Portomaso. La plupart des opérateurs de jeux de hasard en Europe sont domiciliés à Malte.

La face visible de cette réglementation est celle d’un succès économique flamboyant : le secteur des jeux en ligne représente presque 12% du PIB maltais. Revers sanglant de la médaille : cette croissance s’est accompagnée d’une infiltration criminelle massive, du recyclage d’argent sale, d’un usage pour le moins peu scrupuleux des licences et d’une proximité malsaine entre autorités de contrôle et opérateurs à contrôler. D’anciens fonctionnaires des autorités de contrôle n’hésitent en effet pas à se recycler après leur mandat en conseillers et gestionnaires de sociétés fiduciaires.

Par ce biais, des opérateurs ayant subi une suspension de licence – procédure rare tant la Malta Gaming Authority est connue pour son laxisme – peuvent bénéficier d’une couverture pour relancer leur activité. La société fiduciaire permet de présenter une façade propre de société maltaise autorisée par la législation tout en dissimulant le patrimoine et l’identité des véritables propriétaires dans des paradis fiscaux caribéens.

Le détenteur d’une licence maltaise obtient de facto le droit d’ouvrir des salles de jeux et paris dans tout pays membre de l’Union Européenne. Cette opportunité a particulièrement bien été comprise par les mafieux italiens. Il faut dire que Malte n’est pas bien loin des côtes siciliennes et que la Suisse a cessé d’être un eldorado en matière de secret bancaire.

En théorie, l’argent dépensé sur ces paris doit être traçable : les clients doivent suivre une procédure d’enregistrement et réaliser leurs opérations par carte de crédit. La réalité est autre et l’argent liquide, non-traçable, coule à flots sans que de véritables contrôles soient mis en œuvre. Pire, lorsque des enquêtes étrangères mettent en cause des sociétés et des personnalités maltaises, les autorités de l’île font preuve de peu d’empressement à seconder les investigations.

C’est notamment ce que démontre, en 2015, l’opération Gambling, maxi-opération anti-recyclage menée par les autorités italiennes. Cette enquête a prouvé la présence massive de capitaux mafieux – en provenance aussi bien de Cosa Nostra sicilienne, de la Camorra napolitaine et de la ‘Ndrangheta calabraise – à Malte.

À cette occasion, l’envoyé spécial des clans calabrais sur l’île, Mario Gennaro, a opté pour la collaboration avec la justice. De ses révélations, il ressort a minima un manque de vigilance de l’État maltais, plus probablement une complicité politique à l’égard des trafics. Mario Gennaro était effectivement à la tête du groupe Betuniq, ensemble de sociétés de jeux et paris, pour le compte de la ‘Ndrangheta.

La contrebande se greffe initialement sur une opportunité légale puis tire avantage de contrôles délibérément insuffisants.

Or le groupe Betuniq est propriété d’une société fiduciaire au capital de laquelle participait un certain David Gonzi, fils de Lawrence Gonzi, ex-Premier ministre maltais. Oui, précisément celui qui a fait adopter en 2004 la loi sur l’industrie du jeu… Le fils d’un ex-Premier ministre couvrait donc une construction sociétaire basée sur de l’argent sale.

Son nom se retrouve par ailleurs lié à d’autres sociétés du secteur créées avec des capitaux mafieux. Suite à l’opération Gambling, les forces de l’ordre italiennes ont séquestré l’équivalent de deux milliards d’euros sous forme de sociétés, d’argent comptant et d’immeubles. En revanche, la magistrature maltaise n’a pas donné suite à la demande italienne de poursuivre les enquêtes sur les activités de David Gonzi. Son dossier a opportunément été archivé.

Face à ces infiltrations criminelles et à la tolérance complice dont elles bénéficient, il est préoccupant de voir les autorités maltaises se positionner sur un nouveau secteur « d’avenir » : après les paris en ligne, Malte souhaite être pionnière dans le champ des crypto-monnaies… L’actuel Premier Ministre en sursis, Joseph Muscat, est à la pointe de la promotion de ce secteur.

En 2018, Malte a déjà adopté trois projets de loi pour réglementer les crypto-monnaies, celles qui servent notamment à réaliser des transactions intraçables sur le « darkweb ». L’un de ces décrets prévoit la création d’une autorité de régulation spécifique,  la Malta Digital Innovation Authority, dont on ne peut qu’espérer sans guère d’illusion qu’elle sera plus diligente que la Malta Gaming Authority.

Le brouillage préoccupant de la frontière entre légalité et illégalité trouve aussi une illustration dans le domaine de la contrebande de carburant. Une fois de plus, en la matière, les autorités maltaises ne font pas preuve d’un grand dynamisme pour contrer les trafics. Quant aux bénéficiaires, ils rassemblent gros armateurs ayant pignon sur rue, mafia sicilienne et milices libyennes.

La contrebande se greffe initialement sur une opportunité légale puis tire avantage de contrôles délibérément insuffisants. Depuis 2011 les pêcheurs maltais se sont vu accorder le droit d’acheter de l’essence libyenne au tiers du prix en vigueur sur le marché. De jure cela est légal dès lors que les approvisionnements sont déclarés et donc taxés par les douanes maltaises. Naturellement, cela ne doit concerner que des achats en quantités limitées et pour un usage direct, celui des pêcheurs maltais.

Fin 2017, une enquête – l’opération Dirty Oil – menée conjointement par la Guardia di Finanza, la police financière italienne, et le Parquet de Catane a montré comment, en toute impunité, l’autorisation de 2011 a permis le passage d’une contrebande tolérée parce que marginale à un florissant marché illégal représentant, selon les enquêteurs, autour de 26 millions d’euros de ventes en 2017.

La manœuvre est simple : les barques de pêche vont s’approvisionner en toute légalité auprès des milices libyennes, elles transbordent ensuite le carburant dans des navires plus grands au large des côtes libyennes ; ces navires se dirigent ensuite vers Hurd’s Bank, au sud-est de Malte, un point d’ancrage opportunément en dehors des eaux territoriales maltaises, où le diesel de contrebande est transbordé sur des pétroliers qui en assureront la vente dans toute l’Europe avec des certificats à première vue en règle, en réalité falsifiés.

Le « blanchiment » de l’origine réelle du carburant ne peut se faire qu’avec la complicité d’entreprises légales. Les enquêteurs italiens ont notamment souligné le rôle de la société Petroplus dans le trafic. Cette société, déclarée et au chiffre d’affaires dépassant les cent millions d’euros par an, falsifiait les documents de transport des marchandises, avec l’aval de la Chambre de commerce libyco-maltaise qui, sur la foi « de la confiance », déclarait une origine saoudienne.

L’heure est venue de comprendre que la frontière entre légalité et illégalité n’a rien de « naturellement » étanche.

Petroplus appartient à Goron Debono qui sera arrêté en 2017. Mais la société fait également appel aux services d’un intermédiaire international en produits pétrolifères, un certain Rodrick Grech, qui, même s’il est à diverses reprises pointé du doigt par les enquêteurs italiens, ne sera jamais inquiété par les autorités maltaises. Au lendemain de l’arrestation de Goron Debono, Rodrick Grech enregistre à Malte, sans la moindre difficulté, une nouvelle société de trading en produits pétrolifères.

Parallèlement, les autorités maltaises se dédouanent de toute responsabilité quant aux opérations de transbordement du carburant de contrebande en arguant du fait que Hurd’s Bank se situe hors des eaux territoriales. C’est opportunément oublier qu’en droit maritime existe aussi la notion de « zone contiguë » : pouvant s’étendre jusqu’à 24 milles nautiques des côtes, cet espace maritime échappe à la souveraineté territoriale mais l’État est autorisé à y intervenir en cas de fraude fiscale ou douanière… Renoncer à ces prérogatives en connaissance de cause signifie donc tolérer la contrebande.

Quelle que puisse être l’issue des investigations relatives à l’assassinat de Daphné Caruana Galizia, elle ne devra pas faire illusion sur une réalité plus large, dépassant le cadre de l’île. La situation maltaise doit nous alerter sur les rapports qu’entretiennent actuellement l’économie et le droit. Il en va du fonctionnement de nos sociétés et de nos démocraties.

L’heure est venue de comprendre que la frontière entre légalité et illégalité n’a rien de « naturellement » étanche et qu’il appartient à tous de veiller à ce qu’elle ne se brouille pas. Il appartient également à chacun de rester vigilant lorsque les verrous garantissant que l’économie évolue dans le respect des lois sautent : le culte du taux de croissance, qui a permis qu’à bas bruit on intègre nombre d’activités illégales au calcul du PIB, n’est à ce titre pas innocent…

 

NDLR : Clotilde Champeyrache a publié La face cachée de l’économie, PUF


Clotilde Champeyrache

Économiste, Maîtresse de conférence à l'université Paris 8