Société

Comment peut-on être pauvre ?

Sociologue

En novembre, un étudiant s’immolait par le feu devant le Crous de Lyon, donnant voix aux étudiants accablés par le poids de la misère et la précarité. Une condition tantôt ignorée, tantôt sujet à des représentations biaisées et trop rarement décriée, la pauvreté gagnerait à être d’avantage investie comme terrain de la sociologie. Il est urgent de changer les regards projetés sur les pauvres par les classes moyennes et supérieures, qui les accablent de la responsabilité de leur propre sort, virant dangereusement à un certain fatalisme.

C’est une vidéo d’une minute à peine, un sujet de reportage comme il y en a tant d’autres : devant le micro du reporter de l’émission Quotidien, une jeune étudiante décrit son quotidien fait de précarité et de misère, montrant son frigo vide, racontant sa peur permanente de perdre son logement et la menace que cela fait peser sur la réussite de son cursus. Quelques jours après qu’un autre étudiant se soit immolé par le feu devant le Crous de Lyon au début du moins de novembre 2019, il s’agissait de donner à voir la réalité de la condition de trop d’étudiants, trop souvent ignorée. Mais c’est un détail bien différent qui va retenir l’attention de certains commentaires postés sur les réseaux sociaux, un simple objet posé sur une table, visible pour quelques secondes à peine : un flacon de parfum, aisément reconnaissable comme J’adore de la marque Dior.

D’un seul coup, tout l’espace semble être occupé par cette bouteille, au point que l’on en oublie facilement les placards vides. D’un côté, il y a ceux qui voient le signe d’une manipulation, la preuve que la jeune femme n’est pas aussi pauvre qu’elle veut bien le faire croire, ou qu’elle est fautive, incapable de se débrouiller avec son argent, et certainement pas victime du « système » ou des insuffisances de l’État – et quand ce n’est pas le parfum, c’est le forfait de téléphone, la marque de l’ordinateur ou encore la taille de l’appartement qui sont critiqués comme autant d’erreurs de gestion.

Et en face, il y a ceux qui, bien embarrassés par ce bien de luxe au milieu de la misère, se perdent en suppositions pour essayer de justifier ou d’excuser sa présence – peut-être est-ce un cadeau ? Peut-être l’étudiante l’a-t-elle acheté en soldes ? Ou alors, elle a pu économiser pendant de long mois pour se payer ce petit plaisir dans une vie de privation ? Dans tous les cas, l’énergie déployée autour d’un objet aussi banal a de quoi surprendre.

Ce n’est pourtant là qu’une répétition parmi d’autre d’un débat récurrent dès q


[1]      Ana Perrin-Heredia, « L’accompagnement budgétaire. Un instrument ambivalent du gouvernement des conduites économiques domestiques », in Sophie Dubuisson-Quellier (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2016, p. 365‑398.

[2]      Herbert J. Gans, « The Positive Functions of Poverty », American Journal of Sociology, vol. 78, no 2, 1972, p. 275‑289.

[3]      Jean-François Laé et Numa Murard, L’argent des pauvres, Paris, Seuil, 1985 ; Jean François Laé et Numa Murard, Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Paris, Bayard, 2011.

[4]      Ana Perrin-Heredia, « Faire les comptes : normes comptables, normes sociales », Genèses, 2011/3 (n° 84), p. 69-92.

[5]      Kathryn Edin et Laura Lein, Making Ends Meet : How Single Mothers Survive Welfare and Low-wage Work, New York, Russell Sage Foundation Publications, 1997 ; Kathryn Edin et Maria Kefalas, Promises I Can Keep. Why Poor Women Put Motherhood Before Marriage, Berkeley, University of California Press, 2005.

Denis Colombi

Sociologue, Professeur de sciences économiques et sociales

Notes

[1]      Ana Perrin-Heredia, « L’accompagnement budgétaire. Un instrument ambivalent du gouvernement des conduites économiques domestiques », in Sophie Dubuisson-Quellier (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2016, p. 365‑398.

[2]      Herbert J. Gans, « The Positive Functions of Poverty », American Journal of Sociology, vol. 78, no 2, 1972, p. 275‑289.

[3]      Jean-François Laé et Numa Murard, L’argent des pauvres, Paris, Seuil, 1985 ; Jean François Laé et Numa Murard, Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Paris, Bayard, 2011.

[4]      Ana Perrin-Heredia, « Faire les comptes : normes comptables, normes sociales », Genèses, 2011/3 (n° 84), p. 69-92.

[5]      Kathryn Edin et Laura Lein, Making Ends Meet : How Single Mothers Survive Welfare and Low-wage Work, New York, Russell Sage Foundation Publications, 1997 ; Kathryn Edin et Maria Kefalas, Promises I Can Keep. Why Poor Women Put Motherhood Before Marriage, Berkeley, University of California Press, 2005.