Porto Rico, le pays invisible
À l’heure où la technologie permet d’obtenir des images de n’importe quel point du globe, certains pays n’en demeurent pas moins absents du regard de l’histoire et du discours mondialisé. Ce sont ces zones que l’écrivain portoricain Eduardo Lalo nomme les pays invisibles, expression qui donne son titre à l’un de ses essais autobiographiques (Los países invisibles). Construction géopolitique, historique et sociale, le partage du monde en lieux visibles et lieux invisibles façonne massivement les représentations, les discours et les pratiques de ceux qui les habitent. Il conduit notamment ceux qui peuplent les premiers à ignorer les seconds que, du fait de ce partage, ils ne sont pas en mesure de voir.
Le tracé de cette frontière est le fruit d’une histoire toujours écrite de la main des « vainqueurs » à l’encre de la violence, celle des armes ou celle des rapports économiques et sociaux. Le récit qui la soutient occulte totalement ce que l’historien Nathan Wachtel a appelé, à propos des Indiens du Pérou lors de la conquête espagnole au XVIe siècle, la « vision des vaincus ». L’invisibilité, en somme, n’est pas un effet de l’ignorance : elle est un rapport de force conduisant à un déficit de légitimité. Elle n’est pas tant d’abord une question de savoir que de pouvoir. Ce n’est qu’ensuite qu’elle conduit à l’ignorance.
Parler des lieux invisibles et de ce que l’on pourrait nommer la « condition d’invisibilité » – comme il est une « condition humaine » – c’est tenter de saisir ce qu’une telle condition fait peser sur ceux qui la vivent. Ce qui suppose, explique Eduardo Lalo, de distinguer deux façons d’être invisibles pour les lieux – quartiers, villes, provinces ou pays. Certains le sont, paradoxalement, par excès de visibilité, comme ces métropoles si prisées des touristes que leurs regards, avides d’authenticité, y butent de toutes parts les uns sur les autres, rendant leur objet inaccessible.
Et s’il lui arrive de se plaindre que ce spectacle-là annule celui qu’il était venu chercher, le touriste y trouve néanmoins des motifs de s’en réjouir aussi, puisqu’il confirme la légitimité de sa présence au cœur du visible : chacun en est ici une partie, tendue comme un miroir aveuglant à tous les autres. Ainsi de Venise : « Venise est morte » écrit Lalo, « comme tant de villes, de villages et même de montagnes, de fleuves, de mers et d’autres topographies célèbres, parce qu’elle est devenue hypervisible.
La visibilité de ces lieux est unilatérale, accessible uniquement de l’intérieur.
Il y a tant d’yeux dans la ville que le regard y est impossible » (Les pays invisibles, p. 20). Mort de Venise, cela veut dire, au-delà de l’engloutissement qui la menace, sa sortie d’un régime d’historicité local et diversifié, au profit d’une temporalité globale, avec pour seul rythme les allées et venues saisonnières des paquebots dans le Grand Canal. Mort de Venise, cela veut dire aussi Venise indicible et impensable hors du discours de sa « survisibilité ».
À l’opposé, d’autres lieux échappent au regard du monde par défaut de visibilité. Tel est le cas des espaces blancs dans certaines cartes géographiques, sortes de trous noir d’un territoire soustraits à la représentation. De ces lieux, on ne sait en général rien ou pas grand chose tant qu’on n’en a pas l’expérience. Leur visibilité est unilatérale, accessible uniquement de l’intérieur. Porto Rico est l’un de ces pays invisibles. Certes, son nom est connu – quand il n’est pas confondu avec celui du Costa Rica – ne serait-ce que par l’intermédiaire des Nuyoricains ou Newyoricains, soit la diaspora portoricaine aux États-Unis.
Si West Side Story en a proposé une représentation éloquente au tournant des années 1950 et 1960, ce fut toutefois sans faire voir Porto Rico lui-même. Ce n’est que récemment que l’île a acquis une visibilité mondialisée sur les réseaux sociaux, par l’intermédiaire de ses chanteurs les plus en vue. Alors que le rappeur « Taino » chantait en 1995 dans les rues de New York la fierté d’être portoricain – « Yo soy boricua, pa’que tu lo sepas » (« Je suis Boricua (de Borinquen, le nom de l’île dans la langue des indiens Tainos), il faut que tu le saches ») – les vidéoclips des récents succès « Despacito » puis « Calma » ont en effet donné au pays un visage planétaire. Le premier magnifie le sulfureux quartier de la Perla – quartier de la vieille ville de San Juan longtemps associé à une supposée « culture de la pauvreté », selon l’expression du sociologue américain Oscar Lewis –, tandis que le second fait droit à la beauté des plages portoricaines.
Mais cette vision de Porto Rico est, précisément, globalisée : en ce sens, elle aussi produit de l’invisibilité, en proposant du pays une image lisse et attrayante dans laquelle les pays visibles peuvent reconnaître une étrangeté qui leur reste agréablement familière. Elle correspond à l’image qu’ils attendent d’une île des Caraïbes et de sa jeune population, belle et cool, qui ressemble à la sienne. L’une des leçons de ces images est qu’il n’est pas facile de produire à l’intérieur des pays invisibles les moyens d’accéder à une forme de visibilité distincte de la forme dominante. Car devenir visible, c’est être reconnu, et les critères de la reconnaissance sont édictés par les pays visibles, par leur regard ou, ce qui revient au même, en fonction de leur position de force sur l’échiquier des rapports de pouvoir internationaux.
Habiter l’invisible, les Portoricains savent ce que cela signifie, qu’il s’agisse de la longue et toujours actuelle histoire de leur discrimination sur le territoire américain[1], ou du statut constitutionnel intermédiaire de leur île – ni indépendante ni totalement intégrée aux États-Unis. Le petit territoire de 170 x 60 km de l’ancienne colonie espagnole conquise par les États-Unis en 1898 n’est pas un État américain à part entière mais, depuis 1952, un « État Libre Associé ».
L’invisibilité oblige à s’habituer à la nuit : certains s’y laissent engloutir, d’autres deviennent nyctalopes.
Cette dénomination officielle ne manque pas de faire sourire sur place où l’on pointe, qui le quasi oxymore – « Libre Associé » –, qui la franche antiphrase : Porto Rico n’a pas son étoile sur le drapeau américain car ce n’est pas un État au même titre que les autres, ce qui rend toutes relatives sa « liberté » et son « association » avec les États-Unis. On peut citer aussi les tests cliniques de la pilule contraceptive effectués au début des années 1950 sur une population de femmes pauvres de San Juan, dans le quartier de Río Piedras : outre leurs douloureux effets secondaires, ils débouchèrent aussi sur de nombreux cas de stérilisation non annoncée et non consentie[2].
Plus récemment, la lenteur de l’intervention des secours américains après l’ouragan Maria qui a dévasté l’île en septembre 2017 n’est pas étrangère à son lourd bilan : 3000 personnes selon les chiffres officiels (un peu plus de 4000 selon une autre estimation) pour une population d’environ 3,5 millions d’habitants. Une partie de ces victimes ont été les malades hospitalisés, privés du fonctionnement des appareils qui, faute de courant électrique, n’ont pu les maintenir en vie.
L’invisibilité oblige à s’habituer à la nuit. Certains s’y laissent engloutir, d’autres deviennent nyctalopes et puisent en elle tout ce qu’elle a à offrir. Ils en font ainsi le motif de leur visibilité potentielle. C’est en ce sens que le blackout et l’obscurité sont au cœur de La noche que volvimos a ser gente (La nuit où nous sommes redevenus des êtres humains), nouvelle de l’un des grands maîtres de la littérature portoricaine, José Luis González. Une coupure générale d’électricité paralyse le métro newyorkais conduisant le narrateur portoricain de l’usine à son domicile, où il espère arriver à temps pour assister à la naissance de son fils. Arrêtés en plein tunnel, les voyageurs doivent subir une longue attente, durant laquelle les commentaires du narrateur témoignent avec humour de la relégation sociale et du racisme ordinaire dont les Portoricains sont victimes.
Lorsqu’il parvient chez lui après une longue marche dans l’obscurité des rues, les solidarités familiales et amicales ont permis à sa femme d’accoucher. Il se rend alors sur la terrasse de l’immeuble : là, comme sur toutes les terrasses du quartier, les habitants sont montés voir les étoiles, que la coupure générale a rendu de nouveau visibles. Il aura fallu que New York s’efface dans la nuit pour que les Portoricains du Barrio redécouvrent les étoiles et se sentent redevenir des hommes à part entière, confondus avec tous les autres sous un ciel commun. Un fils est né dans le temps suspendu de cette nuit, la plus belle de toutes parce qu’elle a aboli le partage du visible.
On peut toutefois se demander si l’unique façon d’échapper à ce partage est, comme dans cette nouvelle, de rendre égale pour tous la condition d’invisibilité. Ne pourrait-on penser et espérer voir mise en œuvre une égalité dans la visibilité ? Égalité qui ne serait pas tant celle de ses critères que celle de l’accès à l’espace du visible, ainsi rendu commun. C’est l’un des sens de l’œuvre littéraire et photographique d’Eduardo Lalo, qui porte à l’histoire les lieux les plus anodins ou les plus invisibles de Porto Rico – le Burger King de la rue San Francisco ou les cellules d’une prison désaffectée, sur les murs desquelles il recueille les inscriptions et les dessins que les détenus y ont inscrits.[3]
Sa démarche d’ensemble, néanmoins, apporte une amère confirmation à sa thèse du partage du visible. Car s’il a obtenu en 2013 le prix Rómulo Gallegos pour son roman Simone, aucune grande maison d’édition française n’a pour l’instant accepté de le traduire. Le prix Rómulo Gallegos ? Oui, ce prix vénézuélien décerné à Mario Vargas Llosa en 1967, à Gabriel Garcia Marquez en 1972 pour Cent ans de solitude, à Carlos Fuentes en 1977… Même le pays de l’universalisme contribue au partage du visible. Lui aussi est aveugle – ou feint de l’être – aux formes nouvelles de pouvoir et de savoir que les pays invisibles inventent sans être vus. Pour le moment.
NDLR : Étienne Helmer a publié en octobre Ici et là, une philosophie des lieux, aux éditions Verdier